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Raspoutine, le dernier tsar ? Comment ce paysan illettré est devenu l'éminence grise des Romanov
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Bonnes feuilles

Cette biographie de Raspoutine propose de faire la lumière sur les dernières zones d'ombre qui entourent la vie du personnage le plus énigmatique de la Sainte Russie. Extrait de "Raspoutine, prophète ou imposteur ?",de Luc Mary, éditions l'Archipel (1/2).

Luc Mary

Luc Mary

Luc Mary est un écrivain et historien. Il a notamment écrit Mary Stuart, la reine aux trois couronnes (l'Archipel, 2009) et Jeanne d'Arc (Larousse, 2012). Il a aussi coécrit avec Philippe Valode Et si... Napoléon avait triomphé à Waterloo ? L'histoire de France revue et corrigée en 40 uchronies (Editions de l'Opportun, juin 2011)Il est l'auteur de 20 livres et de plus d'une centaine d'articles. Il rédige régulièrement des textes pour la revue Actualité de l’histoire, une rubrique mensuelle consacrée aux uchronies.

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Au soir du 16 décembre 1916, dans la cour du palais de la Moïka, un corps désarticulé gît dans une mare de sang. Le cadavre à demi dénudé et émasculé est percé de trois balles, son visage est méconnaissable : il a été défoncé à coups de matraque. Pour couronner le tout, le corps est bourré de cyanure de potassium, de quoi tuer une vingtaine de personnes. Et, pourtant, il a résisté plusieurs heures aux balles, à la torture et au poison.

Cet homme porte un nom : Grigori Efimovitch Raspoutine. Depuis près de dix ans, ce pèlerin surgi des steppes était considéré comme l’éminence grise du tsar. Cible de toutes les intrigues et de tous les complots, ce paysan en apparence vulgaire et illuminé a focalisé toutes les haines et toutes les rancoeurs contre un régime en perte de vitesse. À l’image de sa vie, sa mort s’entoure de mystère et de mysticisme. Personnage hors normes, ce moujik de quarante-sept ans que rien ne désignait à tenir les rênes du pouvoir disparaît au cours d’une nuit rocambolesque. Plus encore que son incroyable impact sur la famille impériale et la cour de Saint-Pétersbourg, les circonstances énigmatiques de sa disparition n’ont fait qu’embellir sa légende. Adulé ou détesté de son vivant, Raspoutine devient un mythe au lendemain de son assassinat. Son histoire se confond avec celle de la Sainte Russie. Mieux, il en symbolise l’agonie…

Le jour de leur exécution, le 16 juillet 1918, les quatre filles du tsar Nicolas II portent toutes des médaillons autour du cou ; sur chacun d’entre eux est gravé le portrait de Grigori Raspoutine. À la lueur de ce fait, on mesure la dimension du personnage. Homme de tous les contrastes, de toutes les folies et de toutes les excentricités, Raspoutine semble appartenir à quelque univers mythologique, un moderne Merlin à la sauce russe. C’est pourtant un personnage bien réel, père de trois enfants, deux filles et un garçon.

Oscillant entre la légende et le récit historique, sa vie fait aujourd’hui partie du patrimoine culturel slave, voire participe à la renaissance du nationalisme russe. Depuis la fermeture de la parenthèse soviétique en 1991, les Russes ont en effet ressuscité et réhabilité le passé tsariste. Aujourd’hui, on ne déboulonne plus les statues des anciens tsars, mais celles de leurs successeurs communistes. Pareillement, les églises orthodoxes et les musées consacrés à l’Ancien Régime connaissent une fréquentation sans précédent. La « cathédrale sur le Sang » témoigne de cet engouement pour la période tsariste. Érigée en 2003 à la gloire de la dernière famille impériale de Russie, elle s’élève à l’endroit même où les Romanov furent massacrés par les bolcheviks. Les noms des villes eux-mêmes attestent de ce retour en fanfare de la Russie éternelle : Leningrad est ainsi rebaptisée Saint-Pétersbourg et Sverdlovsk recouvre son nom d’antan, Ekaterinbourg. En vérité, le xxie siècle a un étrange arrière-goût de xixe siècle. À n’en pas douter, Raspoutine illustre à lui seul cette soif de redécouverte de la période impériale…

Né en 1869, soit huit ans après l’abolition du servage en Russie, Raspoutine traverse trois règnes et connaît personnellement, pour ne pas dire intimement, la dernière famille impériale de Russie, à savoir Nicolas II et les siens. Mieux encore, les grandes-duchesses et leur mère le considèrent comme un membre à part entière du clan des Romanov. N’appelle-t‑il pas la tsarine « Maman » ? De son côté, Alexandra brode ses chemises et lui demande conseil.

Un tel engouement impérial pour un Sibérien inculte, sale et grossier a de quoi surprendre. Et, pourtant, l’homme de Pokrovskoïé est omniprésent à Petrograd. À défaut d’être un dieu, c’est un être hors du commun et charismatique, doté d’un étonnant pouvoir de conviction et d’une simplicité désarmante. « Un moujik simple, inculte mais qui comprend les choses mieux que les gens cultivés », selon un certain Alexandre Badmaev, docteur en médecine tibétaine.

