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Tout savoir sur le symposium de Jackson Hole, ce rassemblement des dirigeants économiques mondiaux qui impacte la planète entière
©Reuters

Foire aux banquiers centraux

Jackson Hole est un lieu unique et un moment "magique" où il existe une probabilité non-nulle de voir un vrai décideur (un banquier central, donc) croiser un vrai spécialiste des questions monétaires (un économiste universitaire américain, donc).

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Résumons : les banquiers centraux indépendants ont pris, pour le meilleur et pour le pire, tous les pouvoirs économiques véritables, comme lors de la dernière grande vague déflationniste. Les pacifistes sont dans les gouvernements et dans les journaux, les missiles sont chez les banquiers centraux. Aux Etats-Unis, ces gens-là se réunissent tous les ans à la fin août pour une thérapie de groupe avec des économistes dans un trou paumé du Wyoming nommé Jackson Hole (ce qui vaut mieux qu’en zone euro, où ils n’ont jamais le moindre contact avec des économistes académiques). Ce symposium n’était connu que de rares spécialistes il y a encore quelques années, mais depuis que Bernanke y a dit des choses significatives, vers 2010 (décision du QE2) et 2012 (QE3, forward guidance), les marchés financiers y scrutent attentivement les moindres textes, les moindres gestes. Cette focalisation est logique, ils savent qu’un bout de phrase en plus ou en moins dans une déclaration de Janet Yellen ou de Mario Draghi peut changer beaucoup de choses, car dans un cycle déflationniste à peu près tout se résume à de la politique monétaire, y compris le taux de chômage, l’accès à l’immobilier et la soutenabilité des dettes, le prix du pétrole et le coût final des prêts étudiants (regardez par exemple ce Brexit qui devait être un tsunami : depuis que la Banque d’Angleterre a un peu bougé, tout le monde s’en fout). Si on commence à parler d’un début d’idée de déplacement de la cible d’inflation, demain, dans un atelier de travail dans le Wyoming, ce sont tous les taux qui bougent, mais aussi derrière une bonne partie de l’économie. Pour les citoyens-électeurs, le conclave de Jackson Hole est plus mystérieux : beaucoup croient encore que les responsables politiques et les chefs d’entreprise ont une prise sur les réalités macroéconomiques, et puis le langage utilisé par les banquiers centraux est si délicat à décrypter (notez que c’est fait exprès). Ceci dit, même si le grand public n’utilise pas des concepts comme "manque de demande agrégée" ou "lacunes de la forward guidance" ou "crise des élites monétaires comme dans les années 1930", et même s’il ne se rend pas toujours compte à quel point la politique monétaire est partout maintenant arrivée à la croisée des chemins (sur les instruments et les indicateurs utilisés, mais plus encore sur les objectifs et sur la transparence), il comprend qu’il y a un problème, et réclame des changements, en zone euro bien sûr mais même aux Etats-Unis, comme dans ce sondage récent ; voyez en particulier la domination des trois premiers items :

Ils ressentent la crise même des années plus tard, ils sentent bien l’impuissance des élus, en même temps ils ne réclament pas vraiment un new deal dispendieux, au fond ils veulent un Quantitative Easing pour le peuple, de la monnaie nouvelle et non pas du crédit en plus ou des barrières douanières. Parenthèse : Piketty et ses inégalités-injustes-abominables font un tabac dans les librairies new-yorkaises mais, dès que les choses comptent vraiment (c’est-à-dire dans les portefeuilles chez les financiers, et dans ce genre d’enquête auprès de la population générale), on voit que les gens s’en moquent (ils sont 3% à estimer que l’écart entre les riches et les pauvres est LE problème, dans un pays comme les Etats-Unis où cet écart n’est pas mince et où, dit-on, il ne se réduit guère sur la période récente…) ; ils veulent d’abord une sortie du surendettement et de la déflation, parce que prosaïquement ce qui compte le plus c’est d’avoir des perspectives d’activité et la sécurité, et non un traitement fiscal customisé pour rejoindre les revenus nets du voisin de palier. Les gens consomment du Piketty mais raisonnent plutôt comme Irving Fisher et Milton Friedman, à l’inverse des journalistes qui eux reçoivent gratuitement du Piketty et raisonnent ensuite comme lui. Mais revenons à nos moutons monétaires.

