La Russie super puissance agricole : réalité ou outil de propagande du Kremlin ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une ferme dans le village de Golovkovo-Maryino, près de la ville de Dmitrov, à environ 100 km de Moscou.
Une ferme dans le village de Golovkovo-Maryino, près de la ville de Dmitrov, à environ 100 km de Moscou.
©KIRILL KUDRYAVTSEV / AFP

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Les conséquences de l'invasion de l'Ukraine par la Russie ont montré l'importance de la Russie dans la sphère agricole. Mais si le Kremlin n'a pas tardé à se présenter comme un véritable grenier du monde, la réalité est bien plus nuancée.

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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L'invasion de l'Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a permis au monde occidental de prendre conscience de sa dépendance vis-à-vis de Moscou en matière d'hydrocarbures, l'arrêt des exportations de ces derniers étant en partie responsable de la poussée inflationniste allant de 5,6% en France à plus de 24% en Estonie.

Pour autant, si la puissance de Moscou en la matière n'a pas été une surprise, c'est la prépondérance de la Russie, et dans une moindre mesure de l'Ukraine, dans la sphère agricole qui a été plus saisissante. En effet, quelques mois seulement après le début de la guerre, plusieurs pays du Moyen-Orient (notamment l'Égypte), d'Afrique, mais aussi le Kazakhstan, s'inquiètent de possibles famines et soulèvements sociaux dus à la hausse des prix du blé. En mars 2022, le rapporteur spécial de l'ONU sur le droit à l'alimentation, Michael Fakhri, mettait en garde contre la possibilité d'une famine mondiale à la suite de l'invasion de la Russie. Ces craintes vont pousser la Turquie, qui dépend elle-même de la Russie pour ses importations de blé, à faire pression pour qu'un accord entre Kiev et Moscou soit conclu le 22 juillet sur la reprise des exportations. 

Conscient de l'importance accordée par les médias à l'agriculture, allant même jusqu'à parler de "food power", le Kremlin n'a pas tardé à se présenter comme un véritable grenier du monde, alors que la réalité est bien plus nuancée. 

De prime abord, il est indéniable que la Russie, de par sa taille et sa géographie dispose de tous les éléments pour s'imposer comme une puissance agricole de premier plan. À ce titre, elle était en 2018 le 3e producteur mondial de blé (72,1 millions de tonnes), le premier producteur mondial de betteraves sucrières (42 millions de tonnes), le 3e producteur mondial de pommes de terre (22,3 millions de tonnes), le 2e producteur mondial de graines de tournesol (12,7 millions de tonnes, juste après l'Ukraine), ou encore le 3e producteur mondial de seigle (1,9 million de tonnes), pour ne nommer que quelques exemples. 

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Si cette performance peut sembler considérable, elle est à mettre en contraste avec le fait que la Russie est rarement en première position, la Chine et l'Inde, deux pays autrement moins grands et intensément peuplés, occupant souvent les 1ère et 2ème places de ce classement. La raison de cette présence russe, sans pour autant parvenir à une prédominance, s'explique par plusieurs facteurs, à commencer par le manque d'infrastructures modernes. Ainsi, la période communiste a nui à l'ensemble de la production agricole, en éliminant les grands producteurs indépendants et en soviétisation la production au sein de fermes d'État (sovkhoze) avec des moyens mis en commun (kolkhoze). Ces fermes fonctionnaient selon le principe du quota plutôt que de la qualité, et disposaient de peu ou pas d'équipements modernes. Suite à la chute du régime communiste, beaucoup d'entre elles sont alors tombées en désuétude, les jeunes ouvriers préférant partir dans les grandes villes. En définitive, le manque de rentabilité des exploitations les a contraintes à fermer.

Aujourd'hui encore, cette période sovietique marque l'agriculture russe, et la majorité des exploitations ne disposent pas d'équipements permettant une production à grande échelle comme en France ou aux Etats-Unis. 53% de la production agricole russe repose encore sur des organisations agricoles collectives, tandis que les parcelles familiales, qui sont essentiellement destinées à un usage personnel, représentent 35%, et les agriculteurs indépendants moins de 12%. 

Il faut ajouter à cela le manque d'infrastructures pour le transport des produits, notamment des routes et des chemins de fer qui sont dans un piètre état dans les régions les plus reculées comme la Sibérie. 

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Par ailleurs, un autre problème de taille est que la Russie n'a pas su développer avec pertinence sa géographie agricole. La majorité des exploitations sont situées dans les régions proches de Moscou (district fédéral central), tandis que les terres les plus fertiles se trouvent près de la mer Noire et dans le Caucase (district fédéral du Sud et district fédéral du Caucase du Nord). De ce fait, la Russie, si elle repensait son approche, et accessoirement luttait efficacement contre la corruption, pourrait non seulement se hisser au rang de premier exportateur pour l'ensemble des produits mentionnés précédemment, mais aussi développer des secteurs tels que le thé et le vin, la côte de la mer Noire disposant d'un climat propice à ce type de cultures. Paradoxalement, la Russie possède 40% des terres noires mondiales, mais celles-ci représentent moins de 3% du territoire russe et sont concentrées dans le sud, ce qui ne correspond pas aux terres valorisées.

L'incohérence russe se retrouve également dans le domaine de l'élevage. Comme pour l'agriculture, la Russie pourrait dominer le marché mondial, mais il arrive qu'elle en vienne à importer plutôt qu'à exporter. En guise d'exemple, jusqu'en 2014, la Russie était un des plus grands importateurs de porc avec le Japon. L'État russe souhaite inverser cette tendance, mais la mise en application n'est pas encore optimale.

En définitive, Le Kremlin aime présenter la Russie comme une puissance agricole, mais il semble que ce qui ait été le plus problématique en 2022 soit la combinaison du manque d'exportations de l'Ukraine, de la diminution des exportations russes et du réchauffement climatique, trois paramètres qui ont ensemble impacté la sécurité alimentaire mondiale, notamment pour les livraisons de blé. 

De ce fait, la Russie préfère éviter la surenchère et utilise la carte du "food power" avec modération et essentiellement auprès de pays qui ont déjà un intérêt à y croire, comme en Syrie. Moscou préfère blâmer l'Occident pour la crise alimentaire mondiale, une stratégie bien plus simple que de proposer d'envoyer des ressources qu'elle ne possède pas même en quantité suffisante pour ses propres alliés, comme le souligne le cas du Kazakhstan.

En résumé, la puissance agricole russe est une réalité sur le papier, et un instrument du soft power et parfois même du hard power du Kremlin, mais dans la pratique et lorsqu'il s'agit de logistique et de contrôle de la chaîne d'approvisionnement, comme pour ses forces armées, la Russie laisse beaucoup à désirer.

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