Valls face à l'Assemblée : mais qui du gouvernement, des marchés financiers, de la BCE ou de Bruxelles détient vraiment le pouvoir aujourd'hui (et sur quoi) ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Vue d'ensemble de l'assemblée nationale.
Vue d'ensemble de l'assemblée nationale.
©Reuters

Centre de gravité

Le Premier ministre Manuel Valls présente ce mardi 8 avril son discours de politique générale, qui s'annonce volontariste. Reste à savoir si cela sert à quelque chose, puisque de nombreux problèmes que connaît la France auraient des solutions qui ne dépendent plus guère de l'action du gouvernement.

Atlantico : Le chômage est la première préoccupation des Français. Pourtant selon un sondage Ifop, seuls 5% d'entre eux croient que le gouvernement peut changer la donne. Sur ce domaine clé, quel pouvoir a l'Etat ? Quels sont les leviers de décision ? 

Alexandre Delaigue : Il y a deux types de réponse à la question du chômage. La première va jouer sur la conjoncture économique et la demande que vont rencontrer les entreprises. Cela, par définition, échappe au contrôle de l’Etat. Il n’a quasiment plus de marge de manœuvre et pour le reste seule la Banque centrale européenne (BCE) peut agir. De plus, si la France décidait de générer un déficit pour relancer l’activité, la BCE agirait de telle manière qu’elle annulerait l’effet obtenu. Il n’y a donc pas grand-chose à faire si ce n’est convaincre la BCE de changer de politique.

En dehors de cela vous avez bien sûr la possibilité de recruter directement, ou de subventionner des entreprises pour qu’elles embauchent. Cela correspond donc aux emplois aidés, ou aux systèmes type "Pacte de responsabilité". Le problème étant évidemment le coût très important de ces dispositifs. Cela se heurte à la contrainte budgétaire, et il ne faut donc pas espérer grand-chose.

La dernière possibilité, c’est les réformes structurelles pour modifier le marché du travail et encourager les embauches. C’est la proposition par exemple de Pascal Lamy de réduire le Smic, ou l’idée de flexibiliser le droit du travail. Là, on ne va pas se heurter à la contrainte budgétaire mais à la contrainte politique. Les gens vont en effet voir qu’il sera plus facile de les licencier que de se faire embaucher ailleurs, ce qui serait même vrai dans un premier temps…    

Bernard Marois : Très simplement, il n’y a du chômage que parce qu’il n’y a pas de croissance. On sait que si la croissance est inférieure à 1,5%, le chômage ne peut pas baisser. Les leviers de décision reposent donc sur le soutien des entreprises. Le Pacte de responsabilité pouvait à ce titre sembler une bonne mesure. Mais le texte est encore en discussion sur le nombre d’emplois qu’il va falloir créer en contrepartie. On ne risque donc pas d’aboutir à un bon résultat, puisque le seul objectif utile de ce Pacte serait de faire baisser les charges des entreprises. A ce moment-là il y aura une restauration des marges, et donc de l’embauche. Hors entreprises, l’Etat ne peut rien faire. Il peut essayer de proposer un habillage cosmétique avec des emplois aidés – qui ne seront que du court terme – mais ce ne sont pas des emplois productifs. Tant que l’entreprise n’est pas au centre d’un projet de développement, on n’arrivera à rien dans le domaine.

Manuel Valls va détailler dans son discours de politique générale les volontés de son action politique et économique, bien que l'Union européenne (UE), les instances supranationales ou les marchés détiennent une partie importante du pouvoir d'action. Concrètement, quels sont les domaines où, malgré l'affichage, le gouvernement national n'a plus concrètement le pouvoir de décision ? Qui l'a réellement ?

Alexandre Delaigue : Sur tout ce qui nécessite de desserrer la contrainte budgétaire, c’est-à-dire d’augmenter les dépenses, la limite de ce que peut le gouvernement a été atteinte. Et pour tous ceux qui voudraient jouer sur le déficit et la dette, il y aurait une sanction des marchés. Et si ça ne vient pas des marchés, ça viendra de la BCE.

Ce que l’on appelle la « pression des marchés » est en réalité une pression de la BCE. C’est cette dernière qui en fonction du signal qu’elle envoie – selon qu’elle approuve ou désapprouve les politiques nationales – incite les marchés à acheter de la dette publique, ou au contraire d’en vendre ce qui fera monter les taux. C’est donc la BCE qui a totalement le pouvoir dans ce domaine-là. C’est quelque chose que l’on a d’ailleurs clairement vu en Italie (la BCE ayant poussé le départ de Silvio Berlusconi), en Irlande et en Espagne. A chaque fois les gouvernements ont reculé face au désaveu de la BCE.

