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Syrie : ce redoutable désordre géopolitique mondial qui émerge sur les ruines encore fumantes de l’État islamique
©REUTERS/Abdalrhman Ismail

De Charybde en Sylla

Après sept ans de guerre, la Syrie s’apprête à vivre encore des heures bien sombres. De récents événements ont démontré que le conflit dans ce pays tournait de plus en plus à l'affrontement entre plusieurs grandes puissances. Et la population civile syrienne en est la première victime...

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Les autorités israéliennes ont abattu ce week-end un drone iranien qui était entré dans l'espace aérien israélien. Dans la foulée, un F-16 israélien a été abattu par le régime syrien. Après presque sept années de conflit, ces récents événements ont démontré que le conflit en Syrie, longtemps résumé à la simple lutte contre l'Etat islamique, s'est révélé être un conflit dans lequel les rapports de forces régionaux avaient une place prépondérante avec de nombreux acteurs extérieurs. Est-ce que la défaite militaire de l'Etat islamique a eu pour effet de complexifier la situation sur place entre les différents acteurs ?

Alain Rodier : Vous avez parfaitement raison. La défaite de Daech sur le terrain "conventionnel" (bien que l’organisation existe toujours avec un pouvoir de réaction pouvant être important) fait que les différents protagonistes se retrouvant sans « ennemi désigné » à combattre remettent le couvert car leurs intérêts sur zone sont différents. Une seule chose est certaine : ce n’est pas la Syrie et ses malheureuses populations qui sont l’enjeu des puissances présentes sur place.

- Les Russes sont là pour rester car ce pays représente pour Moscou la tête de pont indispensable en Méditerranée orientale. : le vieux rêve tsariste puis de l’URSS d’ "accès au mers chaudes" qui se réalise enfin !

- Les Américains qui songeaient à se désengager après la chute de Raqqa, la "capitale" du proto-Etat Islamique, ont décidé de rester afin de contrer Moscou et surtout l’Iran et la volonté d’influence de ces deux pays aujourd’hui considérés comme "ennemis" par Washington.

- Téhéran maintient son ambition de monter un corridor d’accès à la Méditerranée, ce qu’Israël refuse catégoriquement.

- Pour les Israéliens, les mollahs au pouvoir à Téhéran constituent la menace principale pour l’existence même de l’Etat hébreu : Il est vrai que ces derniers n’ont jamais cessé d’appeler à la disparition de l’"Etat sioniste" comme ils le nomment, et de faire peser une pression constante sur ce dernier en se servant de tiers (Hezbollah libanais, Hamas, Jihad Islamique Palestinien, etc.). La menace militaire est surtout constituée par l’arsenal balistique que Téhéran continue à développer - sans parler des doutes quant à sa volonté de se doter de l’arme nucléaire -. L’installation en Syrie de bases iraniennes permanentes qui "rapproche physiquement la menace" est estimée comme intolérable.

- La Turquie n’a qu’un seul souci : les Kurdes et la hantise de la création d’une sorte d’"entité" à sa frontière Sud. Cela explique les opérations militaires successives ("Bouclier de l’Euphrate" en 2016 pour s’emparer de la frontière entre l’Euphrate à l’est et le corridor d’Azaz à l’ouest, puis "Rameau d’olivier" début 2018 pour conquérir le canton d’Afrin). Les mouvements rebelles qui participent à ces opérations et qui sont entraînés par Ankara, ne servent que de "prétexte" à la Turquie pour conduire ses offensives en territoire étranger au mépris des règles internationales. Mais il faut reconnaître que la Turquie n’est pas la seule à procéder de la sorte puisque, si l’on s’en tient strictement aux textes (et même si on peut le regretter,) les Occidentaux n’ont aucune légitimité pour intervenir dans un pays dont de gouvernement est encore reconnu officiellement à l’ONU bien qu’il soit accusé de crimes de guerre et contre l’Humanité. Quant aux Russes, aux Iraniens et aux milices chiites irakiennes, afghanes et pakistanaises, elles sont là à la demande de Damas. Sur la base des textes, c'est donc "légal".

En quoi la nature actuelle du conflit en terme de rapport de forces entre les pays impliqués révèle-t-elle le nouvel ordre mondial actuel, se distinguant de l'ordre post 45, notamment fait de l'émergence de puissance régionales ?

Il est certain qu’un nouvel "ordre mondial" est en train de se mettre en place très progressivement mais je ne parlerai pas de "post-45", le changement majeur ayant eu lieu après l’effondrement de l’URSS et du Pacte de Varsovie "post-90». C’est le monde unipolaire gagné par les États-Unis à l’époque, qui est aujourd’hui remis en question. Washington a conscience que sa suprématie est contestée. En conséquence, Washington augmente considérablement son budget de la défense au moins pour ces deux prochaines années.

