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Traité sur les armes nucléaires : la sortie des Etats-Unis mène-t-elle vers le chaos planétaire redouté par les observateurs (et par les Russes) ?
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Alors que les Etats-Unis sont officiellement sortis le dimanche 2 aout du traité FNI de limitation des armes nucléaires à portée intermédiaire, le spectre d'une nouvelle course aux armements se profile.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : La signature du traité INF en 1987 avait abouti à l’élimination pour les Etats-Unis et la Russie de toute une classe d'armes nucléaires : les armes nucléaires à portée intermédiaire. Pour quelle raison ces pays voulaient-ils supprimer ce type de missiles balistiques ? 

Jean-Sylvestre Mongrenier : En 1977 et dans les années qui suivirent, l’URSS avait déployé en Europe de nouveaux missiles de portée intermédiaire, les SS-20, modernes et précis selon les critères de l’époque. Ces missiles n’étaient pas couverts par les accords américano-soviétiques sur les armes nucléaires stratégiques, à portée intercontinentale : les accords SALT I et SALT II, en 1972 et 1979 portaient sur les missiles soviétiques visant le territoire américain et réciproquement. Aussi menaçaient-ils de manière spécifique l’Europe occidentale. Par voie de conséquence, les alliés européens des Etats-Unis craignaient un découplage géostratégique entre les rives de l’Atlantique-Nord. La question qui les taraudait était la suivante : si l’URSS avait effectivement les moyens de frapper de manière sélective les centres de décision politico-militaires et les infrastructures de l’OTAN, les Etats-Unis seraient-ils prêts à déclencher une riposte nucléaire, quitte à sacrifier New-York et Washington ? Et ce alors qu’aucune grande ville d’Europe occidentale n’aurait été « effacée » de la surface de la Terre ? C’est le débat sur la validité du parapluie nucléaire américain qui resurgissait. Ce débat était récurrent depuis l’acquisition par les Soviétiques de l’arme nucléaire (1949) et surtout la mise au point de missiles de longue portée (milieu des années 1950). 

Aussi les alliés européens ont-ils demandé aux Etats-Unis de nouvelles garanties de sécurité, afin de renforcer la crédibilité de la dissuasion américaine. En 1979, l’OTAN et ses Etats membres ont pris une « double décision » : 1) exigence de retrait des SS-20. 2) En cas de refus, déploiement de missiles américains d’une portée équivalente. Ce fut le début de la « bataille des euromissiles ». In fine, malgré les grandes manifestations pacifistes et la subversion soviétique, les gouvernements des pays de l’OTAN tinrent bon et de nouveaux missiles américains, beaucoup plus précis que les soviétiques, furent déployés en Europe occidentale (Pershing II et missiles de croisière). Remémorons-nous notamment le soutien apporté par François Mitterrand au chancelier Helmut Kohl, au Bundestag, pour que la RFA accepte le déploiement de missiles américains (« Le pacifisme est à l'Ouest et les euromissiles sont à l'Est. Et je pense qu'il s'agit là d'un rapport inégal », 20 janvier 1983). Quelques années plus tard, la politique étrangère musclée de Ronald Reagan, la guerre d’Afghanistan (1979-1989), le contre-choc pétrolier (première moitié des années 1980) et le gravissime accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl (1986), révélaient et accentuaient les « contradictions internes » du système soviétique. La touche finale à la longue stratégie occidentale de containment était apportée. 

Secrétaire général de l’URSS à partir de mars 1985, Mikhaïl Gorbatchev cherchait les voies d’une nouvelle détente (sommet Reagan-Gorbatchev de Reykjavik, 1986). La négociation et la signature du traité sur les FNI en fut le résultat (8 décembre 1987). Ce traité bilatéral prévoyait l’élimination de toutes les armes nucléaires d’une portée de 500 à 5 500 kilomètres. Au total, près de 2700 missiles ont été détruits. Dans le domaine des armes nucléaires stratégiques mais aussi sur le plan des armes classiques (non-nucléaires), d’autres traités ont suivi (traité START, traité sur les Forces conventionnelles en Europe, etc.). Dans l’intervalle de temps, les événements se sont accélérés : fin de la « doctrine Brejnev » (1988), retrait soviétique d’Afghanistan, chute du Mur de Berlin et fin du « rideau de fer » (1989), réunification de l’Allemagne, dislocation du bloc soviétique puis désintégration de l’URSS (1989-1991). Si la manœuvre de Mikhaïl Gorbatchev visait initialement à obtenir un répit pour restructurer le système soviétique, avant de repartir à l’assaut, elle a échoué. Malgré lui, le rénovateur du socialisme en aura été le fossoyeur. Bref, il importe de replacer le traité FNI dans son époque : ce n’était une décision prise dans l’absolue liberté de l’empyrée. 

