La stratégie néo-impérialiste du président Recep Tayyip Erdogan dans les Balkans : une provocation envers l’Europe et l’Occident<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
La stratégie néo-impérialiste du président Recep Tayyip Erdogan dans les Balkans : une provocation envers l’Europe et l’Occident
©ADEM ALTAN / AFP

Geopolitico scanner

Retour sur l’imposant meeting électoral organisé à Sarajévo, en Bosnie, à l’honneur du président turc Recep Taiyyp Erdogan dans le cadre des prochaines législatives et présidentielle turques du 24 juin. Plus que jamais, les Turcs d’Europe sont des réservoirs de suffrages précieux qui peuvent faire la différence. Erdogan entend raviver ou même susciter leur flamme national-islamique afin de faire le plein des voix. ET pourquoi pas créer un super Lobby turco-musulman en Europe…

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

Voir la bio »
Une fois de plus, le président-sultan Erdogan fait parler de lui, et d’une façon toujours plus inquiétante. Quelques semaines après avoir menacé violemment la Grèce d’une invasion imminente des îles de la Mer Egée (grecques) revendiquées par Ankara, puis quelques mois après avoir envoyé un pavillon militaire turc menacer des installations de forage gazier et pétrolier de la compagnie italienne ENI à Chypre, Erdogan a cette fois-ci fustigé violemment dans la capitale de la Bosnie, Sarajevo (résidu islamique de l’empire ottoman sur le sud-est européen), le « traitement discriminatoire » qui serait réservé aux musulmans en Europe de l’Ouest. Il est même allé jusqu’à appeler les expatriés turcs musulmans installés dans l’Union européenne à se « lancer à la conquête du pouvoir dans leurs pays d’accueil » respectifs dans une logique de revanche peu rassurante et qui augure des tensions intercommunautaires futures.
Fidèle à la « stratégie de paranoïsation » et de sécessionnisme communautaire propre aux Frères musulmans et aux islamistes suprémacistes en général que j’ai décrite dans mes différents ouvrages (cf La Turquie dans l’Europe, un cheval de Troie islamiste ? ; La stratégie de l’intimidation, etc), le néo-sultan irascible qui couvre les persécutions actuelles de chrétiens et d’Alévis chez lui puis nie le génocide passé des Arméniens et syriaques-araméens sous l’empire ottoman, a eu le culot incroyable de prétendre que nos démocraties occidentales seraient « islamophobes » et que notre conception de la démocratie laïque et libérale serait « inférieure » à celle de la théocratie islamique fondée sur la charià. Ovationné aux cris de « Allahou Akbar ! » et de « vive le sultan Erdogan » par une foule de plus de 15 000 âmes, dont de nombreux turcs venus en bus d’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche (nombre femmes entièrement voilées), le faux démocrate-musulman/vrai dictateur-« national-islamiste » a réitéré son appel aux musulmans de tout le continent européen à « s’investir en politique » pour obliger les mécréants européens à tenir compte de leurs revendications religieuses et ethno-linguistiques.