L’affiche du symposium de cette année est particulièrement alléchante : "Designing Resilient Monetary Policy Frameworks for the Future" ; il y a donc une chance pour qu’on discute enfin de choses sérieuses : non plus la politique monétaire "data driven" du quotidien, une sorte de stop&go en fonction des humeurs d’un comité et de données contradictoires dont les poids sont repondérés toutes les six semaines, mais une vraie discussion sur les objectifs finaux, avec peut-être je l’espère comme en 2012 quelques avancées sur le thème du NGDP targeting, une cible de PIB nominal pour lier les mains des banquiers centraux tout en leur laissant une grande autonomie fonctionnelle pour atteindre la cible. Je veux voir de la forward guidance, pas de la near term guidance. Si seulement un petit saut intellectuel et méthodologique vers les travaux de Scott Sumner pouvait nous débarrasser de ce climat pénible qui règne depuis 2013 où le moindre évènement, la moindre donnée, servent de base à des discussions sans fins sur le point de savoir si les taux courts nominaux de la FED (le tout petit bout de la lorgnette monétairement !) seront montés de 0,25% dans un mois ou dans six mois…

Hélas, les principaux invités cette année n’ont pas du tout envie de s’engager très loin dans cette direction. Le programme n’a pas été publié, mais tout de même. Yellen est amorphe, ne veut pas se prendre des coups dans un contexte politique où l’idée d’un audit de la FED revient souvent au Congrès. Dudley alterne le chaud et le froid, il a douché le marché le 16 août (alors que les minutes du comité de Juillet suggérait que le staff anticipait une inflation encore en dessous de 2% jusqu’en 2018, ce qui peut difficilement justifier une quelconque hausse de taux en 2016…) et depuis c’est à nouveau la cacophonie générale, alors que Bullard avait organisé peu avant son transfert vers l’équipe des colombes, que des officiels FED ont déclaré qu’ils voulaient voir l’inflation "dans le blanc des yeux" avant d’envisager des frappes, et qu’à l’inverse l’équipe des faucons exerce toute sa malfaisance à chaque bon chiffre économique publié (à tel point que le marché semble préférer la publication de mauvais chiffres). Je vous l’avais bien dit : depuis que notre copain Narayana de Minneapolis n’est plus dans le Comité, c’est le bazar ; en politique monétaire indépendantiste un seul être vous manque et tout est dépeuplé.  

Alors le débat 2016 va tourner autour d’un concept stratosphérique et (à mon humble avis) assez fumeux : la baisse du niveau d’équilibre de long terme des taux de la FED ("r*"). On le sait parce que Williams (président de la FED de San Francisco, et auteur avec Laubach du papier académique de référence sur ce thème en 2003) glose beaucoup sur ce thème, et qu’il est rejoint par ses collègues depuis qu’ils ont le droit de poser leurs votes (les "dots") sur le cheminement futur des taux directeurs y compris à long terme. Ce thème du taux d’équilibre a le mérite aux yeux de la FED de ne pas être trop en phase avec l’actualité tout en étant assez regardé (sans être trop compris non plus) par les acteurs du marché, tout en variant les plaisirs par rapport aux anciennes discussions stériles sur le NAIRU. Une diversion idéale. Et un bidouillage général, Williams lui-même n’hésitant pas d’ailleurs à revoir les paramètres très souvent et à se contredire (il est vrai que ses travaux pointaient plutôt vers des baisses de taux, mais que vus les prix de l’immobilier dans sa bonne ville, la pression devient haussière afin d’éviter un procès ultérieur en Greenspanisation…).

L’idée de base c’est qu’un r* affiché vers le bas (du fait d’estimations plus basses sur le potentiel de l’économie, y*, et sur la distance vis à vis taux de chômage d’équilibre, u*) requiert un taux d’inflation moyen plus élevé de façon à maintenir un taux court nominal moyen suffisamment haut pour limiter le risque que de futurs chocs adverses ne poussent trop régulièrement les Fed Funds vers un "zero lower bund" jugé bien dangereux. Vous n’avez pas bien compris ? Alors bravo, vous êtes encore à peu près sein d’esprit, ou pas élevé chez les jésuites. Si vous voulez devenir dingue, et si vous n’avez pas été invité à Jackson Hole, lisez ceci, la discussion va s’organiser autour de ce texte : Laubach, Thomas, John C. Williams (2015) : “Measuring the Natural Rate of Interest Redux.” FED of San Francisco Working Paper. 

Pour les spécialistes, et pour ceux qui aiment bien critiquer les modèles macroéconométriques (DSGE), ce même papier comporte en annexe un graphique que je vous livre sans plus de commentaires (alors qu’on pourrait s’amuser…) :

