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Un jeune voyageur lit une bande dessinée française, Picsou magazine, alors qu'il fait la queue au terminal de l'Eurostar, à la gare internationale de St Pancras à Londres.
Un jeune voyageur lit une bande dessinée française, Picsou magazine, alors qu'il fait la queue au terminal de l'Eurostar, à la gare internationale de St Pancras à Londres.
©BEN STANSALL / AFP

Jeunes lecteurs

Entretien avec Jean-Paul Gourévitch qui vient de publier « Panorama illustré des journaux de jeunesse 1770-2020 » aux éditions SPM.

Jean-Paul Gourévitch

Jean-Paul Gourévitch

Jean-Paul Gourévitch est écrivain, essayiste et universitaire français. Il a enseigné l'image politique à l'Université de Paris XII, a contribué à l'élaboration de l'histoire de la littérature de la jeunesse et de ses illustrateurs par ses ouvrages et ses expositions, et a publié plusieurs ouvrages consacrés à l'Afrique et aux aspects sociaux et économiques de l'immigration en France. Il a notamment publié La France en Afrique 1520-2020 (L'Harmattan), La tentation Zemmour et le Grand Remplacement (Ovadia 2021), Le coût annuel de l'immigration (Contribuables Associés 2022).

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Atlantico : A quel point les journaux de jeunesse sont-ils représentatifs de l’état idéologique de la société dans laquelle ils évoluent ? Ne font-ils qu’accompagner les évolutions de cette société ou sont-ils également des prescripteurs ?

Jean-Paul Gourévitch : La réponse, complexe, relève de l’histoire de la presse jeunesse. De la fin du XVIII e siècle et jusqu’à la Grande Guerre, ce sont les parents qui achètent les publications ou y abonnent leurs enfants, qu’il s’agisse de journaux qui leur sont spécifiquement destinés comme le Journal des Enfants, lePetit Français illustré ou la Semaine de Suzette ou qui s’adressent à toute la famille comme le Magasin d’Education et de Récréation. On y trouve sans surprise, en général de manière discrète, la trace des controverses éducatives ou idéologiques qui agitent la société de leur époque : morale chrétienne ou laïque, vocation éducative ou distractive, orientation patriotique ou pacifiste.

L’évolution de cette presse dans l’entre-deux guerres tient au développement des mouvements de jeunesses, des vacances en colonies, des associations sportives, qui font que le peuple enfantin qui se retrouve dans un même organisme où se multiplient les échanges et où se créent des complicités et des hiérarchies, prend conscience de sa spécificité.En même temps le changement d’échelle de la presse jeunesse qui passe de quelques dizaines de milliers de lecteurs à plusieurs centaines demilliers avec l’irruption du premier numéro du Journal de Mickey (21 octobre 1934) bouleverse ces équilibres. Combattue idéologiquement par la propagande communiste qui croit déceler « derrière une innocente souris … l’ombre d’un grand fauve hitlérien » et par les associations catholiques qui déplorent son « manque de moralité », cette presse distractive, où les héros animaliers et la BD tiennent toute leur place, et qui encourage les échanges entre fans par l’intermédiaire des clubs, oblige ses concurrents à se repositionner, tant dans leurs rubriques que dans leurs récits. Finies les admonestations et objurgations. Place à l’évasion, et aux héros qui vont enthousiasmerou terrifier « pour de faux » les jeunes lecteurs.

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Après la triste période de l’Occupation où quasi-totalité des journaux de jeunesse sont obligés de se saborder, la réaction moraliste et républicaine trouve son aboutissement dans la loi du 16 juillet 1949, soutenue par le Cartel d’Action Morale, le Mouvement Républicain Populaire et le Parti Communiste (qui en fait refusera de la voter).L’article 2 précise que « les publications ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la débauche, la haineou tous actes, crimes ou délits… de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse » .En 2011, on y ajoutera une référence condamnant « tout contenu susceptible d’inciter à la discrimination, ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes, aux atteintes à la dignité humaine, à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants, à la violence ».

