Sotchi, retour de la Russie : 25 ans après la chute du mur de Berlin, l'ancien empire soviétique a-t-il vraiment retrouvé sa puissance ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Les jeux olympiques de Sotchi ont été inaugurés le 7 février.
Les jeux olympiques de Sotchi ont été inaugurés le 7 février.
©Reuters

Game of Thrones

Les Jeux Olympiques de Sotchi inaugurés le 7 février se veulent une démonstration de puissance pour la Russie, qui déploie aussi sa force sur le plan diplomatique. Mais, entre démographie en déclin, économie fragile et crise sociale, la Russie a-t-elle vraiment les moyens de son ambition ?

Jean Sylvestre Mongrenier,Alexandre Melnik et Alexandre del Valle

Jean Sylvestre Mongrenier,Alexandre Melnik et Alexandre del Valle

Jean Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique et chercheur à l'Institut Thomas More. Il est notamment l'auteur de "La Russie menace-t-elle l'Occident ?"  paru aux éditions Choiseul en 2009.

Alexandre Melnik, né à Moscou, est professeur associé de géopolitique et responsable académique à l'ICN Business School Nancy - Metz. Ancien diplomate et speach writer à l'ambassade de Russie à Pairs, il est aussi conférencier international sur les enjeux clés de la globalisation au XXI siècle.

Alexandre del Valle est géopolitologue. Il enseigne les relations internationales à l'Université de Metz et est chercheur associé à l'Institut Choiseul. Il a publié plusieurs livres sur la faiblesse des démocraties, les Balkans, la Turquie et le terrorisme islamique.  Il est notamment auteur des livres Pourquoi on tue des chrétiens dans le monde aujourd'hui ? : La nouvelle christianophobie (éditions Maxima) et Le dilemme turc : Ou les vrais enjeux de la candidature d'Ankara (Editions des Syrtes)

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Atlantico : Les jeux olympiques de Sotchi, suivis par la coupe de monde de football de 2018 en Russie marquent-ils le retour de l’ancien empire soviétique sur le devant de la scène internationale ? Après l'effondrement de l'URSS, l'ancien empire russe a-t-il vraiment retrouvé sa puissance ?

Alexandre Melnik : Relativisons les choses. Je vais inscrire votre question dans un large contexte géopolitique, en ce début du XXIe siècle.

Ces deux événements sportifs à résonance planétaire, dont l’organisation a été attribuée par ce qu’on appelle la « communauté internationale » à la Russie – au même titre que la Coupe du monde de football de l’été prochain et les JO de 2016 qui se dérouleront au Brésil - marquent, avant tout, un bouleversement des équilibres globaux dans un monde, où l’Occident perd son « monopole de l’Histoire » (qu’il détenait depuis la Renaissance de la fin XVe siècle), et cela, à la faveur des nouveaux « pôles d’excellence ». Oublions le vocable, déjà obsolète,  « pays émergents », et apprenons à utiliser, en anticipant le cours des événements, l’expression qui correspond mieux à la réalité –  « nouveau leadership du XXIe siècle ». Au fond, il s’agit des nouvelles puissances montantes (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, etc.) qui, assoiffées de succès après une longue période de bridage de leurs moteurs économiques et géopolitiques, dotées d’un fort potentiel de développement,  s’installent graduellement aux manettes décisionnelles de la globalisation en cours, sans pour autant adopter les modes de pensée et de fonctionnement, ainsi que des valeurs, propres aux pays occidentaux, en perte de vitesse. C’est une nouvelle tendance lourde de l’évolution du monde, dont profite la Russie actuelle - nationaliste, volontariste, alliant une certaine opulence économique et l’évidente indigence démocratique.  Deux décennies après la chute du communisme, elle revient en force sur l’arène internationale, en profitant du reflux de l’Occident et de la mollesse de ses dirigeants politiques.

Dans cette optique, les JO de Sotchi ne font que confirmer son rôle d’un incontournable global player – une évidence déjà éclatée au grand jour au cours de l’année passée – sur les dossiers internationaux majeurs : la Syrie, l’Iran, l’Ukraine. Et ce, à un moment où le sport, ce traditionnel vecteur de rassemblement de l’Humanité à l’occasion des Olympiades, devient un langage universel, dont parle en direct toute notre planète, de plus en plus interconnectée et aplatie par les nouvelles technologies qui effacent les frontières.  La réunion des meilleurs sportifs au bord de la Mer Noire s’apparente donc aujourd’hui à une caméra loupe braquée sur les nouvelles métamorphoses géopolitiques, favorables à la Russie. Un phénomène tout récent, à ne pas confondre avec le « retour de l’empire soviétique », car l’idéologie communiste, qui cimentait cet empire, appartient déjà aux archives d’une époque définitivement révolue, avec son vocabulaire archaïque, qui ne correspond plus aux nouveaux enjeux.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Je commencerai par deux remarques préalables. Quand bien même l’URSS avait-elle recouvré, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, l’enveloppe spatiale de la Russie des tsars, elle ne constituait pas pour autant un empire stricto sensu. Au sens traditionnel du terme, l’Empire désigne une forme d’autorité spirituelle qui transcende les souverainetés temporelles (voir le Saint Empire), l’Empereur étant un « roi des rois ». Or, l’URSS était une idéocratie fondée sur la négation de toute vraie spiritualité, le marxisme-léninisme prétendant que les activités humaines d’ordre supérieur ne sont que le simple reflet des rapports de production au sein des sociétés humaines. D’autre part, s’il y a bien des éléments de continuité entre la « Russie-Soviétie » d’avant 1991 et la « Russie-Eurasie » de Vladimir Poutine, cette dernière n’est pas continuatrice pure et simple de l’ex-URSS. Au total, quinze Etats sont issus de la dislocation de l’URSS et chacun d’entre eux a sa légitimité propre. Quant à la Russie, si elle est effectivement marquée par une forme d’« ostalgie » et de dangereuses rémanences soviétiques, elle n’est pas l’URSS.

