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Viols de femmes au Congo : témoigner pour éviter de hurler
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Horreur

Ce dimanche est le journée internationale contre les violences faites aux femmes. Colette Braeckman revient sur la situation des femmes au Congo, dont le corps est utilisé comme arme de guerre. Extrait de "L'homme qui répare les femmes" (2/2).

Colette  Braeckman

Colette Braeckman

Colette Braeckman est une journaliste belge, membre de la rédaction du journal belge francophone Le Soir, en charge de l’actualité africaine et plus particulièrement de l’Afrique centrale. Elle est également chroniqueuse dans des revues et magazines, dont Le Monde diplomatique. Elle est l'auteur de L'homme qui répare les femmes.

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Ce matin-là, le médecin-chef de Panzi a refusé de parler. Terré tout au fond de l’hôpital, il a préféré ouvrir son ordinateur, rechercher des images qui ont éclaboussé de rouge son bureau bien rangé. Il a failli crier en suppliant : « Accrochez-vous, c’est insoutenable ! » Insoutenable, cela signifie quoi ? Quelque chose que l’on ne peut regarder sans frémir, sans se révolter, sans vouloir prendre les armes pour que « cela » cesse ? Quelque chose qui, au tréfonds de nous, récuse un fonds commun d’humanité avec ceux qui ont fait « cela » ?

« Cela », ce sont les images d’un sexe d’enfant. Une gamine de trois ans, jambes ouvertes. Et au fond, un sexe tailladé. Du sang, de la peau coupée, des petites cuisses qui s’écartent et ne se refermeront sans doute plus jamais. La douleur crève l’écran, le hurlement que l’on devine déchire les oreilles.

Durant des heures, Denis Mukwege a tenté de recoudre la petite fille, de reconstituer son vagin détruit, bloquant toutes les issues de son cerveau, de sa conscience, pour que sa main demeure sûre et son geste efficace. Il ne sait pas si l’enfant vivra. Il sait seulement qu’il se souviendra d’elle, car lorsqu’elle lui fut apportée, livrée dans un linge sale, il eut le réflexe de prendre quelques clichés de l’enfant martyre.

Le forfait avait été commis le 13 mai 2012 à Kamalanga, un village situé à trois kilomètres de Bunyakiri, cette localité du Sud-Kivu qui abrite une importante base de Casques bleus. Au milieu de la nuit, des rebelles rwandais, appartenant aux FDLR ont attaqué, munis de machettes et de couteaux. Alors que les plus rapides des villageois fuyaient vers la forêt, les assaillants se sont acharnés sur les enfants, sur les femmes. La plupart d’entre elles, avant de trouver la mort, avaient été violées. Avant de quitter les lieux, les massacreurs, laissant derrière eux trente-deux cadavres et plus de deux cents blessés graves, avaient pris le temps de brûler les huttes et de voler tout ce qu’ils pouvaient.

Le lendemain, confrontés à la colère de la population et à quelques coups de feu tirés dans leur direction, qui firent onze blessés, les Casques bleus expliquèrent qu’ils n’avaient pas eu le temps d’intervenir. Les assaillants, sans être inquiétés, avaient opéré de 3 à 7 heures du matin. Massacré les hommes, violé et tué les femmes, éventré les enfants. Cette petite-ci, trois ans, avait été déchirée par des viols successifs. Des sexes barbares s’étaient enfoncés en elle, avaient fouaillé les chairs. Parfois, disait Mukwege, c’est au couteau qu’ils achèvent le travail. Ici, les sexes d’hommes en folie avaient suffi à détruire une enfant.

Ce jour-là, le médecin était fatigué, il ne voulait pas parler. Il se contentait de soupirer : « C’est un coup très bien étudié, un message de terreur adressé à la population. » Immobile devant son écran, il fixait les images insupportables, concentré sur le souvenir de la petite qu’il avait tenté d’arracher à l’enfer. Il avait l’intention d’emmener avec lui ces images emprisonnées dans son ordinateur, en Europe d’abord, puis aux États-Unis. Au département d’État, au Conseil de sécurité. Partout où on lui demanderait de témoigner.

Il voulait dire aux puissants de ce monde : « Voilà ce que l’on inflige aux femmes de mon pays. Sommes-nous donc des sous-hommes pour que l’on nous impose un tel supplice, pendant si longtemps ? » Il voulait interpeller les chefs des armées : « Où étiez-vous pendant que l’on torturait cette gamine de chez moi ? Que faisaient les Casques bleus, mandatés pour protéger les civils ? ».

Mukwege, en ce jour de mai 2012, refusait de parler, car il pensait que les images diraient tout, mieux que les discours. Il se trompait. Les images allaient être volées quelques jours plus tard : invité en Suède, il eut l’imprudence de poser son ordinateur au-dessus de son siège, dans le train à grande vitesse qui l’emmenait de Stockholm à Göteborg. Peut-être était-il épié, suivi, peut-être fut-il victime d’une petite violence ordinaire ? À peine était-il assis, qu’il s’endormit comme une masse, en pleine journée, comme s’il avait été drogué, et ces quelques instants d’assoupissement profond furent suffisants pour que disparaisse le sac de voyage contenant l’ordinateur, les discours, les images, les documents de voyage. Volés, emportés, détruits sans doute.

Le médecin de Panzi renonça à la moitié de son périple européen et regagna Bukavu en se disant que, de toutes manières, il y avait tellement longtemps qu’il interpellait le monde, en vain, qu’il valait peut-être mieux se taire… Mais comment empêcher un médecin, qui est aussi pasteur, de témoigner, de croire que, malgré tout, la parole elle aussi peut guérir, conjurer le malheur ? Avant la dernière rencontre de mai, avant le vol de ses documents en juin, le docteur Mukwege nous avait accordé des heures d’entretien.

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Extrait de "L'homme qui répare les femmes" (Broché), novembre 2012.

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