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Procrastination, le talent d’apprivoiser la complexité
©Andrea Piacquadio / Pexels

Facteur humain

L’espèce humaine est vraiment très bien conçue. Elle est dotée de multiples talents. Ils sont tous utiles et très complémentaires. Malheureusement, nous n’utilisons pleinement qu’une partie de ces talents car certains sont encore méconnus. C’est le cas de la procrastination.

Anne Weber

Anne Weber

Anne Weber a fondé IN MEN WE TRUST, un cabinet de conseil et organisme de formation spécialisé dans la conciliation de l'humain et de la performance.

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Un défaut célèbre

La « Procrastination » est un des défauts les plus connus, cela a même été la définition la plus cherchée sur Google plusieurs années de suite (en 2018, 2019 et 2020).

Aujourd’hui la procrastination est définie comme une « tendance pathologique à différer » dans le dictionnaire Larousse.

Mais, au XVème siècle, la procrastination était vue comme un art. Les érudits s’en vantaient et la distinction était clairement faite avec la fainéantise.

Léonard de Vinci, Wolfgang Amadeus Mozart, Victor Hugo, Émile Zola sont parmi les nombreux procrastinateurs productifs qui ont jalonné notre histoire (1).

Et pourtant, aujourd’hui, la procrastination est considérée comme un mal à combattre, un « défaut de personnalité » à maîtriser (2), voire une affection à l’origine de beaucoup de maladies (3). 

Que s’est-il donc passé pour que le sens de ce mot change ainsi ?

Deux phénomènes se sont conjugués.

D’une part, la procrastination a été confondue avec d’autres concepts.

D’autre part, la procrastination a cessé d’être regardée comme un talent (4) à part entière, pour ne plus être regardée que pour ses revers de médaille, dans une société plus prompte à examiner les défauts et à battre sa coulpe qu’à travailler ses talents pour les maîtriser et les faire grandir.

La procrastination a été mise à toutes les sauces

Il est important de préciser les concepts souvent confondus avec la procrastination.

Prendre la peine de trier les concepts c'est donner la possibilité à ceux qui en souffrent de savoir dans quels champs de compétence et auprès de quels spécialistes chercher les réponses.

La procrastination n’est ni de la paralysie d’action (5), ni une incapacité à se concentrer (6), ni le résultat de stratégies de captologie (7).

Procrastination quesaco

Procrastiner, c’est avoir la capacité naturelle à disposer d’une vue d’ensemble de sujets complexes. Elle suppose de prendre le temps de bien calculer l’ensemble des scénarios possibles avant de pouvoir déterminer la meilleure façon de procéder.

Mal maîtrisé, ce talent donne une tendance à calculer à l’infini, à ajourner et à rendre difficile toute prise de décision. C’est ce revers de la médaille qui est à l’origine de sa mauvaise réputation.

Les affres de la procrastination

Le procrastinateur lui-même souvent ne voit que les mauvais côtés de ce talent. Au quotidien cela peut donner, tant qu'il n'est pas maîtrisé, de vraies difficultés.

Mon pire passage à vide a duré quasiment 6 mois.

On venait de me donner la responsabilité de créer un centre de sciences avec « carte blanche » et tout à inventer. J’aurais dû être heureuse, j’avais 26 ans, un super poste, mais j’étais totalement perdue et persuadée d'être stupide.

Je tournais en rond dans mon bureau qui, comble de malchance, était magnifique mais totalement vitré, comme dans un bocal. Je tentais de faire bonne figure pour n’inquiéter personne, notamment mon président de l’époque.

Cette période a été dure à vivre.

Et puis, un matin, sans crier gare, mon cerveau s’est remis à fonctionner. Tout s’est ensuite correctement enchaîné et le projet a été livré en temps et en heure, à la satisfaction de tous.

À l’époque, ce passage à vide et mon sentiment de stupidité passagère, puis la remise en route de mon cerveau comme par magie, m’avaient semblés très mystérieux.

À d’autres moments, je n’arrivais plus à réfléchir du tout. Mon cerveau partait frénétiquement dans tous les sens, avec une intensité horrible et l’impression qu’il ne s’arrêterait jamais.