Retour sur le plan international ? En fait, la Russie des années 1990 n’avait pas disparu de la scène. Ne serait-ce que par l’ampleur des défis soulevés par la dislocation de l’URSS, les rebondissements de la vie politique russe et le pouvoir d’empêchement de Moscou, sur le plan international, la Russie conservait une visibilité certaine. La « transition » de la Russie post-soviétique vers la démocratie libérale et l’économie de marché était un thème important de l’époque dans les rubriques internationales et les négociations entre Moscou et le FMI étaient attentivement suivies par les médias. Au milieu des années 1990, Boris Eltsine avait même obtenu que la Russie soit associée au G-7, celui-ci devenant alors le G-8. Des partenariats spécifiques avaient été négociés avec l’UE et l’OTAN. C’est aussi dès le début des années 1990 que les dirigeants russes mettent en avant la notion d’« étranger proche » (1992) et sur ce thème, Eltsine admonestait son ministre des Affaires étrangères. Il ne faut donc pas exagérer l’effacement de la Russie des années Eltsine.

De fait, les Jeux olympiques de Moscou ont été pensés comme la mise en scène du retour de la Russie sur la scène internationale. Le thème est martelé par Poutine depuis le milieu des années 2000, alors que l’unité avec l’Occident sur la question du terrorisme international s’efface derrière d’autres enjeux, plus prégnants pour la direction russe : la guerre en Irak, l’élargissement à l’Europe centrale et orientale des instances euro-atlantiques (UE et OTAN), les « révolutions de couleur » en Géorgie puis en Ukraine... Les « révolutions de couleur » ont été essentielles dans le processus. De ces mouvements de contestation civique contre les manipulations électorales des pouvoirs en place en Géorgie et en Ukraine, certains officiels russes ont pu dire que c’était leur « 11 septembre » !

C’est à la suite du discours de Munich (février 2007) et de la guerre russo-géorgienne (août 2008) que ce « retour » s’est fait offensif. Ces derniers mois, l’accord américano-russe sur le désarmement chimique de la Syrie (septembre 2013), puis la volte-face de Ianoukovitch et la signature d’un « partenariat stratégique » entre l’Ukraine et la Russie (décembre 2013) ont même été à l’origine de discours sur le « triomphe » de Poutine. Si l’on va au-delà des apparences (Obama hésitant, Poutine impassible), ce n’est guère évident. Au Proche-Orient, on peut se demander si la diplomatie Obama, guère empressée d’intervenir en Syrie, ne s’appuie pas sur la Russie pour « geler » cette question et se concentrer sur des défis d’une autre ampleur. Quant à l’Ukraine, il suffit de considérer la situation du pays : pressions occultes, manœuvres et coups tactiques ne font pas une victoire stratégique et politique. Le cas de l’Ukraine montre qu’il sera difficile de restaurer une domination russe sur l’« étranger proche ».

Alexandre Del Valle : Je ne pense pas que les Jeux Olympiques marquent en soi le retour d’un pays sur la scène internationale, mais cela constitue sans aucun doute un passage obligé dans le monde hyperconnecté qui est le nôtre pour tout pays qui tente d’améliorer son image et de prouver qu’il fait partie des puissances de poids. Dans le cas russe, le fait d’organiser les Jeux olympiques les plus chers du monde est bien entendu pour Poutine, qui a été très sévèrement critiqué depuis le début de son règne et surtout depuis l’affaire syrienne, une façon de montrer que le monde doit tenir compte de la Russie, qu’elle renaît de ses cendres et que son leader est un homme incontournable, comme on l’a bien vu dans le cas de la crise syrienne. De plus, le fait d’accueillir les jeux est toujours une occasion unique pour promouvoir son pays, quel qu’il soit et pour profiter d’une tribune “universelle”, planétaire, unique. Une occasion à ne pas manquer, qui explique que le Président Poutine ait tout fait pour que son pays soit élu.

La Russie a-t-elle vraiment les moyens de son ambition ? D’un point de vue économique ? Du point de vue de sa production industrielle ? Du point de vue militaire ? Diplomatique ? De sa démographie en déclin ? De l’espérance de vie de sa population ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : Dopés par l’affolement des marchés pendant les années 2000, les revenus provenant des exportations de pétrole et de gaz ont permis une forte augmentation du PIB global et du revenu per capita. Cette rente a été mise à profit pour désendetter le pays, ce qui est bien avisé et méritoire. Cependant, les réformes structurelles requises pour assurer un développement durable et se projeter dans le nouveau siècle n’ont pas été menées. Pour parler comme les marxistes des années 1960-1970, le système économique russe est une forme de « capitalisme monopolistique d’Etat » dans lequel la richesse et la puissance sont confisquées par les clans qui gravitent autour du Kremlin. Cet « autoritarisme patrimonial » est animé par une logique de prédation qui nuit à l’efficacité économique et les caractéristiques de ce système de pouvoir excluent toute réforme un tant soit peu ambitieuse (les hommes au pouvoir ne vont pas scier la branche sur laquelle ils sont assis). Le peu de consistance des droits de propriété dans ce système, la corruption et le déplorable climat des affaires entraînent la fuite des capitaux hors de Russie. L’an passé, la crise financière de Chypre a mis en évidence ce phénomène.