Paranoïsation, désassimilation et stratégie de l’intimidation…

Dans la plus pure tradition totalitaire fondée sur le revanchisme, le victimisme paranoïaque et le suprémacisme conquérant, Erdogan a galvanisé les musulmans de Bosnie, sur lesquels il compte beaucoup comme les Frères musulmans, car l’islam balkanique est un noyau islamique européen issu du dernier califat universel que le néo-sultan turc compte rétablir un jour et lancer à l’assaut de l’Europe. Cet assaut n’est certes par officiellement déclaré et il n’est pas ouvertement violent, mais il est voué à être mené de façon « pacifique », par la démographie, le prosélytisme, l’activisme, le lobbysme, la politique, mais aussi par une forme de rapports de forces psychologique fondée sur l’intimidation et les provocations/menaces. La Bosnie, le Kosovo, l’Albanie sont d’autant plus précieux à ses yeux comme à ceux de nombreux adeptes du suprémacisme islamique que ces pays, une fois entrés dans l’Union européenne, pourraient renforcer la « dimension » islamique de l’UE. Or si cette dimension existe déjà à travers l’immigration extra-européenne, elle serait encore plus « autochtone » et indiscutable une fois incarnée par d’authentiques Etats musulmans européens. Ceux-ci ont naturellement vocation à devenir, pour le dirigeant turc « néo-ottoman », des « chevaux de Troie islamiques en Occident », un « Super lobby islamique européen et occidental ».
Le Président turc n’a cessé dans son discours historique de mettre sur un même plan les Turcs émigrés en Europe, appelés à « rester Turcs et Musulmans » sans s’intégrer, et les Musulmans européens des Balkans, perçus comme des « Frères » puisque anciennement ottomans et islamisés par la Turquie, donc « turcs » de civilisation. Dans cette logique sécessionniste et conquérante à la fois, que j’ai décrite depuis les années 1990-2000, lorsque les dirigeants occidentaux et 99 % des médias européens présentaient Erdogan comme l’équivalent d’un « gentil démocrate-chrétien », le président-sultan a vivement fustigé les « Turcs traîtres qui participent à des gouvernements européens au détriment de leur patrie d’origine et qui l’attaquent de l’extérieur », allusion à peine voilée aux députés allemands ou belges modérés d’origine turco-kurde ou alévies ouvertement opposés à Erdogan ou soutiens du PKK kurde.
La stratégie d’Erdogan repose sur la promotion d’un séparatisme identitaire, que j’ai appelé la « désassimilation ». Son objectif - de plus en plus explicite depuis qu’il a révélé sa vraie face totalitaire - est de rendre impossible l’intégration des musulmans d’Europe aux sociétés « mécréantes » afin que ceux-ci constituent le noyau de base d’une « conquête à rebours » islamique du Vieux Continent que le président turc insulte régulièrement et a même comparé à une entité en voie de « putréfaction »…. et que l’islam saura régénérer…
« Les Turcs d’Europe doivent prouver leur force » (…). Vous devez intégrer les Parlements pour remplacer ceux qui trahissent notre pays », a-t-il lancé à Sarajevo, sous-entendu afin que des « vrais » turcs-bons musulmans » balaient les Turcs-traîtres parce que « intégrés ». Erdogan est d’ailleurs assez constant et fidèle à lui-même puisque, durant une visite en Allemagne en 2008, il avait déjà comparé l’intégration des musulmans et des Turcs en Europe à un « crime contre l’Humanité », ceci en réponse à Angela Merkel qui demandait pourquoi les Turcs d’Allemagne étaient si peu assimilés….  « Êtes-vous prêts à prouver la force des Turcs européens au monde entier ? a hurlé le néo-Sultan menaçant (…). Êtes-vous prêts à porter des coups dignes d’un Ottoman aux organisations terroristes et à leurs suppôts ? », a-t-il poursuivi,  faisant ainsi allusion à l’opposition kurde du PKK et du parti kurde de Turquie HDP (réprimé, dont le chef, Demirtas est emprisonné) puis aux résistants kurdes syriens que l’armée turque massacre à Afrin.

Derrière le communautarisme ethno-confessionnel, l’électoralisme et le néo-ottomanisme conquérant

La diaspora turque, des Balkans à l’Europe de l’Ouest, avec ses 6 millions d’âmes, représente une très importante réserve de suffrages qui peut toujours faire la différence en cas d’élections serrée, d’où l’impérieuse nécessité de ne pas voir s’intégrer les Turcs d’Europe aux sociétés « mécréantes ». Ces  Turcs émigrés sont présentés comme des « traîtres » s’ils s’assimilent, et comme des « « sujets néo-ottomans » ou des « dignes fils » du Sultan Erdogan s’ils restent turcs et musulmans. En fait, leur non-intégration ou carrément leur « désassimilation » est la condition sine qua non pour qu’ils votent toujours pour le Sultan turc et son parti national-islamiste…  Et l’on constate d’ailleurs qu’à l’instar de la diaspora tunisienne réislamisée de France, qui vote massivement pour les Frères musulmans d’Ennahda en Tunisie, les Turcs d’Europe eux aussi réislamisés (et « dékémalisés depuis l’ère Erdogan) votent très majoritairement en faveur du parti AKP et d’Erdogan lui-même. Ce dernier va ainsi pouvoir achever son plan visant à devenir un Président-sultan à vie, doté des pleins pouvoirs et débarrassé, grâce aux purges massives consécutives au coup d’Etat manqué de l’été 2016, de tous ses « traîtres d’opposants ».
En fait, le choix de la capitale de Bosnie-Herzégovine pour le meeting de campagne destiné à la diaspora turque d’Europe n’est pas du tout un hasard, ceci pour deux raisons : premièrement pour sa place historique symbolique centrale et son statut de nation musulmane victimes des « génocideurs » chrétiens serbes durant les guerres d’Ex-Yougoslavie des années 1990), puis parce qu’il fallait choisir un autre pays européen que l’Allemagne, l’Autriche ou les Pays-Bas, où les responsables ont été interdits de venir tenir des réunions électorales. Ces trois pays, exaspérés par les menaces d’Ankara ne tolèrent plus, à la différence de la France très frileuse sur ce point, les dérapages et menaces d’Erdogan. Non satisfait de ses critiques envers les Européens, ce dernier a d’ailleurs terminé son discours mégalomaniaque et paranoïaque par une sommation adressée aux dirigeants de l’Union européenne à « donner du travail aux Turcs » puis à les faire bénéficier de « cours spéciaux de turc » dans les écoles afin qu’ils restent turcs et musulmans et donc qu’ils ne s’assimilent pas. Et face à l’Allemagne et à d’autres pays européens qui ont récemment interdit aux dirigeants turcs de venir faire campagne sur leur territoire, Recep Taiyyp Erdogan a averti que l’agence d’Etat turque TRT « étendrait sa couverture en Europe pour mieux contrer la propagande islamophobe », puis que l’Etat turc  maintiendrait toujours le droit de vote pour tous les Turcs devenus citoyens d’un pays de l’Union européenne… Ce que Erdogan n’a jamais toléré en sens inverse, notamment avec les religieux chrétiens de Turquie qui n’ont pas le droit d’être citoyens grecs ou avec les Arméniens de Turquie interdits de devenir citoyens arméniens.

