Stratégie : pourquoi François Hollande pourrait utilement écouter Patrick Buisson (et on ne parle pas d'identité nationale)<!-- --> | Atlantico.fr
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Patrick Buisson
Patrick Buisson
©Reuters

Passions françaises

Au micro de RTL lundi 19 octobre, François Hollande a expliqué que l'ensemble de sa politique servait à relancer la croissance. Ces propos font écho à une partie de l'entretien donné à la revue Eléments par Patrick Buisson. Pour l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, les hommes politiques "sont habités par le schéma de l'économisme".

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Le président de la République affirmait lundi 19 octobre : "L'Europe va mieux. La France aussi. Toute la politique que je mène avec Manuel Valls, c’est pour relancer la croissance." D'après Patrick Buisson qui a accordé une interview à la revue Element, les hommes politiques obéissent à l'économisme. Est-ce aussi le cas de François Hollande ? Pourquoi ?

Eric Deschavanne : Si on entend par "économisme" le fait de placer au coeur des préoccupations politiques la croissance et l'emploi, je ne vois pas comment un politique, quel que soit son bord, pourrait y échapper. Et ce n'est évidemment pas un phénomène français : on se souvient du célèbre "It's économy, stupid !" lancé par Bill Clinton à propos de George Bush senior. Dans une démocratie, les intérêts prosaïques – le pouvoir d'achat, le salaire, l'impôt – sont des facteurs déterminants de l'élection.

L'erreur consiste à mon sens à penser que c'est l'économisme qui est déterminant dans l'économisme. Je veux dire par là que le primat de l'intérêt économique ne doit pas être interprété à l'aune de la critique de l'individualisme égoïste. Les dieux, si je puis dire, sont aussi dans le souci du pouvoir d'achat; il y a dans "l'économisme" des électeurs davantage que de l'égoïsme : il s'étaie notamment sur l'inquiétude pour l'avenir de ses enfants (aura-t-on les moyens de les élever dans de bonnes conditions ? pourront-ils trouver aisément un emploi ?, etc.). Si je ne me trompe pas, cela implique que des sujets tels que la santé ou l'éducation ont autant d'importance dans l'esprit des gens que l'économie proprement dite. Les politiques ont tout intérêt à demeurer au plus près des préoccupations concrètes de leurs électeurs, préoccupations qui sont liées à la vie de famille, à la qualité de vie dans le quartier où ceux-ci résident, à la qualité de l'école ou du collège où leurs enfants sont scolarisés, etc.. François Hollande a sans doute conscience de cela, d'autant que le parti socialiste a longtemps construit ses succès locaux sur des politiques sociales dites de "proximité". Mais sa politique économique est confuse et velléitaire, sa réforme du collège, catastrophique, tandis que la réforme des rythmes scolaires avait déjà largement contribué à pourrir la vie des Français au quotidien. De même, dans l'échec de Nicolas Sarkozy, outre les critiques relatives au pouvoir d'achat et à l'emploi, la réduction du nombre de postes de policiers et de professeurs a sans doute pesé lourd dans les milieux populaires, où la police et l'école sont considérés – concrètement parlant et non pas idéologiquement – comme des piliers de la qualité de la vie sociale.

Comment expliquer que les politiques en France aient déserté le champ des idées, l'Histoire, "la dimension irrationnelle et religieuse" comme le décrit Patrick Buisson ?

Il est un fait que nos politiques n'ont guère le sens de l'Histoire. Le problème que ne pouvait pas manquer de constituer l'implantation de l'islam en France n'a par exemple aucunement été anticipé. Durant des décennies, les politiques ont benoîtement décliné l'idée que l'immigration était "une chance pour la France", ou bien ont joué la carte sécuritaire sans voir où était le problème le plus profond. La formation technocratique, qui favorise l'économisme, et la démocratie médiatique, qui favorise le courtermisme expliquent sans doute cette relative absence de sens historique.