Mais l’époque a changé, ainsi que la politique des éditeurs de journaux soucieux de fidéliser leurs lecteurs.Ils doivent être en phase avec leurs aspirations, ni trop en avance ni trop en retard, pour pouvoir les conserver alors que ceux-ci grandissent. D’où une politique de chaînage qui segmente le public visé par âges ou par thèmes.Les publications pour la petite enfance sachant qu’elless’adressent aux parents mettent l’accent sur les activités d’éveil, alors que les journaux pour pré-adolescentsqui les achètent eux-mêmes conjuguent conseils de savoir-être, vie des stars, récits en BD,découverte de la nature ou surfent sur la déferlante manga. 

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Quelles évolutions dans les journaux de jeunesse sont les plus représentatives d’évolutions générales de la société ?

L’analyse de la production actuelle danssa diversitélaisse entrevoir l’émergence de thèmes porteurs relativement nouveaux: les sciences avec Cosinus , Sciences et Vie Junior et Sciences et vie Découvertes, l’écologie avec Wapiti et Wakou et l’extraordinaire aventure de La Hulotte, un journal « naturaliste à parution irrégulomadaire …le plus lu dans les terriers »,fondé en 1972 par un instituteur des Ardennes pour sa classeet qui comptait 140 000 abonnés en 2020. Mais aussil’apprentissage des langues étrangèresavec les journaux en anglais des éditions Play Bac, Bayard ou Milan, non seulement pour exporter leur produits mais parce qu’une partie de leurs lecteurs passeront une partie de leur scolarité et surtout de leurs études universitaires à l’étranger via le programme Erasmus.

Ces publications sont loin d’avoir l’audience des majors comme J’aime lire qui atteint les 1,5 million de lecteurs, Picsou Magazine et Popi qui frôlent le million. Ils ne bénéficient pas non plus de l’engouement passager pour les magazines adossés à des émissions de télévision comme hier Charlotte aux Fraises ou plus récemment Monsieur Madame. Mais ils ont leurs abonnés qui les diffusent, colportent leurs découvertes et créent un environnement favorable à la circulation des idées.

Reste que ce sont les univers Pokemon et Mangaqui constituent encore aujourd’hui les locomotives du secteur. A mi-chemin du livre et du journal, proche en quelque sorte du roman feuilleton d’autrefois ou de la série télévisuelle d’aujourd’hui, la succession des tomes de One Piece, (5,6 millions d’exemplaires vendus en 2021, 25 ans après son lancement), Dragon Ball ou Berserk

ajoute l’attraitdu renouvellement au plaisir des retrouvailles. Et malgré les précisions pessimistes des analystes, le chiffre d’affaires de ces publications atteint aujourd’hui 150 millions d’euros pour 19 millions d’exemplaires vendus.

Que nous disent les journaux de jeunesse actuels sur la société contemporaine ? Sont-ils touchés par certaines des tendances sociétales actuelles, comme le wokisme, comme peuvent l’être les journaux traditionnels ?

Je n’ai pas trouvé dans la profusion des journaux actuels, à part quelques fanzines militants à diffusion confidentielleplutôt destinés aux plus de 16 ans,des traces de wokisme, de cancel culture,des références à la situation des transgenres,aux mouvements Black Lives Matter, #Me Too , ou LGBT. L’écriture inclusive elle-même n’y figure qu’à dose homéopathique. Il se peut néanmoins que ces tendancesinvestissent à leur tour l’univers de la presse jeunesse, puisqu’elles sont présentes sur les réseaux sociaux que fréquente la très jeune génération et qu’ignorerles évènements qui font le « buzz » vous fait passer pour un«has been ».