Pour quelle raison les Etats-Unis se sont-ils retirés du traité FNI? 

Le gouvernement des Etats-Unis et ceux de ses alliés, y compris celui de la France, disposent de renseignements qui attestent du fait que la Russie n’a pas respecté les obligations contractées dans le cadre du traité FNI. Dès après l’élimination de cette catégorie de missiles, en 2002, le CMI (complexe militaro-industriel) russe a entrepris de développer un nouveau type de missile de croisière : le 9M729 (SSC-8, selon la nomenclature de l’OTAN). D’une portée de 2500 kilomètres, ce missile est très au-dessus du seuil inférieur défini par le traité de 1987 (500 km) sans dépasser le seuil supérieur (5 500 km). Autrement dit, c’est une arme de théâtre qui vise spécifiquement l’Europe. Le SSC-8 est déployé sur au moins deux bases : l’une à l’est de l’Oural, l’autre dans la région de la mer Caspienne. Le gouvernement russe assure pour sa part que le SSC-8 a une portée inférieure à 500 kilomètres. Aucun service ou expert occidental ne corrobore une telle affirmation, et les gouvernements des pays alliés aux Etats-Unis soutiennent les affirmations américaines. On peut supposer que certains des gouvernements européens auraient cependant préféré fermer les yeux sur la violation du traité FNI par la Russie. A court terme, l’« accommodement » est plus facile. 

A l’inverse de la Russie, les Etats-Unis n’ont pas conçu, construit et déployé des  missiles de ce type. Comme c’est le cas depuis de longues années, Moscou remet sur la table la question de la défense anti-missile américaine, mise en œuvre dans le cadre de l’OTAN en ce qui concerne l’Europe. Ce ne sont pas des armes offensives, mais défensives, destinées à intercepter un missile adverse (au moyen d’un choc cinétique). Antérieurement, la Russie n’a d’ailleurs pas prétendu que ces anti-missiles violaient le traité sur les FNI : c’est un argument ad hoc, visant à rétorquer aux questions formulées par les pays de l’OTAN quant au non-respect par la Russie du traité de 1987. Selon le Kremlin, les Etats-Unis ainsi que les autres pays de l’OTAN devraient respecter unilatéralement un traité que la Russie ne respecte pas. Simultanément, ils devraient renoncer à leur défense anti-missile, alors même que la Russie a de longue date mis en place un tel système et qu’elle le modernise de manière continue.

Au vrai, il semble que dans cette affaire (i.e. les missiles de portée intermédiaire), Washington se préoccupe principalement d’apporter des réponses à l’arsenal balistique chinois, dont près des neuf-dixièmes ont une portée entre 500 et 5  500 km. Sitôt les Etats-Unis effectivement sortis du traité, le Pentagone a confirmé que de nouveaux missiles de ce type seraient conçus et construits, afin de contrer les vues et objectifs de la République populaire de Chine (RPC) en Asie orientale et dans le Pacifique occidental : voir la stratégie chinoise d’intimidation des pays situés dans son « étranger proche », et les stratégies de déni d’accès dans les « méditerranées asiatiques » (mer de Chine du Sud principalement, mais aussi mer de Chine de l’Est). Si de telles armes pourraient être déployées sur des navires, l’implantation au sol est moins coûteuse et, surtout, a des effets politico-stratégiques plus visibles pour la partie adverse. Notons que ces nouveaux missiles n’auraient pas besoin d’être dotés d’une tête nucléaire. Le déploiement d’armes classiques hypervéloces et précises générerait moins de résistance dans les opinions publiques des pays concernés. 

