Retrait de Kherson : la Russie a-t-elle encore un plan en Ukraine ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine et Sergueï Choïgou lors d'une réunion au Kremlin.
Vladimir Poutine et Sergueï Choïgou lors d'une réunion au Kremlin.
©MIKHAÏL KLIMENTIEV / SPOUTNIK / AFP

Soldats russes

Le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, a ordonné mercredi le retrait des forces russes de la rive droite du fleuve Dniepr dans la région de Kherson.

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Françoise Thom

Françoise Thom

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

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Atlantico : Le ministre russe de la Défense a ordonné mercredi le retrait des forces russes de la rive droite du fleuve Dniepr dans la région ukrainienne de Kherson après une vaste contre-offensive ukrainienne, qu’est ce que cela nous dit de l’état actuel du conflit ?

Michael Lambert : Ce retrait des troupes russes est une défaite majeure pour le Kremlin dans la mesure où Kherson était la prise la plus importante depuis le début de la guerre (hors Sébastopol en Crimée, si on part du principe que celle-ci a commencé en 2014 et non en 2022).

C'est donc un coup dur pour l'outil de propagande du Kremlin qui aura du mal à justifier ce désengagement, et qui a d'ailleurs été annoncé par les militaires plutôt que par le président russe, ce dernier préférant se réserver les victoires. Parallèlement à cette défaite psychologique, cela atteste de la problématique profonde de la chaîne d'approvisionnement russe et ce a à peine quelques centaines de kilomètres de chez elle. Après la défaite de la Russie dans les airs et sur mer, les forces terrestres ne semblent plus échapper au chaos. Le bilan est sans appel, la puissance militaire russe a été surestimée. 

Par ailleurs, l'annonce du retrait de Kherson témoigne également d'une crainte d'encerclement des troupes russes par les Ukrainiens au cours de l'hiver. Lors de l'invasion en février 2022, les troupes du Kremlin ne parviennent pas à avancer rapidement, en grande partie à cause des conditions météorologiques. Le retrait des troupes russes de Kherson prévient dès maintenant un autre scénario, encore plus humiliant, qui obligerait les troupes russes à se rendre parce qu'elles ne disposent pas des ressources nécessaires pour passer l'hiver en ville.

Françoise Thom : Pour Vladimir Poutine c’est indéniablement un camouflet. Mais les militaires ont fini par lui faire entendre raison, en lui montrant que s’accrocher à Kherson et à la rive droite du Dnepr alors que l’approvisionnement des forces russes était rendu presque impossible par la destruction des ponts n’avait pas de sens. Les Ukrainiens qui ont maintenant la parité en matière d’artillerie auraient pris Kherson de toute manière, dans des circonstances bien pires pour l’armée russe.

Les Ukrainiens ont-ils des raisons de craindre un piège ?

Michael Lambert :  Il y a en effet de nombreuses rumeurs de contre-offensive russe, mais elles semblent découler davantage du fait qu'il est difficile de concevoir que l'armée russe ait autant de difficultés à surmonter.

Des rumeurs plus inquiétantes évoquent la possibilité d'une frappe nucléaire. En effet, sur un plan stratégique, si le Kremlin souhaite recourir à cette ultime option, il le fera sur une ville ukrainienne notable mais de taille moyenne, ce qui est précisément le cas de Kherson. Le retrait des troupes et des civils russes de la ville avec autant de hâte peut en effet sembler inhabituel. 

Cette annonce a été faite par le ministre Choïgou visiblement mal à l’aise et le chef de l’opération en Ukraine Sergei Sourovikine admettant que « ce n’était pas une décision facile ». L’état-major de Vladimir Poutine est-il sur la sellette face à ces revers ?

Michael Lambert :  Nous n'avons aucune information pour le moment, notamment sur la manière dont elle a été présentée à Vladimir Poutine. 

Françoise Thom : En effet l’Ukraine est le terrain où se forge un clan influent qui a la faveur de Vladimir Poutine, le trio Kadyrov/Prigojine/Sourovikine. Les deux premiers ne cessent de s’en prendre à l’état-major. Dans l’esprit du président la perte de Kherson doit être compensée par la conquête de la région du Donestk dans ses frontières administratives. D’où l’acharnement mis par Prigojine à lancer ses mercenaires contre Bakhmout : un succès permettrait de prouver l’incapacité de l’état-major  et de l’armée régulière, comparée aux lansquenets de Wagner. Mais cet entêtement à prendre un objectif qui n’a aucune valeur stratégique coûte cher. Les pertes russes sont très lourdes : entre 500 et 900 hommes par jour depuis le recours aux mobilisés selon les sources ukrainiennes.