La place centrale des Balkans dans l’imaginaire « néo-ottoman » turc

La Turquie s'intéresse aux Balkans et à l'Europe centrale depuis l'époque de l'Empire ottoman. Comme en Syrie, à Chypre, en Mer Égée, en Irak, ou dans le Caucase, Ankara estime devoir y défendre des « intérêts vitaux, stratégiques , économiques, religieux et culturels. Les liens de la Turquie avec les Balkans remontent à l'Empire turco-ottoman, lorsque, au sommet de sa puissance, « La Sublime Porte » contrôlait presque toute la région et menaçait en permanence d’assiéger Vienne et donc l’empire austro-hongrois considéré alors comme le rempart de la chrétienté contre l’empire turco-musulman du Sultan Souleiman.
Des siècles plus tard, la nouvelle Turquie « néo-ottomane », réislamisée et donc « post-kémaliste », de Recep Taiyyp Erdogan, sorte « d’Atätürk à l’envers », perçoit à nouveau les Balkans européens comme sa chasse-gardée, son « étranger proche », un peu comme la Géorgie, la Biélorussie ou l’Ukraine pour les Russes. Cette vision « néo-ottomane » est basée sur une nostalgie irrédentiste de la gloire passée d’un empire turc alors flambeau de l’islam et siège du Califat universel sunnite. Mais ce « néo-ottomanisme » conquérant par nature ne se limite pas à une simple nostalgie panislamique. Il se mêle à un virulent nationalisme turc et même « panturquiste », quant à lui plus moderne et tout aussi menaçant puisque c’est en son nom que furent génocidés les Arméniens et les Syriaques-araméens de Turquie. Cette synthèse, que j’avais nommée « national-islamisme », est apparue dans les années 1980 sous le mandat du leader charismatique Turgot Özal, l’homme qui se plaisait à déclarer « la Turquie est laïque, mais moi je suis musulman », et qui fit son premier voyage officiel en Arabie saoudite. Özal demeure d’ailleurs l’une des références suprêmes de Recep Tayyip Erdoğan. Si l’on comprend que l’ottomanisme est à la fois ethnique-turc et islamique, on réalise mieux pourquoi Erdogan joue sur les deux appartenances, parvenant à la fois à attirer à lui les Turcs « ethno-linguistiques » de Turquie et d’ailleurs (minorités turques de Syrie, d’Irak, des Balkans, diasporas d’Europe, etc) et nombre d’islamistes non-turcs arabes, caucasiens, etc séduits par la combattivité apparente « antisioniste » d’Erdogan qui fustige l’Etat juif « génocideur » de musulmans (Palestiniens de Gaza liés au Hamas soutenu par Ankara).
Dans les Balkans, notamment en Bosnie, mais aussi dans la partie occupée de Chypre du Nord, l’ottomanisme a abouti dans le passé à faire passer pour des « Turcs » les Grecs ou Slaves islamisés, l’idée étant que les autochtones chrétiens islamisés sous l’occupation turco-ottomane étaient réputés « turcs », sentiment encore très présent dans les Balkans, à Chypre et en Grèce, où les Européens islamisés s’identifient souvent à la Turquie et à son histoire. Erdoğan n’hésite d’ailleurs pas à jouer sur ce registre lorsqu’il se déplace régulièrement dans les anciennes possessions ottomanes-turques des Balkans, notamment en Bosnie, où la Turquie est positivement vue par les musulmans d’origine turque ou slaves islamisés qui se rappellent que sous la domination turco-ottomane ils étaient les « patrons des chrétiens », associés au pouvoir du dominateur turco-islamique, par opposition aux Serbes et Croates chrétiens orthodoxes ou catholiques, alors soumis (dhimmis) et traités en « mécréants-inférieurs ».