En revanche les marches pour le climat, la lutte contre les discriminations, l’antiracisme (à l’exception de la lutte contre le racisme anti-blanc) et surtout la revendication d’égalité hommes-femmes, y trouvent un écho certain. Parfois c’est sous forme humoristique comme le magazine Tchika , destiné aux filles de 7 à 12 ans, qui affiche son engagement « féministe » en titrant « Faitesdu bruit ! les filles ! ». Mais c’est souvent beaucoup plus sérieux et documenté comme les nombreux reportages dithyrambiques consacrés à Greta Thunberg.

Coller à l’actualité c’est aussi le pari de DONg !revue de reportages lancée par Actes Sud en 2019 pour les collégiens dans la perspective des ouvrages publiés parcette maison exigeante et engagée. Le choix d’un titre sous forme d’onomatopée qui invite à réagir et à rester éveillé (woke en anglais) annonce-t-il des lendemains tumultueux pour la presse jeunesse ?Réponse dans les vingt prochaines années.

Comment et quand est apparue véritablement la presse jeunesse et notamment en France ?

En dehors du cas particulier du Journal d’Education lancé en 1777 par Charles Leroux, enseignant au collège Boncourt à Paris , de l’éphémère mais célèbre Ami des enfants de Berquin (1782-83) et de quelque publications secondaires, on peut dire que la presse jeunesse en France se fait une place dans le marché éditorial dans la première moitié du XIXe siècle : le Bon Génie (1824-1829),le Journal des Enfants (1832-1897), Le Journal des Jeunes Personnes (1833-1868), le journal des Demoiselles (1833-1922 ) soit près d’un siècle après les Anglais(The Juvenile Magazine 1751) et un demi-siècle après les Allemands (Der Kinderfreude 1775). Mais sa lecture est fascinante . C’est elle qui pour fidéliser son lectorat a inventé le roman-feuilleton, l’abonnement, le courrier des lecteurs , les patrons de mode, l’illustration des articles…

Les journaux de jeunesse ont-ils eu un rôle éducatif à leurs origines ? Lors des conflits mondiaux, ont-ils participé à une forme de défense du sentiment national, de propagande ou d’exaltation des valeurs du pays ?

Le premier éditorial du Journal d’Education affirme son parti-pris pédagogique « Neuf cent cinquante mille citoyens qui perdent leur temps…Le mauvais système d’éducation actuelle (sic) devient le supplice des maîtres et des élèves et presque la ruine des parents chargés d’une nombreuse famille. » En revanche les tentatives de la Révolution française pour lancer une presse jeunesse qui exalte le sentimentpatriotique ont échoué. Si les journaux destinés à la toute la famille, enfants compris commeLe Magasin d’Education et de Récréation d’Hetzel (1864-1915) veulent à la fois instruire et plaire, ce n’est qu’aprèsla défaite de 1870 et surtout pendant la guerre de 14-18 que la presse pour enfants se mettra délibérément au service de la propagande nationale.

Les années 1960 et 1970 ont-elles marqué un véritable tournant pour les journaux de jeunesse via l’essor de la culture populaire et musicale via des magazines dédiés aux stars de la chanson ? Un marché nouveau s’est-il ouvert avec l’essor de l’adolescence et de la figure des teenagers dans la société à cette époque ?

Les années 1960-70 marquent un véritable tournant pour la presse jeunesse marqué par le succès de la presse teenager avec le lancement de Salut les Copains en 1962 et de Mademoiselle Age tendre en 1964qui en liaison avec les émissions de radio et de télévision vont assurer la présence médiatique de la génération yé-yé ;mais aussi par un renouvellement des contenus comme en témoigne la transformation de Pilote « le journal qui s’amuse à réfléchir »,qui devient un laboratoire de création après 1968 pour sapléiade de nouveaux illustrateurs (Bilal, Brétécher, Cabu, Druillet, Gotlib..). Par ailleurs la petite enfance peut désormais y retrouver ses héros dont elle suit les aventures à la télévision (le Journal de Nounours 1965-1982, Le Manège enchanté 1965-1971) ? Sans oublier le succès de Pif Gadget et de ses « pifises » encartés qui se poursuivra jusqu’en 1982 puis après une tentative de relance jusque ‘en 1993.