Au total, la Russie n’est donc pas une « puissance émergente » et son économie ne repose guère que sur l’exportation des produits de base, auxquels il faut toutefois ajouter les ventes d’armes et le nucléaire civil. Alors que le baril de pétrole reste à des niveaux élevés, la croissance économique russe est tombée à 1,3 % en 2013 (7 à 8 % l’an dans les années qui précèdent 2008). La situation pourrait s’aggraver avec la crise des devises des pays dits « émergents », la restriction des liquidités injectées par la Fed (la banque centrale des Etats-Unis) et ses effets révélant les faiblesses des modèles de croissance de ces pays. Dans le cas russe, cela pourrait avoir un impact sur la vie politique. En effet, l’apathie politique russe s’explique par un contrat tacite entre la population et le système de pouvoir : les Russes acceptent le pouvoir de Poutine, pour autant que la croissance économique assure l’amélioration du niveau de vie et l’accès à la « société d’abondance ». Sur le plan de la puissance, le « système russe » repose sur une sorte de triangle entre l’énergie, l’armée et le statut international : les pétro-dollars financent les dépenses militaires qui contribuent à restaurer le rôle international de la Russie et son prestige. Aussi le fort ralentissement de la croissance économique pourrait-il menacer ce « système ». Enfin, la démographie et l’état sanitaire du pays révèlent l’ampleur des défis à relever, mais il a été décidé de baisser ce type de dépenses, au bénéfice du budget militaire.  

Sur le plan militaire, précédemment évoqué, Poutine a lancé une réforme des armées, en 2008, avec pour objectifs la professionnalisation des personnels et la restauration des capacités d’intervention. En 2011, il a tranché entre les « civilniki » et les « siloviki », au bénéfice des seconds, et il a décidé un vaste programme de réarmement censé mobiliser 600 milliards de dollars d’ici 2020. L’enjeu est tout à la fois de renouveler l’arsenal nucléaire stratégique et de moderniser l’appareil militaire classique (conventionnel). Cet appareil militaire est dimensionné pour permettre des interventions dans l’ « étranger proche », en cohérence avec le projet politique d’Union eurasienne. Notons à ce propos que les sites militaires russes à l’étranger sont tous situés dans l’aire post-soviétique, à l’exception du port syrien de Tartous, seule empreinte militaire permanente dans l’« étranger lointain » (ladite base navale se résume à un bateau-atelier avec quelque 100-200 militaires et techniciens russes). Le budget militaire russe (près de 80 milliards d’euros en 2013) est conséquent et il dépasse largement celui de la France (la loi de programmation militaire prévoit 31,4 milliards d’euros par an pour la période 2014-2020). S’il faut être vigilant sur la reconstitution d’une certaine puissance militaire russe, il est nécessaire d’avoir en tête l’immensité du territoire et l’extrême longueur des frontières (plus de 20. 000 km de frontières terrestres, auxquels il faut ajouter les délimitations maritimes). Dans notre âge global et hyper-technologique, l’espace géographique peut aussi être un réducteur de puissance.

Alexandre Melnik : Dans la suite de mon raisonnement, qui vise à transcender le diktat de l’immédiat et à tracer une perspective à long terme, je pense que, pour imprimer de son empreinte le XXIe siècle, à la (de)mesure de son ambition quasi-messianique, la Russie doit affronter, en toute lucidité et sans plus tarder, sept défis clés.

1. Inverser la courbe démographique défavorable, car, malgré quelques signes d’amélioration observés ces deux dernières années dans les villes les plus dynamiques (Moscou, Saint-Pétersbourg, Samara, Ekaterinbourg), la Russie, bien que devenue un pays d’immigration (et non d’émigration), continue à perdre une partie importante de sa population, à l’échelle nationale. Alors qu’aucun pays ne peut réussir sans avoir une démographie saine et équilibrée.

2. Sortir de son auto-isolement international, dans lequel l’enfonce son actuel mode de gouvernance, en proie à une mentalité de la forteresse assiégée qui confine à la psychose obsidionale. La Russie n’avancera pas tant elle restera crispée dans sa diabolisation de l’Occident et sa virulente rhétorique anti-américaine, à la limite de la provocation ; les esprits du leadership politique russe sont pollués par la théorie d’un complot d’un autre âge.

3. Dissiper le brouillard de la confusion identitaire qui handicape la visibilité de son avenir, depuis des siècles : la Russie est-elle occidentale ou orientale ? Européenne ou Asiatique ? Eurasienne ? Ou… « unique », se complaisant dans sa prétendue « exception » ?  Ces dichotomies, lancinantes, de la Russie, qualifiée de « torn country » (pays à identité déchirée) par Samuel Huntington dans son livre culte « Choc des civilisations », n’ont jamais été clairement tranchées au fil de son histoire plus que millénaire, ce qui inhibe constamment l’évolution russe.

4.  Diversifier son économie « unijambiste », addicte aux exportations d’hydrocarbures. Comprendre que la seule matière première qui ne s’épuise pas en s’utilisant, c’est la matière grise, le cerveau humain. Privé d’innovation, le secteur industriel russe se délite.