De devin et de guérisseur, le moine errant sibérien se transforme rapidement en conseiller incontournable de la Cour. En ce paysan illettré se confondent le profane et le sacré, le grotesque et le merveilleux, le familier et le génie. Les beuveries succèdent aux orgies, et les prophéties aux facéties. Aussi à l’aise dans sa lointaine isba de Sibérie que dans les allées interminables des palais pétersbourgeois, Raspoutine joue avec une égale aisance des aléas de la politique, des dogmes de la religion et des principes de la science. Raspoutine, un naïf au pays des Grands ? Image surfaite. Derrière le masque de la candeur se cache le plus souvent le visage du double jeu…

À la fois fascinant et repoussant, Raspoutine ne laisse personne indifférent. Séduisant autant les puissants que les humbles dans un premier temps, le paysan sibérien finit par s’attirer les foudres de toute la société russe. Au fil des ans, le Parlement russe, mais aussi l’Église orthodoxe et surtout la presse deviennent ses plus impitoyables adversaires. La population elle-même se retourne contre lui. « L’intervention de Raspoutine dans la politique de l’Empire tsariste fut perçue comme une anomalie et refusée comme une incongruité 1…

Le temps de « Grigori Ier » ?

Comment expliquer cet excès d’honneur ou cet excès d’opprobre ? Jusqu’à leur dernier souffle, les membres de la famille Romanov adulent ce paysan surgi des steppes. Tour à tour moine, guérisseur, prophète et conseiller politique, il incarne à lui seul le mystère et la faillite d’un régime moribond, celui des Romanov. Ce prophète exalté, qui tutoie les tsars et terrorise les ministres, ne peut être un être humain ordinaire. Il est lui-même représentatif d’une certaine Russie, celle de la Sibérie, une contrée à la fois mystique, insondable et misérable ; surtout, il incarne à lui seul le mystère de la Sainte Russie, celle des isbas et des monastères. Son village natal, Pokrovskoïé, est situé à quelque 2 500 kilomètres à l’est de la capitale…

Son physique lui-même retient l’attention. Regard hypnotique, cheveux hirsutes, barbe longue et sale, Raspoutine ne passe pas inaperçu. A priori, rien ne prédispose ce moujik sibérien d’allure patibulaire à jouer un rôle déterminant dans l’histoire de la Grande Russie. Son pouvoir de séduction est pourtant bien réel. En septembre 1903, quand il arrive à Saint-Pétersbourg, ses dons surnaturels ne tardent pas à faire le tour de la capitale.

Deux ans plus tard, en novembre 1905, il est reçu pour la première fois au palais de Tsarskoïé Sélo. Sa rencontre avec le tsar a lieu sur fond de climat révolutionnaire. Au début de cette terrible année 1905, lors du « dimanche rouge » de Saint-Pétersbourg, la troupe a tiré sur le peuple. Les manifestants réclamaient entre autres la création d’un Parlement censé équilibrer le pouvoir autocratique du tsar. Résultat : au crépuscule de la journée historique du 9 janvier, plusieurs centaines de cadavres jonchent la perspective Nevski. C’en est désormais fini de l’image de l’empereur protecteur et paternaliste. La révolution avortée de janvier 1905 a scellé la rupture entre le tsar Nicolas II et son peuple. Depuis,le climat est électrique. Le reste de l’année 1905 est rythmé par un tourbillon de grèves, de manifestations et de répressions sanglantes.

C’est dans ce contexte délétère et contestataire que Raspoutine franchit les portes du palais impérial. D’emblée, il conquiert le coeur et le soutien de la famille impériale. Il est « Notre Ami », souligne à plusieurs reprises la tsarine. Les Romanov voient-ils en lui un moyen de se racheter auprès du peuple russe ? Jusqu’au terme de son existence, la tsarine fait preuve d’un soutien sans faille à celui qu’elle considère comme un « envoyé de Dieu » ou, mieux encore, comme un « sauveur ». Le paysan sibérien est en effet le seul à pouvoir calmer les douleurs de son fils hémophile. Loin d’être assimilé aux imposteurs et autres usurpateurs qui ont traversé la longue histoire de la Russie, à l’instar du moine défroqué Otrepiev ou encore du célèbre Pougatchev, Raspoutine ne se réclame d’aucune obédience religieuse, ni même de la secte des khlysti, et n’ambitionne pas le moindre avenir politique. Il veut seulement rendre le tsar plus digne de diriger l’Empire en lui enjoignant de se méfier de sa Cour et d’écarter les indésirables. Son ascension est d’autant plus surprenante qu’elle ne semble obéir à aucun schéma préétabli.

Et, pourtant, d’aucuns le considèrent comme l’éminence grise de l’Empire. Dans l’entourage de Nicolas II, il est le seul autorisé à venir voir le tsar à l’improviste. Grigori Ier ?

Extrait de "Raspoutine, prophète ou imposteur ?", de Luc Mary, éditions l'Archipel, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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