Imaginons après que la France dise « non » à cette situation. Cela irait certes à l’encontre des traités, il faudrait donc tenter de « renverser la table » en disant à l’Union européenne « je pense que vous ne laisserez jamais tomber la France, nous ferons donc ce que nous voudrons ». C’est un jeu quand même assez compliqué…

Bernard Marois : Je pense que l’Etat n’a déjà plus les moyens de créer directement de l’emploi. On ne le dit pas assez : les marges de manœuvres budgétaires sont aujourd’hui nulles. Le pouvoir de création d’emplois est donc maintenant entièrement sur les entreprises privées. 

Plus généralement, sur l’ensemble de la question économique, la Banque centrale européenne a un pouvoir considérable en définissant la politique monétaire de la zone euro. C’est elle qui influence les financements de l’économie. Bruxelles a aussi un rôle non négligeable puisque la Commission européenne est chargée de faire appliquer le Traité de Maastricht et le pacte de stabilité. Selon l’intensité avec laquelle elle décide de ces applications, cela détermine de nombreuses choses.

Les critiques fusent souvent pour dénoncer un dépouillement des pouvoirs de la classe politiques au profit de l'Europe ou d'intérêts privés. Quels sont les cas où ces dénonciations sont fausses ? Dans quels domaines de décision l'Etat laisse "décider les autres" mais n'est en réalité pas impuissant ?

Alexandre Delaigue : Ce contexte correspond largement à celui de la régulation financière. L’Etat aurait en effet largement les moyens de faire jouer une régulation financière, mais il s’est laissé capturer par l’industrie financière française. Légalement – et avec une légitimité politique énorme – l’Etat pourrait imposer plus de régulations au secteur bancaire. Mais ce que l’on voit c’est que non seulement la loi bancaire qui a été votée a été largement vidée de son contenu, mais que le gouvernement – alors qu’il pourrait passer par la Commission européenne pour imposer des contraintes – joue le rôle de premier lobbyiste du secteur bancaire français auprès de Michel Barnier à Bruxelles. L’Etat pourrait réglementer beaucoup plus, il a choisi de confier en pratique le pouvoir d’initiative et de décision au secteur bancaire français.  


Pourquoi l'Etat, dans les domaines où il s'est fait dépasser, s'est-il laissé ainsi réduire à l'impuissance alors même qu'il avait la primauté dans une économie française qui était assez dirigiste, et dans un pays qui s'est toujours considéré politiquement comme "à part" des intérêts internationaux ? 

Alexandre Delaigue : Il y a deux versions possibles de l’Histoire. La première, c’est une vraie tentative de compréhension de ce qui s’est passé en France – notamment à gauche – en 1983. L’idée à émerger que la France ne pouvait plus assumer une politique toute seule, face à des marchés devenus trop fort. On a donc décidé que puisque on est trop faible au niveau mondial, il fallait s’intégrer à des ensembles pour essayer d’influer sur les règles de fonctionnement. La France a donc été l’un des premiers promoteurs de la libéralisation financière, avec tous les dirigeants français du FMI, en espérant exercer son influence. C’est une stratégie d’abdication au niveau français, avec un projet géopolitique visant à être puissant au niveau européen. Cela fait plus de trente ans que l’on a fait le choix d’être une puissance moyenne, en créant une Europe qui pourrait fixer les règles du jeu au niveau mondial.

Le deuxième aspect c’est le complexe d’infériorité de la gauche française. Cette dernière pense en effet qu’elle doit prouver aux yeux du monde entier son sérieux, sa capacité à gérer. Résultat : elle est très sensible aux modes idéologiques et n’ose pas recourir à certaines pratiques que d’autres partis prennent de manière beaucoup plus décontracté. La gauche française n’osera pas dire « l’austérité ne fonctionne pas ». D’ailleurs si on regarde les déficits, ils explosent bien plus sous un gouvernement de droite que sous un gouvernement de gauche. Il peut donc y avoir une politique complètement inadaptée car la gauche d’aujourd’hui est constituée d’une génération de dirigeants complexés qui deviennent paralysés face aux situations où il faudrait ne pas respecter le culte général de l’austérité.   

Bernard Marois : C’est la mondialisation qui a imposé cette situation à la France. Les entreprises évoluant dans un marché mondialisé, elles ont des politiques d’optimisation fiscale contre lesquelles il est difficile de s’opposer. Cette mondialisation retire beaucoup, de pouvoir aux Etats, et il est inutile de vouloir imposer des taxes et des régulations si les autres pays ne le font pas.