Enfin, l’Amérique connaît un nouveau « moment jacksonien », i.e. une forme de nationalisme unilatéraliste dominée par la figure d’Andrew Jackson, président des Etats-Unis entre 1829 et 1837. Cela se traduit par une hostilité systématique à l’encontre des traités et instances dénoncés comme autant d’entraves à la puissance américaine (voir Stanley Hoffman et le thème de « Gulliver empêtré »). Dès 2011, plusieurs informations laissaient à penser que la Russie ne respectait pas le traité FNI. Mezzo voce, l’Administration Obama avait soulevé ce problème deux ans plus tard (2013). Finalement, la « patience stratégique » l’avait emporté : le mal était toléré. Dans le présent contexte international, comparable à une nouvelle guerre froide, il n’est plus question d’accepter les obligations d’un traité que l’autre signataire ne respecte pas. De surcroît, les facteurs idéels des décisions prises par l’Administration Trump, que l’on qualifiera de « jacksonienne », ne doivent pas être ignorés. Nombre de ceux que des commentateurs français, cédant malheureusement au psittacisme, persistent à désigner comme des « néo-conservateurs », sont en fait des représentants de la tradition jacksonienne. A cet égard, il faut lire ou relire Walter Russel Mead (cf. Sous le signe de la Providence. Comment la diplomatie américaine a changé le monde, 2003). Il fait de cette tradition politique l’une de celles qui influencent la vie politique des Etats-Unis, leur perception du monde et leurs décisions en politique étrangère (Walter Russel Mead distingue trois autres grandes traditions initiées par Thomas Jefferson, Alexander Hamilton et Woodrow Wilson). 

Les pays européens sont les principaux menacés par la fin de l'interdiction des armes intermédiaires russes et américaines. L'Europe est-elle « sacrifiée » par les Etats-Unis pour leur permettre de se reconcentrer sur la Chine ?

La question est biaisée. La Russie viole le traité FNI et déploie des missiles de portée intermédiaire qui visent spécifiquement l'Europe, et il faudrait s’interroger sur le sacrifice de l’Europe par les Etats-Unis! Exit la menace balistique russe qui pèse directement sur l’Europe. C’est pourtant le sujet. Si les Etats-Unis ne réagissaient pas et regardaient ailleurs, on pourrait leur adresser le même reproche de sacrifier l’Europe. Dans chaque cas de figure, les Etats-Unis sont fautifs : « double bind ». 

Quant à la montée en puissance de la République populaire de Chine (RPC), il faudra bien que les Alliés, collectivement, prennent en compte la question car elle a inévitablement des prolongements géopolitiques, stratégiques et militaires qui concernent l’Europe. De fait, il est urgent de ne plus voir la RPC comme une lointaine puissance d’Asie-Pacifique dont les agissements ne nous concerneraient pas. D’ores et déjà, la Chine populaire vient à nous : elle tisse une alliance avec la Russie et se déploie sur un vaste arc de cercle depuis l’Arctique jusqu’à la Méditerranée. Ses forces manœuvrent en Baltique et en Méditerranée, avec leurs homologues russes. Des intérêts pénètrent l’Europe du Sud, l’Europe centrale, les Balkans, le bassin de la mer Noire et le Caucase-Sud. 

Les Américains sont pleinement conscients de la chose et négligent pas l’Europe. Cessons de penser selon les catégories d’un jeu à somme nulle : l’importance stratégique croissante de l’Asie impliquerait automatiquement la perte de valeur stratégique de l’Europe. Nonobstant le rêve de « Grande Suisse », l’Europe est à la croisée de bien des défis et des menaces. Elle ne pourra pas de ce monde volatil (« mercurian world ») et dangereux. Entre les Etats-Unis et leurs alliés, il y a donc matière à discussions et négociations, en vue d’une réévaluation des menaces qui pèsent sur l’Occident. Du reste, ce « threat assessment » est déjà amorcé, sur le plan bilatéral et dans le domaine multilatéral. A cet égard, le thème de l’Indo-Pacifique et l’élaboration de stratégies dans cet espace sont essentiels. Il faudra l’étendre aux questions géoéconomiques (commerce et technologies). 

Le conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis John Bolton s'est déclaré favorable à un non-renouvellement d'autres accords comme l'accord START (Traité sur la réduction des armements stratégiques qui expire en 2021). Peut-on s'attendre à une nouvelle course aux armements ? Un pays comme la Russie a-t-elle les reins assez solides économiquement pour supporter une nouvelle escalade ?