Je finissais immanquablement par regarder un film d’action bas de gamme au cinéma pour débrancher. Le tout, bien sûr, en culpabilisant.

Il n’était pas rare que le lendemain matin, je me réveille l’esprit clair avec une vision précise de ce qu’il fallait faire et par où commencer.

La procrastination comporte son lot de fulgurances. Votre cerveau vous livre directement l’intuition de ce qu’il faut faire.

Plus jeune j’ai trop souvent dit : « Mais c’est simple ! C’est comme cela qu’il faut faire !».

Avec en retour, au choix, ces deux magnifiques phrases « C’est tout de même un peu plus compliqué que cela » (à prononcer sur un ton condescendant) ou « Ah, … l’intuition féminine … » (à prononcer sur un ton désespéré).

Immanquablement le résultat était le même, une difficulté à faire adhérer les autres simplement et rapidement à un scénario qui pourtant me semblait limpide.

La procrastination non maîtrisée comporte aussi de grands moments d’indécision, des pertes de temps qui, cumulés, peuvent être gigantesques.

Il m’arrivait, par exemple, en période de fatigue, de dîner au restaurant avec mon conjoint et de passer presque plus de temps à choisir les plats qu’à discuter vraiment avec lui ou de rester plantée le matin devant ma penderie et d’essayer plusieurs tenues avant de trouver quoi mettre. Ne parlons même pas d’achats, du type imprimante ou téléviseur, qui pouvaient me prendre des jours.

Et vous ?

Voici un petit questionnaire mettant en avant certaines des difficultés classiques pour les procrastinateurs. Combien aurez-vous de réponses positives ?

Vous trouvez les échéances utiles car c’est une fois qu’elles sont passées que vous pouvez commencer à vous y mettre ?

Des choix simples, comme acheter une nouvelle télévision, peuvent vous prendre des jours, semaines … ?

Parfois, avant de pouvoir réfléchir, vous éprouvez l’irrépressible envie de regarder une série télévisée ou de tout ranger ?

Parfois, vous vous sentez bête comme une poule qui a trouvé un couteau sur un sujet que vous ne connaissez pas, avant finalement de maitriser le sujet et d’être à l’aise comme un poisson dans l’eau ?

Vous avez des fulgurances, des intuitions ?

Votre entourage vous dit que vous procrastinez ?

Et surtout vous culpabilisez à cause de cela ?

Si vous avez un maximum de réponses positives, il y a de grandes chances pour que, comme moi, vous soyez un procrastinateur. 

Bonne nouvelle, c’est un talent qui attend juste d’être maîtrisé.

Hors de la deadline point de salut

Le talent de procrastination permet de calculer des scénarios complexes dans des environnements complexes.

L'incompréhension principale vient du fait que pour lancer le calcul du meilleur scénario, le cerveau du procrastinateur attend d'avoir tous les éléments nécessaires.

Dans un environnement complexe et mouvant il y a toujours de nouvelles informations ou des réajustements.

C'est ce qui fait que le cerveau du procrastinateur ne lancera le calcul du meilleur scénario qu’au moment de l'échéance, à la dernière limite, juste avant la deadline.

Donnant ainsi l'impression de s'y prendre à la dernière minute.

Comme en plus le cerveau ne livre que la conclusion de tout son raisonnement, si le procrastinateur ne fait pas l'effort de reconstruire le raisonnement et de l'expliciter, cela peut donner à son entourage personnel et professionnel l'impression qu'il arrive à la dernière minute avec une solution simpliste et non travaillée.

Comme tous les talents que l'on veut maîtriser, cela demande de s'entraîner, d'avoir une pratique délibérée et de s'organiser pour obtenir un feedback. 

Il est important pour le procrastinateur d'observer son cerveau fonctionner pour mieux maîtriser les grandes étapes du calcul des scénarios et comprendre comment partager au mieux ses scénarios complexes avec son entourage personnel et professionnel.

De nombreux talents sous-utilisés ou mal utilisés

Il existe aujourd'hui de nombreux talent sous-utilisés ou mal utilisés. En effet dans notre recherche constante de perfection nous regardons souvent de façon biaisée nos différents traits de caractères, nos différentes aptitudes (7).

La procrastination a été mise ici en avant car c'est peut-être le défaut le plus célèbre. 