Le marché des journaux et de la presse jeunesse s’adapte-t-il et mute-t-il réellement en fonction de l’évolution de la société ? Les changements du rôle social de l'enfant, du regard qu'il porte sur le monde et du statut que la société lui confère se sont-ils confirmés et traduits via la presse jeunesse ?

Un journal ne peut vivre que s’il s’adapte à l’évolution de son lectorat. C’est pourquoi il est obligé de se transformer en permanence au risque de disparaître sauf si comme le Journal de Mickey il est devenu au fil des ans un incontournable. Les éditeurs comme Bayard, Milan, Fleurus, Play Bac…l’ont très bien compris puisqu’ilsciblent de plus en plus précisément leur clientèle par âge ou par thèmes et s’efforcent, par une politique de chaînage, de les transférer d’une publication à une autre. « Après Pomme d’Api, je lis Astrapi » ; « Après Toboggan, découvre aussi j’apprends à lire, ça donne envie d’être grand ».

L’influence de la bande dessinée, des comics américains (via l’univers de la Marvel) et de la culture manga a-t-elle révolutionné et transformé les codes, les modes de consommation et le secteur de la presse jeunesse ces dernières décennies ?

Si la presse éducative, distractive, alternative ou people constitue toujours un foyer de résistance, le manga est aujourd’hui la locomotive du secteur (14,4% de progression de ventes en volumes en 2019) aussi bien dans le domaine de la presse que dans celui des livres puisqu’avec son système de livraison numérotée, il se situe à la convergence de ces deux types de publications . Derrière on trouve les journaux pour la petite enfance, les publications traditionnelles, lesjournaux avec BD, la presse de jeux, la presse Pokémonet les comics. Pourtant ses promoteurs sont prudents sur la permanence de cet engouement. Pour Inio Asano , le maître de « l’atelier du manga », l’avenir du manga au Japon et par contrecoup en France est aléatoire.« Je pense que (…) dans 20 ans (…) le manga sera quelque chose de vieux, de dépassé mais que les Japonais (…) voudront le préserver comme s’il s’agissait d’un morceau de leur histoire. »

A l’heure des réseaux sociaux, des smartphones et des tablettes, quelle est la réalité actuelle du marché de la presse jeunesse en France ? Est-il toujours aussi florissant ? Les chiffres de ventes sont-ils encore importants ? Le retour, le revival de Pif Gadget, de Metal Hurlant, l’anniversaire de Picsou magazine sont-ils des signes encourageants ? Les ventes de Picsou Magazine seraient notamment en progrès de 14% en l’espace de deux ans.

Il est toujours hasardeux de faire des pronostics et le scientifique que je suis reste prudent en cette matière…comme dans d’autres domaines :-) . Les exemples donnés sont souvent anecdotiques, liés à un évènement médiatique , une célébration,un changement de direction dans l’équipe. Ce qu’on peut dire c’est que la prépondérance du numérique réduit d’autant le temps de lecture. Si la presse d’éveil et la presse enfantine résistent avec des tirages deplusieurs centaines de milliers et un lectorat deux à trois fois plus important, c’est du côté de la presse junior que la chute est la plus importante : valse des titres, changements de formule ou de noms, vie éphémère de nouvelles publications.

Pourtant l’exemple du livre jeunesse qui représente 12,5% du secteur de l’édition montre que le recul d’une culture consacrée ne signifie pas la disparition des modèles dominants. Asssisterons - nous à de nouvelles fiançailles entre le monde du papier et celui du numérique par exemple avec des images à QR codes qui donneraient accès à d’autres développements ou àdes projections videos?

Rendez-vous dans une dizaine d’années.

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Jean-Paul Gourévitch publie « Panorama illustré des journaux de jeunesse 1770-2020 » aux éditions SPM

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