Dans le même ordre d’idée, la Russie a besoin de s’ouvrir résolument au management moderne, qui repose sur le seul modèle qui fonctionne actuellement, à savoir le « bottom – up », en tirant la leçon du contre-exemple de Skolkovo, un « cluster » aux environs de Moscou, qui était censé devenir le pôle le plus avancé des technologies de pointe russes, à l’exemple de Silicon Valley en Californie, mais qui s’est vite mué, en réalité, en un repaire « top-down » d’apparatchiks « new look » et en un nouveau foyer de corruption. Est-il normal que les dépenses dans le R&D d’un pays qui dégage un taux de croissance avoisinant les 5% par an, depuis une dizaine d’année, plafonnent à hauteur de 1% de son PIB, soit un quinzième de celles des Etats-Unis et un quart de la Chine ? Faut-il alors s’étonner que la fuite de cerveaux frappe de plus en plus la Russie, vidée de ses meilleurs talents ?

5. A travers la réforme radicale du système éducatif, qui, à l’heure actuelle, continue, globalement, à fonctionner « à la soviétique », en faisant fi des changements intervenus dans le monde, donner l’envie de réussite (« race to the top ») aux jeunes générations russes, leur ouvrir un nouvel horizon global, grâce au mérite, à l’ambition individuelle, à un travail libre et créatif qui tire vers le haut. A titre d’exemple : la Chine consacre actuellement 13% de son budget à l’éducation, donc 21% aux études supérieures, contre 6% en Russie, un pays pourtant connu et reconnu pour sa tradition universitaire. De même, la Chine est déjà en deuxième position, après les Etats-Unis, dans le classement de Shanghai, qui note les meilleures universités du monde, et 42 institutions chinoises figurent dans le top 500, tandis que la Russie, elle, n’en compte que deux.

6. Mettre en valeur l’immense potentiel de la Sibérie et de l’Extrême-Orient, actuellement dormant dans cet immense pays qui s’étend sur 9 fuseaux horaires. Climat trop rude ? Conditions météorologiques insupportables ? Mais pourquoi la ville norvégienne Kirkenes, située sur la même latitude, à une centaine de kilomètres de Mourmansk, étale une prospérité et une qualité des infrastructures qui sont inimaginables pour son proche voisin russe ?   

7. Moderniser son système politique non-adapté aux impératifs de la globalisation. Les trois piliers du système Poutine (Etat – patriotisme – orthodoxie), introduits dès 2011, se sont transformés, en 2014, au contraire de leur vocation initiale :

- l’Etat, proclamé « fort », est devenu obèse, inopérant, premier corrupteur et pillard des richesses naturelles (selon un récent classement de Transparency International, la Russie se trouve, en termes de corruption, en 143-ème place sur 178, en talonnant le Nigeria) ;

- le patriotisme, véhiculé, via des événements à grand renfort de propagande, comme les rituelles commémorations de la « Grande Victoire » soviétique en 1945, ou encore les fastes ostentatoires de  Sotchi, vire souvent au panslavisme menaçant, à la haine d’un étranger qui n’est pas doté de faciès slave, ou, d’une façon plus générale, au rejet de l’Autre qui est construit différemment ;

- enfin, l’orthodoxie « vendue » comme la base de l’identité nationale, anéantit la capacité des Russes à agir et érige le fatalisme en vertu.

En conclusion, pour réussir pleinement dans le XXIe siècle, la Russie doit s’ouvrir au monde, en bâtissant l’avenir, au lieu de s’arc-bouter sur son modèle ultra-protectionniste, en ressassant la nostalgie de son passé. Les Jeux de Sotchi sont donc révélateurs de son potentiel, considérable et incontestable, plutôt que de son résultat, déjà obtenu, qui reste en deçà de ses capacités. Dans ce contexte, le président Poutine, prisonnier de sa vision atavique du monde, n’est plus une solution, mais un problème pour la Russie de demain, qui piétine dans l’antichambre de la globalisation, alors que la Chine rythme déjà son tempo.

Alexandre Del Valle : La Russie a sans aucun doute les moyens de son ambition. Mais sa plus grande vulnérabilité, selon moi, est le caractère non suffisamment libéral et non assez transparent de son économie et de ses structures économiques, pas assez ouvertes aux investissements extérieurs et trop étroitement contrôlées par des oligarchies opaques liées au pouvoir politique, puis , bien sûr, la trop grande dépendance de l’économie envers les énergies hydrocarbures. Le problème de pétro ou gazostratégie de Vladimir Poutine est de ne compter que sur l’énergie dont la Russie recèle, sans investir dans la diversification.

Du point de vue militaire, il est clair que la Russie demeure une grande puissance détenant le feu nucléaire, des milliers d’ogives nucléaires, de très bons systèmes anti-missiles et une industrie aéronautique assez performante, quoi que en retard vis-à-vis des Etats-Unis, mais les moyens de l’armée russe sont insignifiants par rapport à ceux des Etats-Unis avec qui Moscou feint de vouloir jouer à armes égales. Donc la Russie est un acteur géostratégique majeur, certes, doté d’un immense territoire, d’énergies, de savoir-faire technologique et de matières premières, mais elle n’a pas les moyens de briguer la première place, contrairement à son allié et ex-ennemi voisin chinois qui aura dans quelques décennies les moyens de concurrencer les Etats-Unis dans tous les domaines de la puissance.