En l’état des choses, il n’y a pas de course aux armements, si l’on entend par là un mouvement irrationnel, animé par un mécanisme du type action/réaction. On observe la reconstitution d’une puissance militaire et d’une menace russe, la répétition des menaces verbales et le développement d’un appareil militaire capable de les réaliser révélant les intentions du pouvoir russe. En politique internationale, cela correspond à la définition de l’inimitié: une intention hostile étayée par les moyens, militaires et autres, d’atteindre ses fins. De leur côté, si les Américains ont accru leurs dépenses militaires, cette dynamique s’inscrit dans une perspective globale centrée sur la matérialisation des ambitions géopolitiques chinoises. Vue de Washington, la Russie est un « petit perturbateur » ne devant pas distraire les Etats-Unis du « grand perturbateur » que constitue la République populaire de Chine (RPC). Il n’en reste pas moins vrai que ces rivalités et tensions entre puissances de premier plan ont déjà leurs effets en matière de dépenses militaires.

Dans cette affaire, il est probable que Moscou aura du mal à tenir la distance. D’aucuns mettent en valeur l’« économie-cafard » de la Russie, susceptible de de s’adapter à une situation d’ensemble difficile. Par rapport à l’époque soviétique, les exportations bien plus importantes de pétrole et de gaz constituent un poumon extérieur. Cela dit, les sanctions occidentales ont de réels effets, en profondeur, sur l’économie russe. Ces deux dernières années, leurs effets sur la  conjoncture ont  aggravés par la baisse des cours du pétrole (par rapport aux cours de la deuxième moitié des années 2000). L’ensemble a des conséquences négatives sur les budgets militaires. A court et moyen terme, des facteurs qualitatifs peuvent en partie compenser les faiblesses russes : une vue-du-monde frustre mais robuste qui constitue un cadre d’action, des objectifs clairs, un esprit de suite et une grande capacité à saisir les opportunités, de l’audace tactique. Sur le long terme, les facteurs quantitatifs (démographie et économie) devraient prendre le dessus. Une remarque cependant : d’ici-là, bien des choses peuvent se produire. Au regard des grands équilibres de puissance, les Centraux en 1914 ou encore l’Axe en 1939, peuvent rétrospectivement apparaître voués à la défaite : il aura tout de même fallu deux guerres titanesques. Idem pour l’URSS dont le système ubuesque était lui aussi condamné : la Guerre Froide aura duré quatre, voire cinq décennies (Georges-Henri Soutou utilise l’expression de « guerre de Cinquante Ans »). 

Enfin, il faut considérer l’ensemble du problème géopolitique et élaborer une image globale : la Russie ne doit plus être appréhendée comme une puissance solitaire. Vaille que vaille, c’est bien une forme d’alliance qui se constitue entre elle et la RPC. Si, au regard de la superpuissance chinoise, les termes globaux de cette alliance sont défavorables à la Russie, cette dernière utilise la carte militaire pour partiellement compenser les déséquilibres sino-russes. C’est dans le contexte d’une « grande Eurasie » sino-centrée qu’il faudra évaluer la capacité de la Russie à conduire une grande stratégie envers et contre l’Occident. Bien entendu, il n’est pas sûr qu’à l’avenir, Moscou se contente d’un rôle de puissance additionnelle, à la remorque de Pékin. Il est donc loisible de spéculer sur la possibilité d’un « Nixon in reverse » : un renversement de situation qui aboutirait à une alliance entre l’Occident et la Russie contre la Chine populaire. Certains expliquent depuis longtemps qu’une alliance sino-russe n’est d’ailleurs pas possible. Pourtant, les deux décennies ont vu le partenariat géopolitique Moscou-Pékin se resserrer. Désormais, bien des rapports et analyses traitent d’une alliance sino-russe. Les facteurs les plus profonds jouent dans le sens de son renforcement. Les deux puissances, et quelques autres de par le monde, sont réunies par une commune « polémique » (au sens fort) contre l’Occident et une volonté de revanche. Dans une sorte de « dos-à-dos », Pékin et Moscou se soutiennent réciproquement. Ne sous-estimons pas la force des passions dans le cours de l’Histoire. La passion n’exclue d’ailleurs pas le calcul politique et la rationalité stratégique.

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