Mais être hypersensible, hyperactif, râleur ou dans la lune sont tout autant la marque de talents qui n’attendent que d’être maitrisés.

Travailler individuellement et collectivement sur la singularité humaine est clé pour s'assurer d'utiliser pleinement l'ensemble des ressources dont nous disposons pour ensemble bâtir des décisions plus intelligentes et plus éclairées.

Nouvelle définition de la procrastination

Aujourd’hui, la procrastination est définie comme « tendance pathologique à différer » dans le dictionnaire Larousse.

Demain nous lirons peut-être “Procrastination : talent de dompter la complexité pour y lire tous les possibles”.

Il est temps de rendre ses lettres de noblesse à ce talent pour que les Léonard de Vinci, Wolfgang Amadeus Mozart, Victor Hugo, et Émile Zola du 21e siècle contribuent pleinement à écrire, avec nous tous, avec tous les autres talents, les scénarios d’un futur désirable.

(1)                 Voir le premier épisode de la série d’ARTE, « On verra demain : excursion en Procrasti-Nation », citée dans la bibliographie.

(2)                 Voir, par exemple, l’ouvrage de John Perry s’intitulant « la procrastination », dans lequel il introduit la notion de procrastination structurée.

(3)                 Voir, par exemple, le cours sur la procrastination de la plateforme LinkedIn proposé par Brenda Bailey-Hughes.

(4)                 Un talent est une aptitude naturelle humaine à percevoir, agir, penser, influer, interagir, qui, appliquée de façon productive, procure du plaisir et de la performance. Chaque individu possède une combinaison unique de talents. Définition Anne WEBER 2013 (Évolution de celle de Markus Buckingham & Vosburgh de 2001 telle que citée dans l’ouvrage de Pierre-Michel Menger Le talent en débat). Cette unicité est au cœur de nos incompréhensions interpersonnelles au quotidien. La notion d’unicité humaine et les sources d’incompréhension interpersonnelle ont été abordées dans les articles précédents de la rubrique facteur humain d’Atlantico, vous pouvez par exemple consulter https://atlantico.fr/article/rdv/tuer-la-perfection-avant-qu-elle-ne-nous-tue-summer-body-facteur-humain-anne-weber

(5) La procrastination n’a rien à voir avec la plupart des paralysies d’action : la peur de mal faire, la peur de l’échec ou même la peur de la réussite, l’évitement, l’auto-sabotage ...

Ces phénomènes sont bien plus certainement liés à une histoire personnelle, à la culture dans laquelle nous baignons ou, pour les moins chanceux, à des traumatismes.

La façon dont nous avons été élevés a un impact sur nos habitudes et de mauvaises « boucles d’habitudes » (6) peuvent s’être installées, nous donnant des comportements parfois assimilés à la procrastination.

Si, comme moi, vous êtes une femme et que vous avez été élevée en France dans une famille un peu macho comme il y en a tant, il y a fort à parier que vous mettrez quelques années à vous autoriser à être pleinement vous-même, parfaite égale de vos homologues masculins, que vous hésiterez sur des sujets clefs comme vous autoriser à postuler pour le job de vos rêves ou à réclamer le même salaire (7).

Dans les histoires personnelles les plus difficiles, la mémoire traumatique (8) de certains évènements peut conduire à des épisodes de sidération, à des évitements réguliers et inconscients de situations rappelant ce trauma. Cela ne doit pas être pris pour une inaction coupable mais pouvoir être traité en tant que tel.

Mélanger ces sujets avec la procrastination n’aidera en rien à progresser dans ces domaines. Une simple réflexion sur son histoire et la culture dans laquelle nous vivons peut suffire, parfois un accompagnement plus spécifique par un thérapeute sera nécessaire.

(5) L’incapacité à se concentrer n’est pas de la procrastination

La procrastination n’a rien à voir non plus avec la difficulté à se concentrer.

La difficulté à mener à bien certaines tâches peut être liée à un déficit de la capacité à se concentrer.

La concentration est la capacité du cerveau à éteindre l’ensemble des stimulus à l’exception de ceux nécessaires à la réalisation de la tâche en cours, et de concentrer l’ensemble de ses ressources sur cette même tâche. C’est ce qui permet par exemple à l’élève de faire un exercice de mathématiques difficile malgré le bruit ambiant.