A peine arrivés à Sotchi, les journalistes ont pu constater que seuls quatre des cinq anneaux olympiques se sont allumés lors de la cérémonie d’ouverture. Les médias s’en sont donné à cœur joie pour fustiger le manque d’hygiène et de confort des hôtels, l’opacité de l’eau du robinet… Ces critiques sont-elles seulement le reflet des préjugés des médias occidentaux, ou dénotent-elles un réel écart entre les prétentions de la Russie et ses moyens véritables ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : La question géopolitique russe requiert une analyse de type géographique qui distingue méthodiquement les ordres de grandeur et les niveaux d’analyse. Cet Etat-continent, le plus vaste à la surface de la Terre, a des ambitions mondiales. Le discours de la multipolarité tient surtout de la « polémique » anti-occidentale et les dirigeants russes raisonnent dans les termes d’un monde tripartite (dans un monde à trois, il faut être l’un des deux). Ils voient la Russie comme une puissance tierce, entre les Etats-Unis et l’Occident d’une part, la République populaire de Chine d’autre part. Ils redoutent l’écartèlement du territoire russe et de l’aire post-soviétique entre les champs d’attraction de ces deux systèmes de puissance. La possession du deuxième arsenal nucléaire mondial et leur rôle diplomatique permettent aux dirigeants russes de poser la Russie tout à la fois en rivale et en alter ego des Etats-Unis. Pourtant, l’activisme diplomatique (surtout marqué par des pratiques d’obstruction) et la « surface » nucléaire ne doivent pas occulter le fait que la Russie n’est pas une puissance globale d’envergure planétaire, soit une puissance première. Le budget militaire chinois est une fois et demie supérieur à la Russie et cela aura des conséquences sur le plan opérationnel.

Au niveau de l’Ancien Monde, la Russie est présentée par un certain nombre d’idéologues russes comme le « Heartland », un concept emprunté à MacKinder et à aux théories géopolitiques du début du XXe siècle, pour combler le vide idéologique résultant de la déroute du marxisme-léninisme. Cette représentation géopolitique est faussement exposée comme une loi du monde, la géopolitique étant ramenée à une sorte de scientisme mêlé de géomancie (un cocktail très « dix-neuvième »). L’idée de manœuvre, selon certains discours tenus au sommet du pouvoir russe, est de jouer l’Asie contre l’Europe. Concrètement, il s’agirait de sanctionner l’UE et ses Etats membres – ceux-ci refusant le monopole de Gazprom et son instrumentalisation politique ainsi que la satellisation de l’Est européen et du Sud-Caucase -, en détournant les flux de pétrole et de gaz russes vers l’Asie-Pacifique. Pourtant, les volumes exportés ne sont en rien comparables. Aussi et surtout, le développement d’une politique active en Asie-Pacifique est limité par la faible présence humaine et économique russe à l’est de l’Oural. Enfin, les ambitions russes dans la région se heurtent à celles de la Chine, qui dispose d’une base de puissance autrement plus consistante, et aux positions solidement constituées des Etats-Unis dans le bassin du Pacifique.

In fine, l’aire privilégiée de la puissance russe demeure l’aire post-soviétique, considérée à Moscou comme son « étranger proche ». Le néo-eurasisme n’est jamais que la projection idéologique des ambitions russes dans la région et de sa volonté de regrouper autour de Moscou la plus grande partie de l’URSS. C’est la raison d’être de l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan, une structure censée être élargie et transmutée en une Union eurasienne. Le projet est parfois présenté comme le cadre institutionnel à visée économique et commerciale, mais il est éminemment géopolitique. Poutine veut passer à la postérité comme le restaurateur d’une sorte d’union post-soviétique, centrée sur la Russie.Pourtant, le cas de l’Ukraine montre que ce « réunionisme » ne sera pas aisé. L’aire post-soviétique est un pluriversum géopolitique et, si certains des hommes au pouvoir dans les Etats successeurs de l’URSS sont intéressés par des garanties de sécurité, ils n’entendent pas redevenir des commissaires politiques aux ordres du « centre » moscovite. Il sera difficile d’aller au-delà du « club » de régimes autoritaires-patrimoniaux. Jusque dans l’aire post-soviétique, la Russie souffre d’une certaine solitude stratégique, ce que la reconnaissance unilatérale de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, en août 2008, a bien montré, aucun Etat de la CEI (Communauté des Etats indépendants) ou de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghaï) ne la suivant sur ce chemin. Au vrai, les dirigeants russes en sont conscients et ils en tirent la conclusion suivante : puisqu’ils ne nous aimeront jamais, il faut leur faire peur.

Alexandre Del Valle : Je pense que globalement, on n’observe pas plus de dysfonctionnements dans l’organisation logistique des jeux en Russie qu’ailleurs, car nombre de pays ont eu bien plus de difficultés que la Russie dans le passé, mais ce qui extraordinaire dans la presse occidentale et dans la façon dont les intellectuels, les politiques et les journalistes des pays atlantiques perçoivent et décrivent la Russie de Poutine, est toujours l’absence totale de nuance, le parti-pris, l’a priori systématiquement sceptique ou moqueur, la critique exacerbée.  En matière de moyens, il est difficile de dire que la Russie n’a pas eu les moyens de son ambition puisque ces jeux sont les plus chers de l’histoire. Aussi la Russie est-elle dans une situation économique à bien des égards plus favorable que nombre de pays occidentaux, notamment européens, non seulement appauvris par la dette et le chômage mais même à certains égards en voie de tiersmondisation...

