Sciences comportementales : le sludge, jumeau maléfique du nudge<!-- --> | Atlantico.fr
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Un cadre éthique pour les interventions comportementales et pour certaines démarches est vital.
Un cadre éthique pour les interventions comportementales et pour certaines démarches est vital.
©JACQUES DEMARTHON / AFP

Bonnes feuilles

Coralie Chevallier et Mathieu Perona publient « Homo sapiens dans la cité : Comment adapter l'action publique à la psychologie humaine » aux éditions Odile Jacob. Malgré nous, nos contradictions intérieures freinent le changement de nos comportements au service du bien commun. Ces écarts avec le citoyen parfait résultent de l’adaptation extrêmement efficace des humains à leur environnement. Les auteurs expliquent comment l’évolution a conditionné notre psychologie, notre rapport à la décision et à l’action. Extrait 2/2. 

Mathieu Perona

Mathieu Perona

Mathieu Perona est Directeur exécutif de l’Observatoire du Bien-être du CEPREMAP (Centre pour la recherche économique et ses applications).

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Coralie Chevallier

Coralie Chevallier

Coralie Chevallier est chercheuse en sciences cognitives et comportementales à l'ENS et au Laboratoire de neurosciences cognitives et computationnelles de l'INSERM. Professeure (ENS, Sciences Po), elle est spécialiste de la prise de décision sociale et de l'application des sciences cognitives pour améliorer l'action publique.

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Richard Thaler et Cass Sunstein, les deux auteurs de l’ouvrage Nudge qui a popularisé ce dernier terme, respectivement prix Nobel d’économie et professeur de droit à Harvard, ont consacré une partie de leur ouvrage à définir un cadre éthique pour les interventions comportementales. Ce cadre souligne à la fois l’importance des fins poursuivies, à commencer par le bien-être et l’autonomie des personnes, et la préservation de la liberté de choix des personnes soumises à l’intervention. Typiquement, l’architecture de choix est modifiée sans qu’aucun choix ne soit éliminé, et un effort cognitif mineur doit permettre aux personnes de prendre conscience de l’intervention. Leur insistance sur ce cadre s’inscrit naturellement dans un débat sur l’éthique des interventions comportementales, débat auquel les auteurs ont eux-mêmes largement contribué. Un point essentiel : ce cadre est applicable à toute mise en œuvre des approches comportementales, pas seulement quand elles sont mobilisées par l’action publique. Il permet ainsi de repérer les pratiques et procédures qui exploitent les biais comportementaux au détriment des personnes à qui elles s’adressent.

George Akerlof et Robert Shiller, deux prix Nobel d’économie, ont consacré en 2015 un ouvrage, Marché de dupes, à de telles pratiques. Nous sommes quotidiennement exposés à celles-ci. Il suffit de comparer la facilité avec laquelle on s’abonne à un journal ou un service – parfois en un clic – et la complexité des démarches à accomplir pour se désabonner. Pour mettre fin à un abonnement mensuel à la version numérique d’un certain quotidien français, il faut encore au moment où ces lignes sont écrites envoyer au service abonnements une lettre recommandée avec accusé de réception. Une autre pratique courante consiste à annoncer le remboursement d’une partie d’un achat, « 30 euros remboursés sur l’achat de votre smartphone », mais à assortir ce remboursement de pièces à fournir et de démarches (ticket de caisse, code-barres sur le carton, formulaire à télécharger et à imprimer, envoi moins de tant de jours après l’achat) qui font que la plupart des acheteurs abandonnent en cours de route. Ces dispositifs profitent non seulement de cet effet d’abandon, mais aussi du constat que même lorsque nous sommes conscients qu’il y aura des démarches à accomplir, nous surestimons systématiquement la probabilité que nous ayons le courage d’aller au bout. Dans une expérience, moins d’un tiers des participants arrivent au bout du processus, mais 80 % pensent qu’ils y parviendront – même quand on leur dit que moins d’un tiers des autres y arrivent effectivement. Troisième exemple familier, la plupart des vendeurs de billets de train ou d’avion recommandent avec insistance l’achat d’assurances auprès de leurs partenaires. Les moins scrupuleux d’entre eux incluent automatiquement ces assurances dans le panier du consommateur, charge à ce dernier de les en enlever. Mais une étude des conditions de remboursement montre que les garanties offertes sont de peu d’intérêt dans la plupart des cas, tandis que les coûts sont loin d’être négligeables.

