Le smiley fait exploser les codes bourgeois de l'écriture<!-- --> | Atlantico.fr
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"Le smiley est l’occasion d’établir un contact physique, charnel même, dans un milieu, Internet, qui a priori ne l’est pas".
"Le smiley est l’occasion d’établir un contact physique, charnel même, dans un milieu, Internet, qui a priori ne l’est pas".
©Reuters

Emoticon, mais pas trop

Omniprésent sur les forums, sms ou chats, le smiley révolutionne le langage et constitue, selon le sociologue Vincenzo Susca, un symbole révolutionnaire du combat ludique qui oppose Internet au pouvoir politique.

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca est maître de conférences en sociologie à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, directeur éditorial des Cahiers européens de l’imaginaire et chercheur associé au Ceaq (Sorbonne). Ses derniers livres sont Les Affinités connectives (Cerf, Paris 2016) et Pornoculture. Voyage au bout de la chair (Liber, Montréal 2017, avec Claudia Attimonelli). Il a aussi publié, entre autres, A l’ombre de Berlusconi (L’Harmattan, Paris 2006), Transpolitica (Apogeo, Milan 2010, avec D. de Kerckhove) et Joie Tragique (CNRS éditions, Paris 2010).

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Atlantico : Comment analysez-vous la place prise aujourd’hui par les smileys dans la société et notamment dans les discussions sur Internet ?

Vincenzo Susca : Le smiley est l’une des formes élémentaires de l’écriture numérique, l’élément grammatical de base. On ne peut pas s’en passer. C’est le visage, l’émotion de celui qui l’écrit.

Il faut dire que le web est l’endroit où l’on voit de plus en plus la rencontre des corps. Dans le web, le corps est le message. Ce n’est pas un hasard si l’érotisme ou la pornographie y sont privilégiées. Le smiley est donc l’occasion d’établir un contact physique, charnel même, dans un milieu qui a priori ne l’est pas. Il existe encore des gens pour parler d’Internet comme du virtuel. Pas moi. Sur le web, il existe une mise en jeu immédiate du corps et des sens.

A l’intérieur d’un système techno-scientifique très développé - issu du milieu informatique de haut niveau de la culture occidentale - s’expriment ainsi des formes extrêmement simples, ou bien primordiales, où la chair prévaut sur tout le reste, là où ce sont les sens qui pensent et non la rationalité à diriger la sensibilité.

On peut donc résumer en disant que le smiley est le degré zéro de l’écriture car il s’agit de l’expression des corps, en tant que sensibilité. Mieux encore, je dirais qu’il s’agit là de l’inversion de la hierarchie entre le verbe et la chair. Le smiley est l’écriture de la chair, le langage de l’émotion publique et non de l’opinion publique héritée par la culture bourgeoise et moderne.

Comment analyser l'évolution historique du smiley ? Né dans le monde de l’entreprise dans les années 1960, il avait pour but d’améliorer le moral des employés. Puis, il a été remis au goût du jour par le mouvement techno, trente ans plus tard : on pouvait le voir sur certaines pilules d’ecstasy, par exemple…

C’est intéressant. Cela montre bien les détournements effectués par la culture électronique. La communauté, via les rapports sociaux électroniques, ont détourné le smiley pour le changer en moyen d’expression d’une sensibilité ludique et festive. Elle a détourné les instruments de travail, de production et de pédagogie pour les transformer en spectacle, en forme d’amusement afin de célébrer un "nous" joyeux. Il s’agit donc du détournement du travail vers la fête.   

Bien entendu, le fait que cela soit aussi lié à l’univers de l’extase – je pense ici à l’ecstasy – montre une certaine forme d’excès. Cela renvoie finalement au carnaval, au dédoublement des sens, à quelque chose de très joyeux, mais aussi de dangereux puisque l’individu se perd dans quelque chose de plus grand que lui.

Au carnaval ? Le smiley serait-il le masque de l’internaute ? Une façon de déguiser ses émotions ?

Oui et non. Ce masque parle d’une forme de culture qui est belle et bien réelle et qui tend de plus en plus à occuper le centre de la scène. C’est le retour du festif, du ludique et de l’onirique dans notre société contemporaine.

Ne marque-t-il pas aussi la fin de l’ironie dans les échanges par écrit, un manque de subtilité ?

On se fourvoie en disant que les cultures contemporaines sont « débiles », si vous me passez l’expression. En réalité, derrière chaque smiley, il y a une histoire. Derrière chaque forme de communication ponctuée par un smiley, il existe du secret, du mystère, des subtilités que seuls les membres de la "tribu" concernée peuvent comprendre.

Il y a de la récréation et de la recréation qui se joue là-dedans, notamment au sein des jeunes générations qui arrivent à communiquer avec cinq personnes à la fois tout en jouant à un jeu vidéo et en faisant leurs devoirs en même temps. Les générations plus âgées sont incapables de faire cela.

D’un point de vue empirique, il semblerait que le smiley soit de plus en plus utilisé dans les mails professionnels. Comment l’interprétez-vous ?

Auparavant, le travail et le politique étaient les moteurs de la société. Désormais, c’est l’inverse : ce sont les rapports sociétaux de base qui développent des formes culturelles, qui se propagent ensuite dans les sphères du travail ou du politique. Le smiley est donc l’un des éléments du feu sacré du quotidien.

On constate ainsi que le travail et le politique essayent de résister, de survivre malgré leur obsolescence en martyrisant les formes de communication sensibles issues du réseau numérique.

Le smiley serait donc le symbole du combat qui oppose Internet au pouvoir politique ?

Absolument. Mais ce n’est pas un combat révolutionnaire. Ce combat se joue sur un mode ludique, sur le mode de la fête. Ce n’est pas une guerre. Internet est alternatif au pouvoir politique, bien-sûr. Mais son but n’est pas de s’opposer à celui-ci. Il s’agit d’un monde qui n’a pas besoin de s’opposer au système pour exister, mais dessine des formes d’autonomie douées de mythes, dieux et émotions propres, ainsi que de ses propres formes de pouvoir.

Pensez-vous que dans le futur les smileys soient utilisés comme des mots dans la littérature ?

Je le pense. Nous nous trouvons actuellement qu’au début d’un phénomène. La culture devrait de plus en plus intégrer les sens et le corps. On devrait bientôt voir l’inversion entre le verbe et la chair. Dans la Bible, le verbe vient en premier. Dans notre société contemporaine, c’est la chair !

Les futuristes et les dadaïstes avaient d’ailleurs déjà commencé à développer ce genre d’écriture qui dépasse l’aspect rigide de l’alphabet.

Propos recueillis par Aymeric Goetschy

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