Alexandre Melnik : Je comprends qu’en notre époque, noyée dans l’océan des informations instantanées, les médias sont enclins à un tropisme compulsif qui les amène à « zoomer » sur les détails, faciles à visualiser immédiatement, qui peuvent faire le buzz sur les réseaux sociaux. Ce ne sont pas des « préjugés des médias occidentaux » que vous évoquez, mais un nouveau logiciel de fonctionnement de l’ensemble des producteurs et diffuseurs de nouvelles et de commentaires, à l’échelle globale. Dans ce contexte où les flux d’informations s’accélèrent et se télescopent, un anneau qui ne s’allume pas ou l’eau jaunâtre qui coule dans le robinet d’une chambre d’hôtel éclipsent, logiquement, toute réflexion qui exige un recul conceptuel. Or celui-ci est indispensable pour mieux comprendre l’ensemble de la situation ! Car pour s’en forger une idée, il est important de distinguer l’accessoire, qui saute souvent aux yeux, de l’essentiel, plus difficile à décrypter. En l’occurrence, il faut rappeler que l’organisation d’aucun événement d’une ampleur comparable aux Jeux Olympiques, n’est jamais exempte de couacs. La perfection zéro, à ce niveau, n’existe pas. Tous les JO précédents le prouvent. En revanche, ce qui compte, en dernier ressort, c’est le ratio des points forts et faibles, qui doit nous servir de critère final. D’où deux conclusions concernant les jeux de Sotchi.

Primo, le début de ses compétitions démontre un haut niveau des infrastructures sportives, construites en un laps d’un temps historiquement court, avec un évident effort de modernité, au diapason des attentes des athlètes. Sans oublier que la cérémonie d’ouverture, calibrée au millimètre, a réussi à sublimer le temps, l’espace et les aléas idéologiques trop prononcés, en s’inscrivant dans l’esprit de la Russie éternelle, dotée d’une âme, particulièrement colorée et exubérante.

Secundo, il serait erroné, à partir d’une manifestation sportive, d’extrapoler que la Russie d’aujourd’hui possède tous les moyens technologiques de ses ambitions - gigantesques et démesurées, à mon avis – dans la course à la performance globalisée, engagée dans le monde moderne. Ainsi, je note que la quasi-totalité des installations sportives à Sotchi a été réalisée sur la base des technologies occidentales, avec l’implication décisive des architectes et designers étrangers. Ce qui place la Russie devant un défi crucial, somme toute, similaire à celui, auquel sont actuellement confrontés les autres nouveaux challengers de la globalisation (Chine, Brésil, Inde, Turquie, Corée du Sud, etc.), à savoir – comment passer du stade d’imitation des recettes occidentales à celui de réelle innovation, gisement d’une valeur ajoutée radicalement nouvelle. Cette disruptive innovation, la seule qui vaille, est-elle possible dans un pays autoritaire, comme la Russie, qui réduit les libertés publiques et bride l’individu dans son élan créateur ? La réponse à cette question reste ouverte.

Les turpitudes politiques et les atteintes aux Droits de l’Homme qui agitent la Russie ne risquent-elles pas t’entacher les Jeux et d’empêcher la Russie de saisir cette occasion d’asseoir sa puissance ?

Alexandre Melnik : Il est évident que le fossé qui sépare la Russie et l’Occident dans leur perception des droits  de l’homme ne cesse de se creuser. Faut-il en déduire qu’il faut profiter des Jeux Olympiques pour les transformer en une arène frontale de joutes idéologique et de confrontations politiques, en déterrant la hache de la guerre froide ? Je n’en suis pas sûr. Toute politisation excessive des manifestations sportives est contreproductive. Elle risque de gâcher, brouiller la visibilité d’une grande fête sportive qui procure de la joie et fait vibrer la planète entière, sans aboutir aux résultats politiques escomptés. Dès l’origine, les Olympiades, l’apothéose de la compétition sportive qui incarne le dépassement de soi et le respect d’autrui,  ont vocation à rassembler les gens, au-delà de leurs divergences, au lieu de les diviser et opposer les uns contre les autres.

En même temps, face à l’adversité, l’Occident doit rester ferme et fidèle à ses valeurs initiales, non-négociables qui font partie de son identité : liberté individuelle, dignité, respect des différences, la prédominance de la Loi, en faisant preuve de ses convictions par des manifestations ciblées et mesurées. Autrement dit, faire passer son message, sans mettre en cause l’esprit et la tradition olympiques. Cette position est importante pour l’Occident qui ne doit pas transiger avec ses principes fondateurs, mais elle l’est aussi pour la société civile, les nouvelles classes moyennes et les générations de futurs décideurs russes, en quête de repères en dehors de la propagande officielle qui les étouffe. Pour cette Russie-là, les valeurs occidentales étaient toujours une référence et une source d’inspiration, voire un horizon d’avenir. Nos dirigeants doivent toujours rester à la hauteur de cette attente d’Occident, souvent enfouie, occultée par les régimes politiques qui se succèdent en Russie, mais qui laboure en profondeur la mentalité russe depuis des siècles et qui survit, malgré tout, presque miraculeusement, au fil de l’histoire de ce grand pays.

Alexandre Del Valle : De toute façon, la rivalité stratégique entre la Russie et ce que l’on appelle “L’occident”, toujours tourné contre la Russie et ses alliés, implique que Moscou sera toujours accusée, quoi que fassent les pouvoirs russes, de violer gravement les droits de l’homme, alors que des “alliés” de l’Occident comme la Chine ou l’Arabie saoudite et la majorité des pétromonarchies du Golfe seront toujours épargnées... alors qu’elle violent encore plus les droits de l’homme que la Russie de Poutine. Je pense que dans les perceptions occidentales, la Russie est toujours représentée de façon diabolisante. Le fait que l’évènement des jeux olympiques soient “entachés” n’est pas grave en soi pour la Russie qui ne cherche pas à plaire à un Occident qui la déteste et qui cherche plutôt à prendre la tête du monde “multipolaire” et des pays émergents, BRIICS, “next 11”, “non alignés”, qui ont d’elle une image très différente. Le monde n’est qu’à moins de 15 % occidental.... la Russie le sait !

