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Vers un Brexit en solde ? Deux ans de perdus pour le Royaume-Uni ET pour cette Europe qui n’a rien fait pour se rendre à nouveau désirable
©Peter NICHOLLS / POOL / AFP

Gâchis

Alors que le gouvernement de Theresa May semble profondément affaibli suite à la série de démission du début de cette semaine, entre Boris Johnson et David Davis - ministre du Brexit - la situation du Royaume Uni face à l'Union européenne semble avoir stagné depuis ces deux dernières années.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Alors que le gouvernement de Theresa May semble profondément affaibli suite à la série de démission du début de cette semaine, entre Boris Johnson et David Davis - ministre du Brexit - la situation du Royaume Uni face à l'Union européenne semble avoir stagné depuis ces deux dernières années. En effet de miroir, comment évaluer la position européenne depuis ces deux années, peut-on réellement dire que les leçons du Brexit ont été tirés par les dirigeants de l'UE ? 

Christophe Bouillaud : Pas vraiment.  En effet, si l’on admet que, au-delà des idiosyncrasies britanniques (comme le rôle de la presse tabloïd ou de l’insularité),  le vote du Brexit résulte avant tout des angoisses des classes populaires et moyennes face aux effets qu’ils perçoivent comme négatifs de la mondialisation – sur le plan économique et sur le plan identitaire -, le moins que l’on puisse dire, c’est que les dirigeants européens n’ont rien fait concrètement pour contrer ces effets. On le voit avec le vote italien du 4 mars 2018 : les électeurs qui votent pour la Ligue du Nord ou pour le Mouvement 5 Etoiles ressemblent beaucoup dans leur conception négative du monde qui vient, d’un déclin annoncé, aux électeurs du « Leave » britannique. Partout en Europe,  le malaise des électorats des classes populaires et moyennes ne s’est pas affaibli, bien au contraire. Il leur fait rejeter de plus en plus nettement partout les anciens partis de gouvernement, ou tout au moins ceux qui n’ont pas su adapter leur discours. La résurgence d’une extrême droite en Allemagne aux élections de l’automne 2017,  ou la formation  d’un gouvernement entre ÖVP et FPÖ en Autriche, montrent bien en plus que les mécontents, que ce soit sur le plan économique ou identitaire, se situent aussi dans les pays centraux pour l’économie de l’UE, et pas seulement aux marges.
Les dirigeants européens ont beau avoir déclaré qu’ils prêteraient désormais plus d’attention à ces  perdants de la mondialisation – économique et culturelle - qui s’en prennent par désenchantement  à l’idée européenne, force est donc de constater qu’on ne voit rien venir. Emmanuel Macron lui-même avait annoncé lors de sa campagne électorale victorieuse qu’il se battrait pour « une Europe qui protège » (sic). Il prétend avoir commencé à aller dans cette direction avec la réforme de la Directive sur le travail détaché. Mais, en même temps, il continue imperturbablement à proposer en France même des réformes du « modèle social français » qui aboutissent à rendre encore plus mobiles, et donc incertaines, les situations des individus ordinaires. Lutter contre les grands rentiers, c’est bien du poids de la justice sociale, pour autant qu’avoir un simple CDI ne soit pas considéré comme une « rente » inadmissible, ce qui risque fort d’énerver la plupart des salariés. L’accentuation de la flexibilité et de la fluidité du marché du travail, tout comme la formation, restent proposés comme le remède principal au chômage de masse. Or il n’y a rien de mieux pour aigrir les classes populaires et les classes moyennes que de les mettre ainsi sous pression. Il faudrait déjà commencer à reconnaître que tout le monde n’adore pas les réformes, l’innovation, la disruption, le travail qui ne dure pas comme l’amour, le risque, l’incertitude, l’insécurité, etc. De même, il ne faut pas oublier que tout le monde n’est pas prêt à vivre dans des cadres culturels complètement chamboulés toutes les cinq minutes. Il suffit pour s’en convaincre de voir l’importance du cadre national pour les compétitions sportives, comme bien sûr la Coupe du monde de football.
A cela s’ajoute une incapacité à tenir un discours rassurant sur les migrations et sur l’intégration des immigrés. Comme on vient de le voir au récent Conseil européen du 28 juin, tous les dirigeants de tous les pays membres veulent se refiler le mistigri que représente - à les voir discuter entre eux  -les migrants. Il ne faut pas étonner ensuite si les classes populaires et moyennes s’angoissent à ce sujet, puisqu’aucun discours vraiment rassurant n’est tenu à ce sujet. La peur de la montée de l’extrême droite finit par paralyser presque tous ceux qui ne sont pas d’extrême droite. Ils ne savent plus que dire et que faire, sinon singer l’extrême-droite. 