La logique économique classique voudrait que les consommateurs se détournent des entreprises qui ont recours à de telles pratiques. Les pertes de parts de marché les obligeraient alors à revenir dans le droit chemin, ou à disparaître. George Akerlof et Robert Shiller soulignent que cette logique ne s’applique pas avec une telle netteté. Le désavantage concurrentiel lié à de mauvaises pratiques peut prendre beaucoup de temps à se matérialiser. Il faudra, par exemple, des années, et souvent une crise financière, pour que fassent faillite les banques proposant des prêts à des clients qui ne sont en fait pas solvables. De même, la conscience de la difficulté à se désabonner ne va pas générer pour les journaux une perte immédiate de lecteurs, mais un ralentissement des abonnements. Celui-ci étant étalé dans le temps, il sera peu visible et donc négligé par rapport au risque qu’une facilitation du désabonnement entraîne le départ d’anciens lecteurs : les responsables commerciaux sont, eux aussi, soumis aux effets de saillance et de préférence pour le présent. L’échec de la discipline de marché justifie ainsi un programme de régulation des relations entre entreprise et consommateurs, et de formation des individus à repérer ces pratiques.

Le terme de phishing employé par George Akerlof et Robert Shiller n’a pas vraiment pris : l’expression existait déjà pour désigner les courriels frauduleux imitant ceux envoyés par une entreprise de confiance, une banque par exemple, et invitant le destinataire à se connecter à un site imitant celui de la banque afin de subtiliser ses identifiants. Richard Thaler a, de son côté, dérivé de nudge le terme sludge pour désigner ces utilisations délétères du nudge et des dispositifs comportementaux. Là où le nudge supprime les frictions, les efforts cognitifs inutiles et facilite la prise de décision en mettant en avant les options que le plus grand nombre de personnes choisiraient après mûre réflexion, le sludge fait l’inverse : il impose des coûts supplémentaires à prendre la bonne décision ou à accomplir une action bénéfique pour la personne. Le concept de sludge regroupe l’usage intentionnel de dispositifs comportementaux à l’encontre des intérêts des personnes et les cas, également nombreux, où les frictions et efforts inutiles ne découlent pas d’une volonté délibérée de nuire, mais d’une absence de considération pour le temps ou l’effort cognitif des personnes concernées.

Nous rencontrons fréquemment ce second type de sludge dans nos relations avec les administrations, publiques comme privées : formulaires à remplir avec des informations redondantes, multiples preuves d’éligibilité (deux justificatifs de domicile) et accumulation de justificatifs à produire. Ce sludge administratif est le plus souvent involontaire, au sens où les administrations n’ont pas pour objectif d’empêcher l’accès au service ou à la prestation que nous demandons. Il procède de la rencontre entre, d’une part, une volonté consciente d’éviter les demandes indues, les fraudes, ainsi que les demandes incomplètes qui coûtent à l’administration en temps de traitement et, d’autre part, l’ignorance, souvent inconsciente, des coûts associés tant pour les personnes qui parviennent à établir le dossier demandé que pour celles qui, découragées ou débordées par ces demandes, renoncent à aller jusqu’au bout et à obtenir les prestations auxquelles elles ont droit. Ce type de phénomène n’est en rien spécifique aux administrations publiques. Quiconque a travaillé dans une entreprise privée d’une certaine taille aura en tête des exemples de procédures inutilement complexes pour, par exemple, acheter un nouvel appareil, transférer une personne d’un service à l’autre ou se faire rembourser des frais de mission.

A lire aussi : Le prix exorbitant et les conséquences néfastes de la complexité administrative en France dans la conduite de l’action publique

Extrait du livre de Coralie Chevallier et Mathieu Perona, « Homo sapiens dans la cité : Comment adapter l'action publique à la psychologie humaine », publié aux éditions Odile Jacob

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