Quant à la "dimension irrationnelle et religieuse", j'aurais tendance à la scinder. L'irrationnel est omniprésent dans la vie politique, mais il ne se confond cependant pas avec la religion. Il correspond aux mille et une manières de s'accrocher à quelques certitudes ou de se dissimuler les réalités les plus pénibles. Comment peut-on sérieusement croire que l'on pourrait restaurer l'identité catholique de la France, enrayer le réchauffement climatique, financer les retraites en rétablissant la retraite à 60 ans, retrouver la croissance en sortant de l'euro ou le plein-emploi en ouvrant en grand les frontières ? Toutes ces opinions qui paraissent absurdes (parmi une multitude d'autres) sont pourtant défendues dans l'espace public par des intellectuels ou des politiques a priori sérieux. Par ailleurs, le moralisme est une dimension du débat public tout aussi répandue et sans doute beaucoup plus forte que l'économisme. L'indignation morale est aux yeux de la conscience civique un mobile plus noble que l'intérêt. Elle est cependant souvent aveugle. Je crois que Patrick Buisson surestime le facteur religieux et se méprend sur la nature du "populisme". Le populisme en Europe, comme l'a bien vu Dominique Reynié, est "patrimonial" : le souci de préserver la qualité de la vie prime sur l'inquiétude "identitaire", même si les deux dimensions peuvent évidemment se recouper. Le succès du Front National tient beaucoup au recyclage de "solutions économiques" et d'une défense des "acquis sociaux" abandonnées - après avoir été longtemps soutenues - par les partis traditionnels, et auxquelles une partie de l'électorat demeure attachée. Il n'empêche qu'une autre fraction - importante - de l'électorat refuse de voter FN non pas tant pour des raisons morales ou idéologique que parce qu'elle estime ces partis-pris économiques et sociaux "irrationnels". 

Pour l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, "l'individu obéit à tout sauf à des choix rationnels". Est-ce vrai selon vous ?

D'abord, le mobile intéressé et choix irrationnel ne sont pas incompatibles. Ce n'est pas parce qu'on cherche son intérêt qu'on ne se trompe pas sur les voies et les moyens permettant de le satisfaire. Ensuite, la rationalité ne se réduit pas à l'intérêt bien entendu. On peut aussi vouloir le Bien de manière rationnelle : cela s'appelle la morale de la responsabilité. Que le mobile soit l'intérêt ou le Bien, le problème politique est souvent la question de la rationalité des opinions et des décisions. Sur la question des migrants, par exemple, personne ou presque ne conteste qu'il soit "bien" de les accueillir. En revanche, il y a beaucoup d'interrogations sur les capacités d'accueil, les conditions de l'accueil et les conséquences économiques, sociales et culturelles à long terme que l'acceuil massif pourrait avoir.

Peut-être Patrick Buisson veut-il évoquer encore autre chose : les "passions" identitaires associées aux enracinements communautaires et aux chocs ou tensions entre des communautés forgées par des traditions religieuses, des héritages historiques et culturels profondément différents. L'Histoire lui donne en partie raison : le mobile des guerres et des révolutions est rarement économique. Les passions religieuses ou nationalistes, les haines idéologiques pèsent bien plus lourds. Il n'empêche, comme le soulignait déjà Tocqueville, la démocratie adoucit les moeurs. Il y a toujours de l'idéologie, de l'irrationnel et des passions - Les peurs, les colères, les frustrations et le ressentiment n'ont pas disparu -, mais force est de constater que le nationalisme, le racisme et la haine de classe (en dépit d'une chemise arrachée ici ou là) n'ont plus l'intensité qu'ils ont pu avoir naguère. L'islamisme est certes une idéologie violente pure et dure, mais il s'agit d'un produit d'importation. Et ce qu'on appelle inquiétude identitaire ou "islamophobie" n'est en réalité rien d'autre qu'un attachement à la laïcité républicaine en tant qu'elle garantit une convivialité paisible, préservée des intolérances et des exclusivismes religieux. Je ne mets pas l'islamisme et l'islamophobie des identitaires sur le même plan, ni non plus, bien entendu, l'ensemble des musulmans (ni même des islamistes) dans le même sac : la ligne de partage passe entre ceux dont la foi peut conduire au sacrifice de la vie privée et ceux qui placent la vie et l'amour de leurs proches plus haut que toutes les causes politico-religieuses. Pour ces derniers, c'est-à-dire pour l'écrasante majorité, "l'économisme", rationnel ou pas, restera une dominante, car l'emploi et le pouvoir d'achat sont nécessaires à la vie.

Alors que bon nombre d'observateurs pointent du doigt l'impuissance publique, comment explique que les politiques français se focalisent sur l'économie dans notre société ?

Lorsque cette impuissance publique porte les politiques à se soucier davantage d'idéologie ou de questions sociétales, l'opinion les rappelle à l'ordre, à juste titre. Elle leur suggère de ne pas oublier l'essentiel : "It's economy, stupid !"

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