La position de l'UE, dans ses négociations avec le gouvernement britannique, a pu parfois être perçue sous une approche punitive vis à vis de Londres. Ne peut-on pas voir ici une erreur d'appréciation des européens visant à faire du Brexit une cause du mal européen plutôt que son symptôme ?

Il y a effectivement chez certains dirigeants européens la volonté de faire payer aux Britanniques leur vote, et même de faire un exemple punitif pour d’autres pays tentés par la sortie. Je ne crois pas par contre que beaucoup de ces mêmes dirigeants aient fait du Brexit en lui-même une cause du mal européen, justement parce qu’il est plus pratique de voir le Brexit comme une lubie uniquement britannique. Par contre, il est vrai que, sur le temps long, les dirigeants britanniques sont bien ceux qui ont refusé obstinément toute idée d’Europe sociale, y compris pendant la période blairiste, et surtout ce sont eux qui ont mis dans la tête des autres Européens l’idée perverse de « juste retour » en matière financière. Ce sont les Britanniques et leur fameux « chèque » qui ont commencé à mettre en avant ces idées de « contributeur net » au budget européen, et cela dès les années 1970. C’est sûr qu’avec le recul du temps, les autres Européens auraient mieux fait de larguer le Royaume-Uni dès le moment où ce dernier raisonnait ainsi et demandait littéralement à se faire payer pour approuver les avancées européennes (comme à la veille de l’Acte Unique de 1986). Le refus de toute avancée fédérale par les Britanniques a fini par contaminer tout le monde ou presque, ils ont œuvré pour avoir l’élargissement le moins susceptible de permettre une avancée fédérale pour l’UE, et, maintenant, ils partent. Il est vrai que, du point de vue européen, on peut être un tout petit peu énervé contre eux. 
Il reste que, dans bien des domaines, les autres Européens auraient pu avancer sans les Britanniques et résoudre les problèmes de leur côté : qu’est-ce qui empêchait par exemple de créer un « Smic continental »,  différencié mais convergent, pour égaliser les conditions salariales d’un bout à l’autre du continent ? Qu’est-ce qui nous empêche de finaliser l’Union bancaire ? Un projet censé être acté depuis 2012, et dont les détails ne sont pas finalisés en 2018… parce que personne ne veut payer pour les autres. Les égoïsmes nationaux des autres gouvernements européens – qui empêchent toute solution sérieuse des difficultés liées à l’intégration européenne - ne sont pas moins grands que celui du Royaume-Uni. Du coup, chacun devrait faire son examen de conscience : veut-on faire l’Europe au profit de tous les Européens, ou instrumentaliser l’intégration européenne pour faire avancer ses intérêts nationaux ? La course au moins disant fiscal et social qui a marqué les dernières décennies – en dépit des promesses à chaque élection européenne et même nationale – est d’abord le résultat de l’exploitation de tous par chacun, l’inverse de la « solidarité » européenne si présente dans les discours des dirigeants européens. 

En quoi ces deux années pourraient-ils se caractériser comme une occasion manquée des européens, manquant ici l'opportunité de relancer un projet qui aurait pu permettre de rallier l'assentiment des britanniques ? Quels auraient pu être les fondements d'un tel projet ?