Erdogan à l’assaut des Balkans

Depuis des années, Erdogan ne cache plus du tout son néo-ottomanisme conquérant. Il ne semble même plus dissimuler son projet de faire en sorte que la Turquie néo-islamique et « post-kémaliste » reprenne le contrôle de la région. D’un point de vue géopolitique, cela constitue une réelle provocation envers les pays européens, envers l’Union européenne et même envers les Etats souverains de la région qui se sont libérés difficilement, entre le XIX ème et le XXème siècle, du terrible joug islamo-ottoman qui les persécuta durant cinq siècles et qui transforma les chrétiens slaves-autochtones en parias humiliés, soumis et écrasés par le poids des impôts et des captures d’enfants (Devchirme). Ce système de « ramassage » des enfants chrétiens arrachés à leurs mères en bas âge alimentait notamment les Janissaires, ces. Ex-chrétiens islamisés qui devenaient les bourreaux de leurs propres frères chrétiens des Balkans.
Dans cette configuration de « reconquête » de l’Europe « chrétienne » jadis turco-ottomane, la Bosnie-Herzégovine, composée d'un tiers de « Bosniens » ou Musulmans de Bosnie, est un partenaire ou « complice » politique naturel de la Turquie « national-islamiste » d’Erdogan, surtout depuis l'effondrement de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, favorisée par les pays occidentaux anti-serbes et anti-russes et les pays islamiques désireux de « récupérer » des anciens « territoires musulmans » gouvernés par des « mécréants » communistes puis « chrétiens ». Ankara a su habilement saisir cette opportunité pendant la guerre d’ex-Yougoslavie dans les années 1990, puis après son implosion en petits Etats ethno-confessionnels en se présentant comme le « protecteur » et « l'avant-garde » du soutien aux populations musulmanes est-européennes. Des fonds turcs conséquents ont ainsi été alloués depuis des années à la reconstruction de monuments ottomans, de mosquées, de projets financiers, ceci afin de consolider sa présence culturelle et économique de la Turquie dans la région. Ankara a également beaucoup fait pour développer ses propres intérêts stratégiques sous couvert de défense et de participation à des projets de maintien de la paix liés à l'OTAN pour l'Europe du Sud-Est. Couplé au soft power des productions cinématographiques, des coopérations scolaires, des envois de prédicateurs religieux et du développement de l’enseignement du turc et des projets de développement économiques, cet activisme néo-ottoman auprès des bosno-musulmans et d’autres minorités slavo-musulmanes des Balkans puis des musulmans d’Albanie, du Kosovo et de Macédoine a contribué à redorer le blason de la Turquie et à faire d’Erdogan un véritable « néo-Sultan » des Balkans, l’une des personnalités les plus populaires et influentes au sein des populations musulmanes balkaniques. Tout cet activisme turco-ottoman et panislamiste-conquérant, que les pays de l’Europe de l’Ouest et de l’OTAN ont encouragé depuis les années 1990, face notamment aux Serbes, que nos armées ont écrasés, puis face aux Russes, perçus comme les protecteurs des Slaves-orthodoxes et que l’OTAN voulait empêcher d’accéder à la Méditerranée, les pays occidentaux le paieront très cher lorsque la Bosnie, l’Albanie, la Macédoine, et surtout le Kosovo (Etat mafieux et pro-islamiste), rentreront tôt ou tard dans l’Union européenne… Erdogan ou ses successeurs islamo-nationalistes turcs disposeront alors dans l’UE non plus seulement de diasporas-réserves d’électeurs turcs, mais d’Etat-clients islamiques ou réislamisés mis à disposition de la stratégie néo-ottomane d’Ankara et des lobbies panislamistes mondiaux …

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !