Bonnes feuilles
Valeurs, culpabilisation et principe de précaution : la wokisation de la science supposée « dure » est en marche
Marcel Kuntz publie « De la déconstruction au wokisme La science menacée » chez VA Editions. Il existe une vraie menace pour la science : la remise en cause de l’universalisme et du mérite, au profit d’une mise en avant d’appartenances communautaires. Extrait.
Marcel Kuntz
Marcel Kuntz est biologiste, directeur de recherche au CNRS dans le laboratoire de Physiologie Cellulaire Végétale. Il est Médaille d'Or 2017 de l'Académie d'Agriculture de France
Il est également enseignant à l’Université Joseph Fourier, Grenoble.
Il tient quotidiennement le blog OGM : environnement, santé et politique et il est l'auteur de Les OGM, l'environnement et la santé (Ellipses Marketing, 2006). Il a publié en février 2014 OGM, la question politique (PUG).
Marcel Kuntz n'a pas de revenu lié à la commercialisation d'un quelconque produit. Il parle en son nom, ses propos n'engageant pas son employeur.
C. Culpabilité, culpabilisation
Le sentiment de culpabilité occidentale (Western Guilt) est le facteur clé de la propagation de la vision postmoderne et du wokisme. Tenaillé par des évènements historiques aujourd’hui réprouvés, même s’il n’y a pas directement participé, même si ce qui est incriminé est un phénomène d’un passé révolu, comme le colonialisme (un grand moteur de la culpabilité en France), ou extrêmement minoritaire de nos jours, l’Homme postmoderne accepte toutes les accusations à son encontre. Il veut obtenir son rachat en faisant montre de nouvelles vertus (virtue-signalling), de manière dévotieuse : il se fait ainsi un devoir d’afficher publiquement son antiracisme bien sûr, mais aussi son non-sexisme, d’être inclusif, écoresponsable, etc.
En publiant Le Sanglot de l’homme blanc (Seuil, 1983), un ouvrage toujours d’actualité, le philosophe Pascal Bruckner a été l’un des premiers à décrire la « haine de soi » des Européens, élevés dans la certitude que leur civilisation était porteuse d’un mal essentiel exigeant la pénitence. Leurs fautes étant l’impérialisme et le colonialisme.
Depuis, le postmodernisme a élargi la panoplie des concepts bien-pensants, souvent flous, mais valorisés par la pensée dominante et qui permettent d’exhiber la justesse morale de sa position (par exemple en s’excusant de son « privilège blanc », un concept wokiste qui prétend que le seul fait d’être Blanc vous procure des avantages sociaux et économiques que les Non-Blancs n’auraient pas). L’influence de l’écologisme a également accru le sentiment de culpabilité de l’Occident, notamment sur la question climatique.
L’Université et la recherche ne sont pas épargnées : l’imprégnation par la culpabilité postmoderne explique l’acceptation des accusations de racisme ou de sexisme systémiques. Il en va de même du concept de « Violences Sexistes et Sexuelles ». Le problème étant ici l’extension excessivement large du périmètre des « violences » et du « sexisme ». Nous sommes en présence de la construction idéologique d’un syntagme dont la tête nominale est
« violence ». Il s’agit d’afficher une lutte (que personne ne conteste) contre les vraies violences, pour désamorcer tout esprit critique à l’encontre d’un programme plus large de contrôle social des comportements. Le terme wokiste de « micro-agression » procède de la même démarche : il s’agit de classer dans la catégorie des violences des questions, des commentaires ou des plaisanteries qui peuvent potentiellement contrarier quelqu’un, même involontairement, notamment des personnes hypersensibilisées à la question de la « race » ou du « genre » (la « micro-agression » est totalement subjective, car fonction de la perception de celui qui se sent « offensé », et du degré de culpabilisation des « offenseurs » qui n’oseront pas protester de leur innocence).
V. Valeurs
La référence omniprésente aux « valeurs » (diversité, inclusion, écologie, etc.) ainsi que leur prescription quasi obligatoire dans la vie de la Cité, et de là en science, sont des caractéristiques de la phase actuelle de la postmodernité. Autrement dit, contrairement à ce que l’on pouvait penser dans le sillage de la French Theory et du relativisme absolu, nous ne sommes pas dans un monde où les valeurs ont disparu, remplacées par des droits et des normes (qui certes prolifèrent), mais elles sont souvent ramenées à des slogans […] qui révèlent un système sémiotique et idéologique sous-jacent.
Le sociologue Max Weber avait développé le concept de « neutralité axiologique » de la science. Comme le propre des sciences sociales est d’étudier des objets structurés par des valeurs, Weber a distingué « jugement de valeur » (jugement normatif) et « rapport aux valeurs » (l’action d’analyse des valeurs sans émettre de jugement normatif). Il a ainsi souligné la nécessité « d’une séparation stricte entre savoir empirique et jugement de valeur ». Cet idéal, certes difficile à atteindre en toute circonstance, devint l’un des critères de la neutralité scientifique.
Sans entrer dans les diverses interprétations de ce concept de Weber, on peut souligner que, dès son époque, il fut contesté par certains, notamment pour les sciences sociales qui ne relèveraient pas du même registre épistémologique que les sciences de la nature. Dans l’ère postmoderne, divers auteurs arguent de « l’impossible neutralité axiologique », en revendiquant un jugement de valeur, politique, pour leurs travaux universitaires. Certains justifient ainsi le refus de distinguer jugement de fait et jugement de valeur par la nécessité morale de se ranger aux côtés des opprimés (la « sociologie académique » conforterait l’ordre établi). D’autres tentent de démontrer que la « défense de la « neutralité axiologique » repose notamment sur une interprétation erronée de Max Weber [car] le grand sociologue dénonçait avant tout « une attitude d’enseignement profitant d’un type de positionnement permettant de transmettre, sans le dire et au prétexte de neutralité, des valeurs morales et politiques, le plus souvent réactionnaires ».
L’argument du postmodernisme contre la « neutralité axiologique » de la science est que tout observateur est « situé » […]. Le concept de « situé » est à rapprocher du fameux : « d’où parles-tu, camarade ? » de Mai 68, devenu : à quelle communauté appartiens-tu ? La pensée postmoderne a ainsi théorisé une « épistémologie du point de vue » (par analogie avec l’observation d’un paysage qui peut paraitre différent selon la position de l’observateur). « Points de vue » et « savoirs situés » permettent à leurs théoriciens d’affirmer qu’il n’y a pas de science objective, pas même les disciplines scientifiques aux méthodes éprouvées, mais autant de « sciences » que de groupes supposés « dominés » par la « science blanche »
Outre ces conceptions militantes, les « valeurs » s’imposent sous d’autres formes dans la postmodernité. L’une de ses « valeurs » cardinales est la « participation », supposée directe et idyllique, de la « société civile » à diverses décisions politiques. Ces dernières, dans la vision moderne et dans le cadre de la démocratie représentative, sont du ressort des Élus, qui peuvent solliciter l’avis des spécialistes du domaine concerné. L’approche « participative » se nourrit, à tort ou à raison, de l’idée que la démocratie représentative est une oligarchie et que les experts se sont souvent trompés, voire ont été corrompus. Cette participation rencontre une certaine approbation dans l’opinion publique, et a sans doute des vertus dans le cadre d’une démocratie locale. Cependant, au sens postmoderne, la « participation » ne se limite pas à une telle démocratie directe sur des sujets accessibles à tous, mais s’immisce dans des questions complexes (d’autant plus difficiles à cerner pour le non-expert, qui souvent ne sait plus à qui se fier pour s’informer, car la postmodernité a « déconstruit » la notion de vérité).
Transposée à la science, la participation de la « société civile » (les « profanes ») a de profondes implications, puisqu’elle signifie que les processus scientifiques (comme l’évaluation des risques), qui appliquent une méthode, ne peuvent pas reposer uniquement sur des experts, mais bénéficieraient de l’implication des « parties prenantes ». Il ne s’agit pas pour ces dernières de faire valoir uniquement un bon sens de la prudence, par exemple, ce qui est légitime, mais bien, pour la pensée postmoderne, de modifier la méthode scientifique. On notera que le terme « parties prenantes » (stakeholders) exclut de facto la plupart des « citoyens », qui ne sont pas organisés en groupes reconnus comme tel, c’est-à-dire qui ne sont pas des lobbys (non industriels). La collaboration entre soignants et patients est souvent présentée comme un exemple réussi de « science participative ». Bien que cela puisse être vrai, cela représente un cas où aucune force politique n’est à l’œuvre, et où toutes les parties veulent « plus de science » plutôt qu’une partie promeuve « une autre science » (avec en arrière-pensée politique : un « autre monde ») [...]
Les exemples d’imprégnation postmoderne pourraient ici être multipliés. Citons simplement le « Plan stratégique pour la recherche et l’innovation » (2021-2024) de la Commission européenne : le terme « participatory » ou « participation » apparait quinze fois dans ce document. À titre de comparaison, le terme « biotech… » lui n’apparait que sept fois.
Un rapport de 2016 des National Academies of Sciences (États-Unis) intitulé « Gene Drive on the Horizon », bien que scientifiquement excellent en ce qui concerne ces nouvelles biotechnologies, illustre un virage idéologique (sous l’influence d’éthiciens et de sociologues postmodernes) : ce n’est plus la société, dans son propre intérêt, qui devrait écouter la science, mais la science devrait s’aligner sur les « valeurs publiques ». De manière significative, le sous-titre de ce rapport est « Advancing Science, Navigating Uncertainty, and Aligning Research with Public Values » (Faire progresser la science, naviguer dans l’incertitude et aligner la recherche sur les valeurs publiques). Le terme « recherche » est ici ambigu. Il peut signifier le financement de la recherche, qui est un choix politique légitime et, bien sûr, influencé par des « valeurs » (l’ambiguïté de ce terme doit cependant être reconnue). Il peut aussi être compris comme la manière dont la science est pratiquée, c’est-à-dire la méthode scientifique, et cela devient problématique : les « valeurs publiques » changent radicalement selon les civilisations et même au fil du temps dans un lieu donné, ce qui est incompatible avec la méthode scientifique universaliste.
Une autre valeur cardinale de la postmodernité est l’affichage de son opposition à toute prétendue discrimination, au risque de mettre en cause la conception méritocratique, pour ne pas dire aristocratique, de la science.
Une autre « valeur » de la postmodernité est l’importance donnée aux « comités d’éthique », en leur prêtant la capacité de présenter une morale universelle, alors que leur avis ne fait que refléter l’idéologie dominante en leur sein. Ils peuvent donc être orientés en sélectionnant les membres desdits comités. L’omniprésence de « référents » (anti-discrimination, égalité, harcèlement, éthique/déontologie, fraude/intégrité scientifique, etc.) est une autre façon pour la postmodernité d’imposer ses « valeurs » (l’autorité que confère le titre de « référent » dissuade certaines pensées non alignées de s’exprimer). Le « référent », qu’il soit vu comme infantilisant, ou comme un commissaire des comportements (ou les deux à la fois), est typiquement postmoderne, car il nous éloigne de la valeur d’émancipation des Lumières (« ose penser par toi-même »).
Z. Zéro-risque (principe de précaution)
Le Principe de Précaution s’énonce de manière ambigüe (« l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable »), ce qui n’a pas empêché qu’il devienne une obligation de nature constitutionnelle. Ce Principe a fait l’objet de nombreuses analyses afin de savoir s’il était utilisé dans son sens originel, une forme de prudence dans l’action, ou au contraire une recette pour l’inaction, notamment d’« ouverture de parapluie » des décideurs politiques souhaitant se protéger (par exemple d’une action en justice) face à tout risque médiatisé.
Son origine, dans les années 1980, est en tout cas à chercher dans l’idéologie européenne du « sans tragique » qui a été étendue aux risques technologiques. Les conséquences largement documentées sont : pour éviter tout risque (même hypothétique), on est prêt à renoncer aux bénéfices (même établis). Le cas du nucléaire civil fournit un exemple dans certains pays. Les biotechnologies des plantes et les OGM diabolisés illustrent également cette tendance qui s’est étendue aux nouvelles biotechnologies appelées gene editing, et ne semble plus pouvoir être freinée par les pouvoirs publics. De concert avec le Principe de Participation (voir l’entrée « valeurs »), le Principe de Précaution permet, dans la réalité de son application, de réclamer le risque zéro avant tout déploiement d’une nouvelle technologie.
Les États-Unis ont certes leurs propres excès postmodernes, dont la culpabilité face au « racisme systémique » et la cancel culture. Cependant, ce pays n’a pas renoncé à la puissance, et de ce fait ne laisse pas les risques submerger les bénéfices. Le cas des biotechnologies végétales illustre la différence d’approche : les États-Unis développent et exportent leurs produits ; l’Europe s’acharne à les bloquer et use de son soft power pour exporter ses peurs et son idéologie de bons sentiments.
Extrait du livre Marcel Kuntz, « De la déconstruction au wokisme La science menacée », publié chez VA Editions
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