République fragilisée : un peuple en quarantaine face à l’épreuve du Covid-19, une pandémie accélératrice de l’histoire<!-- --> | Atlantico.fr
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Covid-19 1984 pandémie quarantaine coronavirus virus République gouvernement
Covid-19 1984 pandémie quarantaine coronavirus virus République gouvernement
©JOEL SAGET / AFP

Bonnes feuilles

Pierre Vermeren publie "On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation" aux éditions Tallandier. Depuis 1870, la République gouverne le peuple français. Pourtant, aujourd'hui, nos concitoyens s'interrogent sur les impasses de notre démocratie. Extrait 2/2.

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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La crise du Covid-19 plonge notre pays dans la sidération. Pour les cent cinquante ans de notre République, au terme d’un petit demi-siècle de mutations qui ont déraciné notre pays et métamorphosé son régime, c’est une sorte de coup de grâce. Pour la première fois de leur longue histoire, la quasi-totalité des Français ont été enfermés chez eux, mis en « quarantaine » sous le régime de l’état d’urgence pendant deux mois, et toute vie sociale leur a été interdite au nom de la lutte contre le virus. Il est vrai que la moitié de la planète a été confinée. Mais une fois de plus, la comparaison avec l’Allemagne est cruelle, car nos voisins ont continué à sortir et à travailler, de sorte qu’ils n’ont pas provoqué comme nous l’écroulement de leur propre économie, même si celui de leurs exportations les affecte : ils avaient gardé des usines stratégiques et étaient prêts à affronter une pandémie. Comme les vieux Japonais ou les jeunes Vietnamiens.

L’enchaînement des crises et de divers drames s’accélérait pour la France depuis 2001 . Aucune alternance politique n’est parvenue à enrayer la défiance croissante de nos concitoyens. Mais cette fois, la chute est sans précédent. Il avait fallu dix ans pour retrouver notre niveau de vie après la crise de 2008, le PIB ayant baissé de 3 % en 2009. Selon toute vraisemblance, il perdra plus de 10 % en 2020, circonstance aggravée par la spirale mondiale et l’enchaînement des crises à venir. Nos principaux moteurs économiques et industriels sont très affectés : l’aéronautique, le tourisme, le luxe, l’hôtellerie-restauration, la finance… L’appauvrissement de la France et des Français touche d’un coup l’ensemble de la population, et la reprise est regardée par les économistes comme aléatoire. Si l’euro devait être une victime collatérale de la crise annoncée, la dévaluation par rapport à l’Europe allemande serait d’au moins 30 %, aux côtés de l’Espagne et de l’Italie. Ce serait un retour à nos années 1970.

Pour les Français, ce déclassement est d’autant plus rude qu’ils faisaient confiance à leur État : s’ils acceptent de payer des impôts qui comptent parmi les plus hauts du monde, c’est qu’ils attendent en échange que leur existence soit protégée, dirigée et assurée. En France, depuis la montée de l’État social à partir des années 1960, l’imposition est de plus en plus considérée comme assurantielle. Marcel Gauchet écrivait en 2016 : « Dans un pays où les citoyens vivaient comme un privilège de disposer d’un appareil doué d’une incontestable force projective, cette déconfiture de l’État est inintelligible et déprimante. » Son impréparation générale face à une pandémie – alors même que tout était prêt et organisé en 2004 pour y faire face, avec un stock de 1,8 milliard de masques sanitaires – révèle l’incurie du système d’alerte. L’État stratège a été sacrifié sur l’autel de l’État social, et le premier entraîne le second dans sa chute. Si les hauts fonctionnaires en charge de la continuité et de la stabilité de l’État se placent dans des trajectoires de réussite et d’enrichissement personnels, il n’est pas étonnant que les fonctions de prospective et de veille stratégique aient été délaissées. Le meilleur exemple en est la destruction de la médecine militaire comme institution capable de faire face à une guerre : en vingt ans, la réduction des moyens fait passer notre capacité à construire des hôpitaux militaires de campagnes NBC (nucléaire, bactériologique et chimique) de plus de 1 000 lits à une trentaine (Alsace, mars 2020).

La crise a révélé les carences de notre administration, littéralement paralysée pendant des semaines, notamment le crucial mois de février, quand il était temps de réagir, ce qu’ont fait des États de moins grande envergure – songeons au Portugal ou au Danemark. Certes, la crise a révélé beaucoup d’éléments très positifs chez les Français, leur patience, leur civisme, leur solidarité, l’abnégation des soignants et des « petites mains » de l’économie et des services – même si on ne peut oublier le drame des personnes âgées confinées, et des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ravagés par la maladie, la mort et l’absentéisme. Mais elle a aussi pointé notre extrême faiblesse et notre vulnérabilité économique : la crise nous a appris que 80 % de nos médicaments sont fabriqués en Chine et en Inde (il en est de même des matériels sanitaires et hospitaliers), que nous importons désormais 45 % de l’alimentation que nous consommons (même si nous restons exportateurs nets, une situation qui devait prendre fin dans quelques années selon les « experts »), des données qui s’ajoutent à notre triple dépendance préalablement connue : énergétique, industrielle et financière.