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il ne s’agit pas d’asseoir sa puissance – celle-ci dépend de forces profondes et de choix politiques dont la temporalité dépasse celui du temps imparti aux jeux de Sotchi -, mais de la mettre en scène. Au plan international, on peut douter de l’efficacité de cette démonstration. Les uns sont focalisés sur le coût démesuré de ces jeux et l’impact environnemental, sur la corruption et les abus de pouvoir, sur l’aspect mégalomaniaque de cette entreprise ; les autres ne s’intéressent qu’à la compétition en elle-même et aux médailles olympiques, sans que cela retentisse véritablement sur leur perception et leur évaluation politique de la Russie. Alors que la Tchétchénie ne fait plus l’actualité internationale depuis plusieurs années, les jeux de Sotchi appellent à nouveau l’attention sur la situation au Caucase du Nord, cette région constituant une sorte d’« étranger intérieur », avec le repli de nombreux Russes ethniques dans les districts de Stavropol et Krasnodar. Dans les faits, depuis sa longue et difficile conquête, au XIXe siècle, le Caucase demeure une marche incertaine et l’effervescence de cette région peut avoir des retombées sur le sud de la Fédération de Russie. Si elle est instrumentalisée par le Kremlin, la menace de l’islamisme radical n’est pourtant pas un simple thème de propagande. On se demandera simplement comment le pouvoir russe espère contenir cette menace en contribuant de manière décisive à l’anarchie de la situation en Syrie. C’est la répression sauvage de Bachar Al-Assad, soutenue à « flux tendus » par la politique russe et ses livraisons d’armes, qui a fait de la Syrie un nouveau champ de bataille du Jihad international.

Finalement, il conviendrait plutôt de s’interroger sur l’effet des jeux de Sotchi en Russie même, au niveau du citoyen lambda. Fierté d’accueillir un événement de ce type ou hostilité, en raison des sommes mobilisées et de l’omniprésence de la corruption ? Le pouvoir russe a une vision très limitative, voire méprisante, de l’Homme, réduit à un être de besoins. La satisfaction de ses appétits et la « fabrique du consentement » suffiraient à garantir la stabilité politique, pour autant que les « agents de l’étranger » soient tenus à l’écart (toute opposition ouverte est un acte de trahison, fomenté par l’étranger). Pourtant, les difficultés économiques, un sentiment d’enfermement - faute de réformes en profondeur et d’ouverture d’un nouvel horizon -, et ce alors même que ces jeux sont une débauche d’argent et de corruption, pourraient avoir un impact d’ordre civique. Plus probablement, les esprits pourraient se modifier en profondeur, lentement mais sûrement, dans une partie de la population. Le culte de la puissance étatique et militaire (la « derjava ») n’occultera pas indéfiniment les autres dimensions de la réalité vécue par les Russes. D’une manière générale, le mépris des « gens » et le sentiment d’impunité des cercles du pouvoir ne font pas une bonne politique. Le machiavélisme au petit pied n’a pas grand-chose de machiavélien.

Le boycott des jeux par certains responsables européens ne risque-t-il pas de raviver les tensions entre la Russie et l’Europe ?

Alexandre Del Valle : Je pense que le boycott des Jeux par certains leaders européens est ridicule, hypocrite et très incohérent, car les mêmes “indignés à géométrie variable” qui boycottent la Russie pour des lois qui pénalisent le prosélytisme homosexuel (mais pas les homosexuels en tant que tels) ou qui reprochent à Poutine d’avoir fait condamner les Pussy Riots (relâchés et graciées entre temps), groupes de féministes radicaux pratiquant les sacrilèges et sabotages comme les Femen dans des églises sont les mêmes qui vantent depuis des années les mérites de la Turquie d’Erdogan, une Turquie christianophobe, néo-ottomane islamiste où les prélats catholiques sont systématiquement assassinés, où 100 journalistes sont enfermées pour “insulte au chef de l’Etat”, où nombre de militaires kémalistes ont subi des faux procès pour éradiquer les opposants laïques, etc. Ce sont aussi les mêmes qui diabolisent l’Etat d’Israël mais trouvent des excuses au Hamas ou au Hezbollah et entretiennent de bonnes relations avec des Etats bien plus anti-démocratiques que la Russie, à commencer par Cuba, les pays du Golfe, le Venezuela, la Bolivie, la plupart des pays d’Afrique, le Pakistan, la quasi-totalité des pays de la Ligue arabe, la Malaisie, l’Indonésie, etc. Bizarrement, toutes ces dictatures rouges ou vertes sont épargnées et ne sont jamais autant attaquées et diabolisées que la Russie, qui est pourtant qu’on le veuille, qu’on le croit ou non, une démocratie, certes imparfaite, mais où le président est très populaire.