La reprise de l’économie aurait pu être mise à profit pour faire plus de social positif à l’échelle européenne. Cela aurait accentué le paradoxe du Brexit : les Britanniques quittent, en raison même de leur propre malaise social ressenti, une UE dont ils étaient largement exemptés sous l’aspect social. Il aurait été sans doute de bonne guerre d’accentuer sur ce point la différence Royaume-Uni/continent. Il y aurait pu aussi avoir une meilleure préparation des changements liés au réchauffement climatique du côté continental, pour bien différencier l’UE du « trumpisme » climato-sceptique pouvant séduire certains Britanniques. Au lieu de se laisser porter par la politique monétaire de M. Draghi et par la baisse des coûts de l’énergie importée, il y aurait surtout pu avoir une vision plus active de l’économie européenne en tant qu’ensemble, et de celle-ci au sein de l’économie mondiale.  Le temps gagné pour l’UE par M. Draghi n’a pas été très bien employé.
Ensuite, sur la question migratoire, il aurait fallu montrer aux Britanniques que les autres Européens savent gérer leur frontière extérieure commune et la répartition des migrants entre eux. Or rien de tel ne s’est passé. On a certes colmaté les brèches (comme avec l’accord avec la Turquie d’Erdogan ou les divers pouvoirs libyens), mais sans aucune doctrine présentable au monde et acceptable unanimement en interne. On en arrive à ce sommet du 28 juin 2018, où l’on dessine un accord qui ne satisfait vraiment que les Européens de l’est. De deux choses l’une, soit l’UE comme puissance économique a vraiment besoin d’immigration, ou simplement peut l’absorber, soit elle n’en a pas besoin, ou ne peut l’absorber. Si elle a en a besoin, il faut le dire officiellement, et il faut que les Etats du centre de l’économie européenne, y compris la France, l’assument. Or c’était la ligne de Madame Merkel en 2015, qu’elle a largement abandonné désormais. C’était aussi la ligne d’Emmanuel Macron lors de sa campagne de 2017, et plus guère aujourd’hui. Dans le cas contraire, il est inutile de se chamailler entre Européens sur le sujet, et il faut se rallier tous autant que nous sommes à la ligne nativiste de V. Orban sur le sujet. En effet, la vision libérale de l’immigration, celle qui correspond au droit d’asile, ou tout simplement au devoir d’hospitalité, ne peut pas tenir durablement si elle ne s’appuie pas sur un modèle économique qui appelle l’immigration et dont tout le monde, natifs et migrants, profite. Malheureusement, sur la durée, les pays d’immigration ne le sont de manière positive que s’ils croient et ont des preuves concrètes que cela leur profite, comme par exemple le Canada encore aujourd’hui, ou l’Argentine jadis. 
Bien évidemment, il existe une interaction entre ces deux aspects : incapacité à sortir les classes populaires et moyennes de leur crise et montée en puissance du nativisme vont de pair. Le temps politique semble désormais compté pour ceux qui voudraient résoudre les problèmes européens en restant obstinément dans le sentier dessiné à Maastricht et dans le néo-libéralisme standard de la Commission européenne. Matteo Salvini, le leader de la Ligue, Ministre de l’Intérieur italien depuis début juin, promet une victoire des nationalistes comme lui aux prochaines élections européennes. C’est sans doute impossible à l’échelle continentale. Par contre, il faudra bien désormais trouver une solution pour aller de l’avant qui tienne compte des demandes, plaintes, craintes, désenchantements, qu’incarnent des gens comme M. Salvini. Le slogan de ceux qui veulent sauver l’intégration européennes ne doit plus être : « Demain l’Europe sociale» ou quelque chose d’approchant, mais « L’Europe qui protège tout le monde, ou la mort ». Il faut admettre qu’il existe une urgence à rassurer les classes populaires et moyennes, ou renoncer à tout l’édifice bâti depuis les années 1950. Malgré les tombereaux de livres et d’articles sur le sujet, je doute que les dirigeants concernés aient compris le message… 

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