Avant la crise, la France devait emprunter plus de 200 milliards d’euros en 2020, une nécessité brutalement aggravée de plusieurs centaines de milliards. Notre dette publique avoisine les 120 % du PIB fin 2020, et le chômage bat son record absolu, ce qui aggrave la pauvreté. Le président a annoncé notre entrée « en guerre » le 16 mars 2020, ajoutant que l’État ferait face « quoi qu’il en coûte ». Keynes aimait à dire que « les arbres ne montent pas jusqu’au ciel », ce qui signifie en l’espèce que, dans le cadre de l’euro – sauf à risquer une crise hyper-inflationniste en cas de sortie voulue ou subie de l’euro –, le budget hors limite ne peut que se heurter au réel. Rien ne dit que les fonds de pension américains, allemands ou chinois, qui financent ou complètent les retraites de leurs épargnants grâce au rendement des titres d’États endettés, acceptent indéfiniment de financer des économies à risque, car ils remettraient en cause le revenu de leurs clients-épargnants. Le tribunal constitutionnel allemand de Karlsruhe, qui ne reconnaît pas la supériorité du droit européen sur la Constitution du pays, et qui considère qu’« il n’y a pas de peuple européen » (arrêt du 30 juin 2009), a demandé à la Banque centrale européenne (BCE) de justifier sa politique de rachat de 1 000 milliards d’euros de dettes souveraines (des États), liée à la pandémie. Il considère que la BCE est sortie de sa mission, puisque le traité de Maastricht interdit ce rachat qui pénalise les épargnants allemands par le biais de la politique des taux nuls. La Bundesbank a été sommée de refuser de s’associer à cette politique. Certes, Angela Merkel et le président Macron sont passés outre, mais la BCE n’a pas le pouvoir de résorber la crise structurelle des économies latines endettées. Après l’assurance tout risque qui a permis à la dette française de tripler en vingt ans d’euro, avant la crise du Covid-19, la reprise en main s’annonce violente. Or, une grande partie de nos concitoyens, de droite comme de gauche, pensent que la dette n’a pas à être remboursée, ce qui est très inquiétant pour les années 2020.

Notre pays se retrouve, toute comparaison égale par ailleurs, dans une sorte de septembre 1870 ou de juin 1940. La République ne s’est pas effondrée, ainsi que s’en est félicité le président en juin 2020. Mais l’esprit de la République, son État protecteur, et son économie menacée de banqueroute, sont à reconstruire. Or, pour affronter tant de défis, la situation de la France est préoccupante : le manque d’engagement des « grands commis de l’État » s’ajoute à la balkanisation d’une classe politique qui semble paralysée ; la situation très fragile de la jeunesse s’additionne au triste état de l’école, que les récentes réformes n’ont pas encore métamorphosée ; le délitement du tissu social et territorial pèse sur la fragmentation de la société ; la dérive des « quartiers », selon la langue des médias – soit 10 % de la population – inquiète, car l’État semble en avoir perdu le contrôle ; la situation de l’agriculture et du monde rural (un Français sur quatre), très affaiblis bien qu’indispensables, inquiète ; ajoutons la crise hospitalière et celle de la prise en charge de la dépendance (1,4 million de personnes), ainsi que le manque cruel de moyens des institutions régaliennes : armée, police, justice et universités sont entravées dans leurs fonctions vitales. Enfin, la fragmentation ethno-idéologique entretenue par des groupuscules, qui ont saisi les événements tragiques des États-Unis de juin 2020 pour manifester et attiser, dès la sortie du confinement, les fractures identitaires françaises, n’augure rien de bon quant à l’unité nationale nécessaire.

Vers un sursaut de la République ?

Dans ce contexte inédit, deux tendances cohabitent : la résignation au déclassement, ou l’enthousiasme face aux défis posés. Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, a déclaré que « la France joue sa survie ». Le propos a le mérite de la clarté : l’histoire est au rendez-vous. Non seulement l’hypothèse de Fukuyama de la fin de l’histoire est obsolète, mais pour la France comme pour l’Europe, l’enjeu est de rester acteurs de leur histoire. L’Europe est en crise démographique, économique et monétaire, désarmée par sa propre volonté, sans diplomatie ni armée ; seul continent vraiment ouvert à la régulation libérale dans un monde basé sur des rapports de force et des calculs égoïstes, l’Europe sera-t-elle notre bouclier ou le terminus de notre souveraineté ? La réponse appartient pour l’heure aux chefs d’État, mais il revient aux peuples d’Europe continentale de trancher au fond.

Écoutons l’historien Jacques Julliard :

Pourquoi ai-je tant pensé à Charles de Gaulle depuis le début de ce confinement ? Parce qu’il n’était lui-même, c’est-à-dire le plus grand homme de cette histoire, que dans des circonstances exceptionnelles, celles où la bourgeoisie capitule, où les intellectuels disjonctent, mais où le peuple demeure disponible à qui l’invite à se dépasser : pour surmonter l’épidémie, restructurer l’économie selon le critère de l’utilité sociale, revitaliser et moderniser notre appareil industriel, redonner à l’École l’ambition de l’excellence et à l’Europe celle de la souveraineté. Rien de cela n’est impossible. Mais nous ne saurions y parvenir sans le recours au seul outil dont dispose le peuple : l’union sacrée. Non à celle des politiciens, mais à celle de la nation tout entière. Qui saura l’appeler à la révolte ?

A lire aussi : République fragilisée : aux origines de la fin du modèle assimilationniste et de la remise en cause de la laïcité

Extrait du livre de Pierre Vermeren, "On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation", publié aux éditions Tallandier

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