Alexandre Melnik : Ce qui risque de compliquer encore davantage les relations, déjà conflictuelles, entre la Russie et l’Europe, ce n’est pas un demi – boycott, qui ne porte pas son nom, de la cérémonie de l’ouverture des JO par des leaders occidentaux (un « épiphénomène », une « bouderie gratuite », selon Moscou), mais la possible accélération de la spirale autoritaire du pouvoir russe – tant à l’intérieur du pays que dans son « étranger proche », en premier lieu, en Ukraine - après les JO qui, en raison de leur résonance planétaire, servait de garde-fou aux appétits du Kremlin. Cette hypothèse du durcissement russe, à l’abri des caméras une fois éteintes, poserait d’autant plus de problèmes aux chancelleries européennes qu’elle coïnciderait avec une période où l’EU sera concentrée sur ses problèmes internes, en prévision des élections européennes en mai prochain. Et si la capacité d’action de l’Europe est entravée par de nombreuses considérations d’ordre démocratique, le président russe peut aller jusqu’au bout de sa démarche, sans s’encombrer d’aucun contre-pouvoir.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Pourquoi « raviver » les tensions? Ces tensions sont de l’ordre du constat objectif, à l’instant présent et non pas dans le passé ou le futur. Nié depuis des années pour des raisons de bienséance diplomatique, il y a bien un conflit géopolitique latent entre la Russie et l’Europe. Ce n’est pas un malentendu, faute de « dialogue » (socratique ?), mais de réelles oppositions, sur des questions de fond. Les dirigeants russes ont engagé leur pays sur une voie autre et ils refusent le modèle européen/occidental fondé sur l’Etat de droit et les libertés individuelles. N’oublions pas que Poutine a pour modèle Andropov, ambassadeur d’URSS à Budapest en 1956, maître d’œuvre de la sanglante répression sur les citoyens hongrois (qualifiés de fascistes et de nazis, comme c‘est le cas aujourd’hui des manifestants ukrainiens), et chef du KGB de 1967 à 1982, avant de succéder à Brejnev. Andropov avait pour ambition de mener une politique à la Deng Xiaoping : une ouverture économique sélective et contrôlée, permettant à la nomenklatura de s’enrichir au passage, combinée à un strict verrouillage politique. La « voie russe » invoquée par le Kremlin ne doit pas occulter l’attraction que le « léninisme de marché » de la Chine populaire exerce sur les milieux dirigeants russes. Par ailleurs, la « Grande Europe » à laquelle les dirigeants russes se réfèrent – ce mot d’ordre fascinant une partie des nationalistes et souverainistes de divers pays européens -, serait le retour à une Europe écartelée par des jeux d’alliances et de contre-alliances, ce qui permettrait à la Russie de peser de tout son poids et de jouer les uns contre les autres (l’Allemagne contre la France, et vice versa). Ce serait plus vrai encore si la Russie parvenait à constituer un bloc de puissance dans l’« étranger proche », autour de l’Union eurasienne projetée par Poutine. L’idéal de Poutine ? Une ex-URSS plus ou moins rassemblée par Moscou, face à une Europe politiquement fragmentée et découplée, sur le plan géostratégique, des Etats-Unis. Nous n’en sommes pas là.

Revenons sur l’opposition Russie-Europe. Du côté russe, il y a bien une volonté de puissance à l’œuvre, alimentée par le ressentiment historique et le revanchisme, ces « passions tristes » dont on ne se défiera jamais assez. Sur ce point, on s’étonnera de la facilité avec laquelle les éléments de langage de la diplomatie russe sont parfois repris, jusque dans des enceintes officielles, comme si les Occidentaux devaient s’excuser de l’avoir emporté, dans leur confrontation avec ce système totalitaire et meurtrier qu’était l’URSS. Ce faisant, la répression de masse et les millions de victimes du goulag sont oubliés ; on songe aux « âmes mortes » de Gogol. Pour « ne pas humilier la Russie », c’est-à-dire le système de pouvoir qui parle en son nom, il faudrait humilier sans vergogne tous les peuples qui, ayant souffert de la domination soviétique, s’inquiètent des rémanences du passé et des ambitions présentes des dirigeants russes. L’acceptation du discours de l’humiliation ne révèle-t-il pas une forme de nihilisme et d’inclination pour la loi du plus fort ?

Du côté européen, on ne saurait parler d’une volonté de puissance unitaire, rivale de la puissance russe. L’UE ne constitue pas une « politie » ou une unité de puissance, mais un Commonwealth paneuropéen qui regroupe des Etats souverains dont les visions et les projets ne coïncident pas toujours. L’exercice « européen » consiste donc à mutualiser certaines politiques, pour les conduire au niveau communautaire, ce qui exclut une véritable logique de puissance. Aussi, dans l’affaire ukrainienne, c’est surtout l’évidence des faits et les risques induits par l’éventuelle satellisation de Kiev qui réunissent les Etats membres de l’UE, sans entente véritable cependant sur le terme final d’un accord d’association avec l’Ukraine (simple association ou étape vers une future entrée dans l’UE ?). Plus généralement, l’UE et ses Etats membres ont de bonnes raisons de travailler en commun - en vue de pacifier et moderniser leur voisinage géographique, d’où le « partenariat oriental » -, mais il leur est difficile de dégager une politique commune à la fois cohérente, solide et réactive.

Pour résumer notre propos, il faut bannir toute fausse symétrie entre la Russie et l’UE : s’il y a volonté de puissance du côté russe, l’UE et ses Etats membres sont guidés par une logique de situation. Beaucoup souhaiteraient éviter l’épreuve de force avec Moscou mais il n’est pas possible de s’abstraire de son environnement géographique. Il n’y a pas de géopolitique sans « drames » (drama : action) et sans tragique.

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