Que peut-on en déduire concernant l’avenir du conflit, vers quoi se dirige-t-on ?

Michael Lambert : Une période de stagnation est attendue en hiver en raison des conditions météorologiques difficiles pour les deux camps, combinées à la précarité des infrastructures (routes et chemins de fer) qui entravent la circulation des véhicules.

La Russie aura ainsi quelques semaines pour apprendre à mieux gérer sa chaîne d'approvisionnement, repenser sa tactique, et fournir des armes de meilleure qualité à ses hommes.

Pour les Ukrainiens, le plus difficile sera de passer l'hiver dans des villes sans électricité et sans gaz, c'est-à-dire dans des conditions précaires qui peuvent nuire au moral des hommes et à leurs performances physiques.

Historiquement, la Russie ne serait pas la première grande puissance à perdre à cause des conditions climatiques. Le froid fut responsable de la défaite de Napoléon et d'Adolf Hitler lors de leurs tentatives d'invasion à l'Est. Il faut aussi rappeler que l'armée sovietique n'a pas réussi à envahir la Finlande en 1939, et lors de la bataille de Suomussalmi, des milliers de soldats soviétiques sont morts à cause d'engelures. Ces derniers manquaient également de compétences en matière de ski, de sorte que les soldats étaient limités aux déplacements par la route et en longues colonnes. L'Armée rouge ne disposait pas non plus de tentes d'hiver adéquates et les hommes devaient dormir dans des abris improvisés.

Ce scénario pourrait se reproduire de nos jours, car le commandement russe ne semble pas comprendre les besoins des hommes sur le terrain.

Le journaliste d’investigation Andreï Pertsev, qui est aussi commentateur politique au Carnegie Endowment for International Peace et qui a publié des articles sur Riddle Russia et le Moscow Times, estime que "plan du Kremlin" n'existe plus. Partagez vous cette analyse ?

Michael Lambert : Il existe un plan russe, mais il ne fonctionne pas. Le projet d'une invasion rapide est une chimère, les tentatives de faire obstacle à l'aide occidentale (avec des menaces nucléaires répétées) n'ont pas été suffisantes, et la Biélorussie hésite encore et toujours à intervenir en Ukraine car elle n'a simplement aucun intérêt à le faire.

Le Kremlin tente donc de maintenir son plan en essayant de trouver des ressources humaines et matérielles à allouer en urgence sur le front. Après avoir vidé les campagnes et villages de l'Extrême-Orient russe et de la Sibérie, sollicité le concours des Tchétchènes, de la Biélorussie et de la Chine, la Russie s'est tournée vers des tentatives de division de l'Occident lors des élections pour tenter de diminuer l'aide militaire apportée aux ukrainiens. Malgré tous ces efforts, le Kremlin ne parvient pas à s'extraire de cette impasse militaire. 

La Russie a encore plusieurs options, comme la reconnaissance de la Transnistrie pour déstabiliser davantage la région, la coupure des câbles sous-marins occidentaux pour affaiblir l'économie mondiale (ce qu'elle est capable de faire), ou encore le soutien aux campagnes des candidats pro-russe, mais jusqu'à présent, le constat est sans équivoque, les capacités militaires russes ont été surestimées tant par l'Occident que par les Russes eux-mêmes. 

Françoise Thom : Il ne faut pas croire que l’Ukraine soit tirée d’affaire, loin de là.  Elle a plus que jamais besoin du soutien occidental, notamment de livraisons d’armes. Comme le retrait russe de la région de Kiev en avril dernier, ce regroupement laisse en effet présager de nouvelles offensives. La Russie veut gagner du temps, former les mobilisés et repartir à l’attaque avec la supériorité numérique par laquelle elle compense l’ineptie de son commandement. On peut s’attendre à un acharnement redoublé de Moscou, la destruction de nouvelles infrastructures vitales du pays. Le calcul de Poutine est que les Ukrainiens vont finir par craquer, vaincus par le froid et les ténèbres, que les Occidentaux se lasseront de soutenir l’Ukraine, la forceront de « négocier », c’est-à-dire d’accepter la capitulation imposée par la Russie (car pour Poutine « négocier » ne veut pas dire autre chose, il ne faut pas se faire d’illusions). C’est là le plan de Poutine depuis des mois. Il n’y a aucune raison de croire qu’il y ait renoncé. La propagande du Kremlin essaie désormais de faire de cette invasion de l’Ukraine une guerre « populaire » à l’image de la deuxième guerre mondiale. Le slogan est d’éradiquer le « satanisme » auquel l’Ukraine s’adonne sous l’influence de l’« Occident collectif ». Tout cela n’augure rien de bon – à moins que les tensions internes en Russie ne viennent faire dérailler les plans nourris à Moscou.

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