On a bien vu sur la question des paradis fiscaux qu’une reprise en main est possible s’il y a un consensus, qui est aujourd’hui le seul moyen d’amener une régulation des marchés internationaux. Or, la France ne représente plus que 3,5% du PIB mondial et moins de 1% de la population de la planète. Elle ne peut plus espérer déterminer le cours des choses toute seule.

L'Etat peut également donner l'impression d'une certaine inaction, alors même qu'il tire les ficelles en coulisse. Quels sont les domaines où, malgré une apparente discrétion, voire où son absence serait acceptable, le gouvernement décide en réalité des orientations ?

Alexandre Delaigue : Les exemples dans le domaine sont plutôt à chercher dans ceux où les résultats sont en général pas très bon. On peut parler par exemple de tout ce qui tourne autour de la gestion des universités. On parle peu de la réforme de ces dernières, mais elle a eu un impact considérable puisqu'elles se déclarent l’une après l’autre en faillite… Autre secteur : la gestion de certaines fonctions logistiques dans le domaine public où l’Etat a piloté le changement pour des résultats très décevants, avec parfois des conséquences néfastes, comme par exemple le système « Louvois » de paiement des salaires des militaires.

Mais le secteur le plus flagrant dans le domaine, c’est celui du logement. L’impact de l’Etat et des politiques gouvernementales dans l’immobilier est extrêmement important, même si cela semble assez peu apparent sur le moment – on en parle même assez peu. Les politiques ont les coudées franches, et cela a, a posteriori, des conséquences considérables sur le marché.

Bernard Marois : L’Etat reste encore celui qui décide de l’environnement fiscal, social et réglementaire, qui pourrait dans l’idéal être « pro-business » ce qui est évidemment loin d’être le cas aujourd’hui. L’Etat peut également jouer sur l’image générale donnée aux entreprises. Il reste également le pouvoir de la France dans la négociation à Bruxelles sur la politique de retour à l’équilibre des comptes publics. C’est deux aspects où le gouvernement a réellement des leviers sur lesquels il doit jouer.

Le ras-le-bol de l'électorat vis-à-vis des paris de pouvoir tient au ressenti d'une impuissance de ces derniers face aux domaines où ils ont laissé filer le pouvoir de décision. Comment les représentants élus et le gouvernement pourraient-ils reprendre la main sans se mettre au ban de la communauté internationale ou sans rompre avec l'économie de marché ?

Alexandre Delaigue : En réalité, il n’y a pas énormément de possibilité. Soit on décide de partir sur une idée de renversement, soit on accepte qu’il existe une série de contraintes que l’on ne veut pas desserrer, et on ne pourra pas faire grand-chose. C’est d’ailleurs lié au système politique français avec son élection présidentielle où l’on fait un tas de promesses dans tous les sens, mais on est ensuite confronté à la réalité, ce qui créé le décalage permanent entre un discours radical vis-à-vis de l’intérieur, et très timoré envers l’extérieur.

Il faut noter de plus que tous les pays qui ont repris un petit peu la main sur leur politique économique l’ont fait dans un contexte où ils étaient beaucoup moins contraints que l’Europe d’aujourd’hui. On cite tout le temps les exemples du Canada et de la Suède au début des années quatre-vingt-dix qui ont pu reprendre la main en faisant des réformes de leur secteur public. Ils l’ont fait, certes, mais en desserrant la contrainte du taux de change, et partaient de positions en termes de dette publique bien moins importantes. Et ils avaient de plus un fonctionnement politique beaucoup moins violent que le nôtre.

Bernard Marois : Je pense que l’effort que le gouvernement aurait dû faire – déjà depuis plusieurs années – c’est de convaincre ses partenaires européens de desserrer les contraintes de remise à plat des dépenses publiques et des déficits budgétaires. Il faut pouvoir les étaler sur plus d’années. On a bien vu que dans les pays d’Europe du Sud, l’austérité imposée a amené la déflation. Il aurait fallu convaincre Bruxelles d’avoir un plan sur une décennie. On peut d’ailleurs encore essayer même si on a perdu beaucoup de temps. Il sera d’ailleurs très difficile de faire accepter à la Grèce, l’Italie, l’Espagne et le Portugal que la France ne fera pas d’efforts alors qu’eux ont dû en faire.

Propos recueillis par Damien Durand

Pour lire le Hors-Série Atlantico, c'est ici : "France, encéphalogramme plat : Chronique d'une débâcle économique et politique"


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