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"L'Histoire de l'érotisme" : l'homme, cet animal qui a réussi à se nier
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Bonnes feuilles

Georges Bataille avait un grand projet : élaborer, à partir d'une critique de l'utile, une économie générale qui désaliène l'homme rivé au travail et restitue sa "part maudite" - la consumation, libre, gratuite. Il fait l'hypothèse d'un temps originaire où le monde se serait donné à l'homme dans un pur rapport d'immanence et d'immédiateté. Le monde était alors l'intime de l'homme, il était excès, il était passion : "Le monde intime s'oppose au monde réel comme la démesure à la mesure, la folie à la raison, l'ivresse à la lucidité". L'érotisme enfièvre, dépense, gaspille. Puisque sur lui seul l'avenir n'a pas de prise, il est "la voie la plus puissante pour entrer dans l'instant". Extrait de "L’Histoire de l’érotisme" de Georges Bataille aux Editions Gallimard, 1976 (1/2).

Georges Bataille

Georges Bataille

Georges Bataille est né à Billom (Puy-de-Dôme) en 1897, mort à Paris en 1962. Les faits marquants de sa vie (adhésion au catholicisme, puis perte de la foi, expérience de la psychanalyse, engagement au Cercle communiste démocratique, lutte contre le fascisme, fondation d'un Collège de Sociologie et, plus tard, de la revue Critique) se retrouvent dans une œuvre inclassable, très variée, constituée d'essais, de récits et de poèmes.

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1. Les limites de la théorie de Lévi-Strauss et le passage de l’animal à l’homme.

L’œuvre de Lévi-Strauss semble bien répondre, et même avec une précision inespérée, aux principales questions que posaient les bizarres conséquences de l’interdit de l’inceste. Si j’ai cru nécessaire, à la fin de mon analyse, d’introduire un mouvement en deux temps, ce mouvement était implicite dans les développements de l’auteur.

Toutefois, en une certaine mesure, l’allure générale de l’ouvrage en restreint, sinon la portée, du moins le sens immédiat. L’essentiel en est donné dans un mouvement d’échanges, dans un « fait social total » où la totalité de la vie se compose. Malgré ce principe, l’explication économique se poursuit à peu près d’un bout à l’autre, comme si elle devait se tenir seule. L’on ne saurait dire un mot qui aille à l’encontre, sinon dans la mesure où l’auteur fait lui-même les réserves nécessaires. Reste une nécessité de regarder d’un peu loin la totalité se composant. Lévi-Strauss l’a, bien entendu, ressentie et il donne à la fin, dans les dernières pages du livre, la vue d’ensemble attendue. Ces dernières pages sont remarquables, essentielles, mais elles représentent plutôt une indication qu’une construction. L’analyse d’un aspect isolé est menée parfaitement, mais l’aspect global où s’insère cet aspect isolé demeure à l’état d’esquisse. Apparemment, cela tient à l’horreur de la philosophie qui domine, et sans doute pour de bonnes raisons, le monde savant. Il me semble toutefois difficile d’aborder le passage de la nature à la culture en se tenant dans les limites de la science qui isole, qui abstrait ses vues. Sans doute, le désir de ces limites est sensible dans le fait de parler non de l’animalité mais de la nature, non de l’homme mais de la culture. C’est aller d’une vue abstraite à l’autre, et c’est exclure le moment où la totalité de l’être est engagée dans un changement. Il me semble difficile de saisir cette totalité dans un état, ou des états, et le changement donné dans la venue de l’homme ne peut être isolé de tout ce qu’est le devenir de l’homme, de tout ce qui est en jeu si l’homme et l’animalité s’opposent en un déchirement exposant la totalité de l’être divisé. Nous ne pouvons, en d’autres termes, saisir l’être que dans l’histoire : dans des changements, des passages d’un état à l’autre, non dans la succession des états. À parler de nature, de culture, Lévi-Strauss a juxtaposé des abstractions : tandis que le passage de l’animal à l’homme implique non seulement les états formels mais le drame où ils s’opposèrent.

2. La spécificité humaine.

Des interdits historiques saisissables, l’apparition du travail et, subjectivement, de durables répulsions et une insurmontable nausée marquent si bien l’opposition de l’animal à l’homme qu’en dépit de la date reculée de l’événement, je puis dire qu’il n’est rien de mieux connu. Je poserai en principe le fait peu contestable que l’homme est un animal qui n’accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L’homme parallèlement se nie lui-même, il s’éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l’animal n’apportait pas de réserve. Il est nécessaire encore d’accorder que les deux négations — du monde donné et de sa propre animalité — par l’homme sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l’une ou à l’autre, de chercher si l’éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d’une mutation morale. Mais en tant qu’il y a l’homme, il y a d’une part travail et de l’autre négation par interdits de l’animalité de l’homme.

L’homme nie essentiellement ses besoins animaux, c’est le point sur lequel portèrent ses interdits élémentaires, dont certains sont si universels et vont en apparence si bien de soi qu’il n’en est jamais question. Seule, à la rigueur, la Bible donne une forme particulière (celle de l’interdit de la nudité) à l’interdit général de l’instinct sexuel, disant d’Adam et d’Ève qu’ils se surent nus. Mais on ne parle même pas de l’horreur des excreta, qui est uniquement le fait de l’homme. Les prescriptions qui touchent généralement nos aspects orduriers ne sont l’objet d’aucune attention réfléchie et ne sont même pas classées au nombre des tabous. Il existe ainsi une modalité du passage de l’animal à l’homme si radicalement négative qu’on n’en parle pas. On ne la met pas au compte des réactions religieuses de l’homme, tandis que l’on y met les tabous les plus insignifiants. Sur ce point, la négation est si parfaitement réussie que l’on tient pour peu humain même d’apercevoir et d’affirmer qu’il y a là quelque chose.

Pour simplifier, je ne parlerai pas maintenant du troisième aspect de la spécificité humaine, qui touche la connaissance de la mort : je préciserai seulement à ce propos que cette conception, peu discutable, du passage de l’animal à l’homme est en principe celle de Hegel. Toutefois Hegel, qui insiste sur le premier et le troisième aspect, évite le second, obéissant ainsi (en n’en parlant pas) aux interdits universels que nous suivons. C’est moins conséquent qu’il ne semble d’abord, en ce sens que ces formes élémentaires de la négation de l’animalité se retrouvent dans des formes plus complexes. Mais Le passage de l’animal à l’homme s’il s’agit précisément d’inceste, on peut douter qu’il soit possible de négliger l’interdit élémentaire de l’obscénité.

Extrait de "L’Histoire de l’érotisme" de Georges Bataille aux Editions Gallimard, 1976. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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