Très souvent, elle est confondue avec l’état d’absorption dans lequel on peut se trouver devant une activité digitale ou un jeu vidéo qui bombarde le cerveau de stimulus auxquels il doit répondre très rapidement. Ce type d’activités favorise l’apprentissage de la dispersion et rend de plus en plus difficile la concentration. Le cerveau est « complétement allumé », en hyper vigilance et prêt à répondre à tout nouveau stimulus. C’est ce qui se passe par exemple quand on joue à un jeu vidéo d’action. Replacé dans l’exemple précédent, c’est l’élève incapable de prioriser les signaux et dont le cerveau traite au même plan, l’exercice de maths, le bruit de la mouche qui vole, l’odeur du pot de colle et les murmures des conversations. L’incapacité à boucler ses devoirs rapidement n’a ici rien à voir avec de la procrastination.

Il faudra là (ré)apprendre à son cerveau à se concentrer avant toute chose.

(6) « Captologie »

Je prends trois exemples qui peuvent tous nous concerner : Avoir du mal à lâcher son fil Twitter, même si on a autre chose à faire. Passer son week-end devant l’intégrale d’une série sur Netflix au lieu de se mettre à écrire son premier roman. Être depuis 3 heures en train de jouer à un jeu célèbre consistant à faire disparaître des bonbons, plutôt que de réviser un examen si crucial.

Tout cela est plus du ressort de la « captologie » que de la procrastination. Le terme a été créé par le laboratoire de recherche du professeur Fogg de l’Université de Stanford pour désigner l’art de capter l’attention de l’utilisateur, que ce dernier le veuille ou non.

Pour le premier exemple, celui de l’addiction au fil Twitter, il est lié à la théorie des systèmes de récompenses aléatoires. On ne sait jamais si on va trouver une pépite, un contenu intéressant, et telles les célèbres souris du professeur Skinner le premier à identifier en 1931 ce phénomène, on en redemande, encore et encore, totalement inconsciemment.

Dévorer l’intégralité d’une série, dans le deuxième exemple, a tout à voir avec la fonction « autoplay » qui favorise l’« effet Zeigarnik », nom souvent donné au cadre théorique de la complétude, posé par la psychologue du même nom dès 1929. Créer un ensemble d’actions, comme des épisodes qui s’enchainent automatiquement, sans pause, c’est créer de l’incomplétude, et pousser l’individu à finir la série d’actions, aller au bout du visionnage de la série, avant de pouvoir en ressentir du plaisir. En nous épargnant la fatigue liée à la prise de décision. « Encore un épisode ou autre chose ? ». La fonction « autoplay » nous fait aussi oublier notre libre arbitre.

Oublier le temps qui passe en faisant disparaître des bonbons, comme dans le troisième exemple cité, est très lié à la théorie de l’expérience optimale du psychologue croate Mihály Csíkszentmihályi, car le niveau de ce jeu simple s’adapte automatiquement au vôtre. Ni trop dur, ni trop facile pour que cela devienne le plus automatique possible pour vous et que cela vous plonge dans cet état dénommé « flow », agréable, hypnotisant et si loin de vos soucis quotidiens.

Ces trois exemples simples auxquels nous pouvons tous être exposés, ne sont là que pour illustrer comment notre attention est devenue un marché et un sujet d’étude.

La captologie est au cœur de ce qui est communément appelé le behaviour design. Elle fait l’objet d’études intensives depuis une vingtaine d’années et s’applique principalement dans le champ de l’interface homme/machine.

Comprendre les mécanismes en jeu et adapter son comportement en toute connaissance de cause est nécessaire. Cela peut commencer par des choses aussi simples que de désactiver la fonction « autoplay ».

Mais, là encore, cela n’est pas lié à la procrastination.

(7) sur l'importance de passer d'une vision de recherche de perfection à une vision de recherche d’excellence, voir par exemple une des premiers articles de la rubrique facteur humain https://atlantico.fr/article/rdv/tuer-la-perfection-avant-qu-elle-ne-nous-tue-summer-body-facteur-humain-anne-weber

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