"Toute la noirceur du monde" : Pierre Mérot signe un livre qui n'a rien pour plaire... et c'est tant mieux<!-- --> | Atlantico.fr
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“Toute la noirceur du monde” de Pierre Mérot a été très critiqué par les médias.
“Toute la noirceur du monde” de Pierre Mérot a été très critiqué par les médias.
©Reuters

Atlantico Lettres

Toutes les semaines, le journal Service Littéraire vous éclaire sur l'actualité romanesque. Aujourd’hui, retour sur un livre qui s'est attiré les foudres des critiques.

François  Kasbi

François Kasbi

François Kasbi est écrivain et journaliste. Dernier ouvrage paru : "Supplément inactuel au bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés", aux éditions la Bibliothèque. Il écrit pour Servicelitteraire.fr.

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Vue et lue la polémique qui en a précédé la publication, on s’attendait au pire. À un tas de déjections sinistres. À un ressentiment exprimé avec la rage et la haine qui sont ses auxiliaires obligées. Et l’on a été, sinon stupéfait, surpris – après la lecture de “Toute la noirceur du monde” de Pierre Mérot.

Donc certains éditeurs ou journalistes ne savent plus lire. Donc, entre une abjection énoncée et l’écrivain qui l’énonce, il n’y aurait pas de dissociation possible. Mais entre une « fleur du mal » et celui qui l’évoque, il y a parfois Baudelaire, non ? Ou Nietzsche : « Toutes les bonnes choses sont de puissants stimulants de la vie, et l’est même un bon livre écrit contre la vie. » Ou encore : « Le livre médiocre et mauvais l’est justement parce qu’il cherche à plaire et plaît en effet beaucoup. » Ce « livre qui cherche à plaire et plaît en effet beaucoup », vous l’avez reconnu : c’est, par exemple, si correct, si simple, si confortable, si beau (et inoffensif) dans sa révolte native, celui de Yannick Haenel qui a fait la Une du Monde des Livres pour la Rentrée littéraire – le même Monde des Livres qui avait crié à l’abjection à propos de celui, prétendument « moisi », de Mérot – avant même sa parution.

Donc il faut expliquer – un peu. Tenter de comprendre. Yannick Haenel est un garçon sympathique, estimable, loué par toute la critique poissonneuse, moutonnière et paresseuse. Sympathique, estimable, mais qui fait parfois des « fautes de français » (genre « après que » + subjonctif, etc.) – ce qui est très déplaisant quand on cite, par ailleurs, abondamment, Lautréamont et Nietzsche et Artaud. Nous ne sommes pas des « pions », mais on aime assez les « pionniers » – moins les « bons élèves », « sympas », « korrects ». Or ces menues « fautes de français » seraient des vétilles si elles ne dénonçaient un sentiment de la langue approximatif – ou coupable. Ce n’est pas le cas de Lautréamont, d’Artaud – ou de Kafka, que cite Mérot, aussi bien que Lorca, Giono, Camus. Et chez Mérot, a contrario, on éprouve intensément sa fréquentation de la poésie et un sentiment intime de la langue qui serait blessé par n’importe quelle faute de français – tandis qu’on le supposerait presque indemne de tout sentiment de répulsion face à la mélancolie, la douceur, l’abjection de son héros.

C’est même évidemment là que réside la puissance de dévastation de son roman. Dans son calme, son humour, ses saillies poétiques au milieu d’un carnage. Cette façon placide, cette candeur, cette innocence (ou naïveté postulée) du narrateur pour énoncer des horreurs : c’est ce contraste qui assomme, évidemment. Ces monstruosités proférées après une citation de Lorca. Le titre du livre prévient, et n’entretient aucune ambiguïté : “Toute la noirceur du monde”. Ce n’est pas “Breakfast at Tiffany’s”, ni Paul Géraldy, on est d’accord ? Son histoire, l’odyssée d’un pauvre mec, Jean Valmore, en rupture de ban avec l’Éducation Nationale, puis avec la société, qui devient un sale type : le contraire de l’impeccable, de l’imparable “Un homme, ça s’empêche” de Camus. Son histoire, donc, est évidemment sombre, sordide, sinistre, drôle parfois. Elle effarouche et sonne vrai. C’est dégueulasse – mais on lit. Oui, Valmore « déborde ». On pense au Malraux de “L’Espoir” : « Le danger est que tout homme porte en soi-même le désir d’une apocalypse. Et que dans la lutte, ce désir, passé un temps assez court, est une défaite certaine. »

Ce type tranquille, qui s’enfonce dans l’errance, le gâchis, le carnage postulé et la haine recuite, qui s’invente une ascendance du côté du fondateur du « premier parti fasciste français », ce Georges Valmore qui évoque Georges Valois et ce Jean Valmore qui évoque, de loin, un Jean Fontenoy qui, lui aussi, s’en alla, allègre, vers l’abjection, dans les années 40 et n’en revint pas... Ce Mérot qui signe (et non pas Mérah, auquel son héros fait évidemment penser, parfois), si on veut le confondre, on peut : il y a des preuves, il écrit des abjections ; pour les écrire, il faut les penser, etc. Non : il ne faut pas les penser comme on « pense à ». Mais il faut les penser comme on « pense quelque chose ». Y penser, comme y réfléchir – un peu. Il vaut mieux préméditer l’abomination qui pourrait venir, plutôt que de faire « comme si » l’on ne la voyait pas. Évidemment, les « désaxés » à la Jean Valmore, les déclassés qui n’y tiennent plus, ces « guerriers solitaires » ou « soldats perdus » de la République existent. Avec Valmore, le ressort est bandé. Très tôt. La tragédie peut s’énoncer. Le livre commence. 

P. S. : L’humour de Mérot, comme le diable, est aussi dans les détails. Comme sa façon de préciser qu’il cite “Ulysse”, de Joyce, d’après la traduction de 2006, révisée par Stuart Gilbert et Valery Larbaud (la première en date). On en conclut ce qu’on veut. Mais on sourit.

A lire : Toute la noirceur du monde, de Pierre Mérot, Flammarion, 240 p., 18 €.

Source :Service Littéraire, le journal des écrivains fait par des écrivains. Le mensuel fondé par François Cérésa décortique sans langue de bois l'actualité romanesque avec de prestigieux collaborateurs comme Jean Tulard, Christian Millau, Philippe Bilger, Eric Neuhoff, Frédéric Vitoux, Serge Lentz, François Bott, Bernard Morlino, Annick Geille, Emmanuelle de Boysson, Alain Malraux, Philippe Lacoche, Arnaud Le Guern, Stéphanie des Horts, etc. Pour vous abonner,cliquez sur ce lien.

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