Un commentaire tout de même. Toute cette littérature nous change un peu du byzantinisme court-termiste du "relèvera les taux / relèvera pas". Mais on reste dans un univers centré sur les taux, au lieu de penser à la monnaie (son stock et ses flux, les taux de changes, et les anticipations d’inflation). J’ai dit 100 fois dans ces colonnes depuis 2011 (la hausse de taux Trichet…) à quel point cette focalisation sur les taux nominaux était ridicule et coûteuse ; Friedman avait passé 50 ans à la dénoncer, bref c’est Sisyphe poussant son rocher. En plus, chaque élément de l’équation se prête à des débats sans fins, avec des fourchettes d’incertitude considérables : le y* fait l’objet de milliers de travaux contradictoires et souvent procycliques (vous le connaissez, le taux du progrès technique dans le futur ? ou les préférences dans l’arbitrage travail/loisirs dans la décennie 2020 ?), sans parler du u*, qui nous a déjà fait perdre des années de discussions à la FED (et qui ne devrait pas être interprété comme le point de départ d’une inflation "salariale", à moins de revenir aux années les plus sombres de la courbes de Philips). C’est une impasse. On voit d’ailleurs ci-dessous que, sur ces trois curseurs, la FED a beaucoup changé d’avis depuis qu’elle a un avis (des déplacements qui semblent assez mesurés mais qui sont énormes, en 4 ans, sur des paramètres de long terme dans une économie mature !), ce qui en dit long au passage sur l’absence de marges de manœuvre sur ce thème, à moins bien sur de considérer que l’économie n’a plus aucune croissance potentielle :    

Enfin, pendant qu’on discute du sexe des anges, l’inflation décroche encore, et comme les anticipations sont adaptatives il ne faut pas s’étonner qu’elles s’effondrent au bout d’un certain temps, entrainant avec elles tous les taux. Regardez ici : j’ai placé en cumulatif depuis le début de la crise l’écart annuel en point de % entre l’inflation anticipée (dans l’enquête du Michigan, horizon 12 mois) et l’inflation réalisée (core PCE) pour les Etats-Unis (c’est encore pire en zone euro depuis que Draghi est là). Cet écart, c’est la définition de la déflation, c’est ce qui freine le désendettement, c’est ce qui limite le pouvoir d’achat même en phase de reprise, c’est la mort lente pour bien des institutions financières, et aussi un beau terreau pour le populisme :

Au rythme où vont les choses, dans quelques années Jackson Hole sera une grande messe onusienne et Davosienne où des VIP disserteront vaguement sur la montée des eaux à l’horizon 2010 et sur la montée scandaleuse des inégalités dans un monde complexe. Pour l’heure, c’est encore un lieu unique et un moment "magique" où il existe une probabilité non-nulle de voir un vrai décideur (un banquier central, donc) croiser un vrai spécialiste des questions monétaires (un économiste universitaire américain, donc, pas Jacques Minc ou Alain Attali). Provisoirement, il y a encore une chance qu’on y aborde le problème réel, qui est nominal, celui de l’ancrage des anticipations, celui de la crédibilité des cibles, dans le grand débat rules versus discretion.

Ce débat conditionne une bonne partie de nos revenus mais aussi de nos libertés face à ces nouveaux Léviathan que sont les banquiers centraux indépendants. Le jour où on leur imposera un "whatever it takes" en vue d’un objectif sensé et prédéfini de canalisation des revenus nominaux, on verra la différence économique avec le régime monétaire actuel où les banquiers centraux décident (en toute impunité) non seulement des moyens mais aussi des fins et ce dans un mépris total tant de la cohérence (temporelle, intellectuelle) de leurs actions que des murailles de Chine qui avaient été promises vis-à-vis des banques et des marchés. I have a dream : que la politique monétaire, qui dans le passé a longtemps été otage de gouvernements mal intentionnés ou de régimes de taux de changes intenables, et qui de nos jours est l’otage d’une élite auto-recrutée et experte dans l’art de la diffraction du blâme, soit enfin mise avec toute sa puissance au service de la réforme et du combat contre la debt-deflation, loin du défaitisme aquoiboniste des commentateurs anti-QE, anti-Abenomics, anti-monnaie hélicoptère (qui ne proposent rien à la place, sauf des leçons de moraline, des réformes structurelles pour tout le monde sauf pour eux, des plans budgétaires pour des ponts et des routes qui ne mènent nulle part à la façon du Japon des années 1990, et des réactions polluées par des considérations sur les méchantes "bulles").

En attendant ce jour, on s’ennuie, quelques fois. C’est toujours mieux qu’à Francfort, où aucun débat n’existe, mais ce n’est pas autour de travaux scholastiques comme ceux de Williams qu’on va organiser de bonnes digues contre la prochaine crise américaine, ou contre la crise européenne commencée en 2008 et pas résolue à ce jour. On comprend pourquoi le thème central sera le taux court d’équilibre de long terme : c’est un plus petit dénominateur commun au sein d’un comité balkanisé, qui permet de satisfaire à la fois les colombes (petite avancée discrète vers le price level targeting) et les faucons (programmation d’un chemin vers des frappes et refus des taux négatifs, acceptation implicite d’une croissance future faible), on écarte aussi les sujets qui fâchent, les 4500 milliards du bilan de la FED qui rapportent chaque année de belles sommes au Trésor, par exemple. J’espère un peu des surprises, chez quelques intervenants moins officiels, une discussion dans un couloir sur le PIB nominal … et au final ce ne sera pas un Yalta monétaire mais espérons que ce ne sera pas non plus un nouveau Munich.      

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