Il semble que les États-Unis sont en train de relancer ce qui avait provoqué la course aux armements qui avait conduit à l’effondrement de l’économie russe dans les années 1980 : la « guerre des étoiles » menée par le président Ronald Reagan. Mais les choses semblent différentes aujourd’hui car aux "pays non alignés" dont l’influence était extrêmement faible à l’époque, semblent succéder les "BRICS" (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui tentent de s’opposer à l’hégémonie imposée par Washington.

Pour revenir à la Syrie, la Chine et le Brésil sont en train de se positionner en tant que candidats à la reconstruction du pays. Ils profitent de trois facteurs importants : ils n’ont jamais été engagés politiquement dans la guerre civile menée depuis 2011 en Syrie et cette "neutralité" est appréciée à Damas ; ils ont une économie assez puissante qui les rend compétitifs et crédibles ; les Occidentaux refuserons de participer à la reconstruction tant que Bachar al-Assad n’aura pas quitté le pouvoir ce qui tue dans l’œuf toute concurrence !

Quant à l’Europe et les pays arabo-musulmans, ils ne savent trop où se situer dans cette guerre d’influences. C’est encore assez simple quand il s’agit de contrer la politique étrangère menée par Téhéran, mais cela devient plus complexe avec les divisions internes au monde sunnite qui amènent l’Arabie Saoudite (en pleine révolution de palais) à s’opposer au Qatar et à la Turquie, deux pays soutenus par les Frère musulmans que les Occidentaux continuent à considérer comme des "islamistes fréquentables." Mais certains responsables commencent à avoir quelques doutes...

Quels sont les risques pour que la situation se détériore encore plus au regard des récents événements ? A quel point le conflit syrien est-il en train de redessiner les rapports de forces régionaux mais aussi mondiaux ?

Les étincelles sont actuellement nombreuses mais il semble que les différents dirigeants politiques des pays majeurs parviennent encore à garder un certain calme malgré tous les groupes de pressions qui sont juste derrière eux : pour les uns, ce sont les néoconservateurs soutenus par les lobbies militaro-industriels, pour les autres les religieux rigoristes (qu’ils soient chiites, sunnites - mais pour ces derniers, il faut distinguer les wahhabites, les salafistes-djihadistes, les Frères musulmans, etc.-). Mais il suffit de pas grand-chose pour que l’un d’entre eux perde son contrôle et le feu aux poudres pourrait alors être allumé sans que personne ne puisse prédire jusqu’où cela pourrait aller.

Les derniers évènements qui ont vu le 10 février un drone iranien abattu (une copie conforme d’un drone US Lockheed Martin RQ-170 capturé le 4 décembre 2011 dans le nord-est de l’Iran) au-dessus d’Israël suivi de frappes de représailles tirées sur des objectifs iraniens identifiés en territoire syrien. Un F-16 israélien a été abattu par un missile tiré par … pour l’instant, on n’est sûr de rien, il peut être syrien, iranien, sans doute pas russe, mais est-ce que Moscou a participé d’une manière ou d’une autre à cette action (par exemple en identifiant les "intrus" et en passant les coordonnées aux Syriens ?) Il semble toutefois que les frappes israéliennes ont été d'une grande précision puis qu’aucune perte n’est signalée chez les Russes alors qu’ils étaient présents sur une des bases visée, la « T-4 » de Tiyyas situé à l’ouest de Palmyre.

Il semble que les Américains qui ont bombardé le 7 février des milices gouvernementales syriennes "non formellement identifiées" dans la région de Deir ez-Zor (elles s’approchaient un peu trop près d’un QG des Forces Démocratiques Syriennes -FDS- mais en réalité, tentaient surtout de reprendre des champs pétroliers à l’est de l’Euphrate) n’ont pas fait dans la même retenue. A savoir que des mercenaires russes de la société militaire privée « Wagner » auraient été tués.

Dans ces deux cas, Moscou n’a pas réagi en dehors de déclarations appelant les différentes parties au calme.

Il ne fait aucun doute que la Syrie va continuer à être le champ clos où s’affrontent les puissances qui tentent de redessiner, non seulement le Proche-Orient, mais aussi les cartes d’influences mondiales. Comme d’habitude, ce sont les populations locales qui vont continuer à payer l’addition. Les prolongements naturels de ce foyer syrien sont les conflits en Irak, en Libye, au Yémen, en Afghanistan et dans le Sahel. Ils peuvent s'étendre à tout moment à l'Extrême-Orient (problème des deux Corées, de l' "expansionnisme" chinois, etc.).

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