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Sudhir Hazareesingh fait le constat du déclin des intellectuels français contemporains.
Sudhir Hazareesingh fait le constat du déclin des intellectuels français contemporains.
©Reuters

Bleu blanc berne

Dans ouvrage publié chez Flammarion, "Ce pays qui aime les idées", Sudhir Hazareesingh fait le constat du déclin des intellectuels français contemporains. Ces derniers auraient cessé de répondre à ce que Edgar Quinet décrivait comme la "vocation" de la France à "se consumer pour la gloire du monde, pour les autres autant qu'elle-même, pour un idéal non-encore atteint d'humanité et de civilisation".

Yves Roucaute

Yves Roucaute

Yves Roucaute est philosophe, épistémologue et logicien. Professeur des universités, agrégé de philosophie et de sciences politiques, docteur d’État en science politique, docteur en philosophie (épistémologie), conférencier pour de grands groupes sur les nouvelles technologies et les relations internationales, il a été conseiller dans 4 cabinets ministériels, Président du conseil scientifique l’Institut National des Hautes Etudes et de Sécurité, Directeur national de France Télévision et journaliste. 

Il combat pour les droits de l’Homme. Emprisonné à Cuba pour son soutien aux opposants, engagé auprès du Commandant Massoud, seul intellectuel au monde invité avec Alain Madelin à Kaboul par l’Alliance du Nord pour fêter la victoire contre les Talibans, condamné par le Vietnam pour sa défense des bonzes.

Auteur de nombreux ouvrages dont « Le Bel Avenir de l’Humanité » (Calmann-Lévy),  « Éloge du monde de vie à la française » (Contemporary Bookstore), « La Puissance de la Liberté« (PUF),  « La Puissance d’Humanité » (de Guilbert), « La République contre la démocratie » (Plon), les Démagogues (Plon).

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  • Dans l'ouvrage "Ce pays qui aime les idées", Sudhir Hazareesingh retrace le rôle privilégié accordé aux penseurs en France, qui reconnait en eux des guides spirituels et moraux à la société - une réalité qui se retrouve dans le terme "intellectuel", notion d'invention française au 19ème. Bien sûr, des intellectuels existent aussi ailleurs, mais ils jouissent en France d'une incomparable degré de visibilité et de légitimité sociale.
  • Typiquement français aussi, selon l'auteur, la tendance à remettre en question issue du scepticisme de la Méthode de Descartes. En prévision du débarquement en Normandie, un manuel de l'armée britannique sur les us et coutumes des habitants prévient "les Français apprécient les débats intellectuels plus que nous. Il vous arrivera d'observer deux Français se querellant violemment, alors qu'ils débattront simplement sur une notion abstraite".  
  • Pour Hazareesingh, cette passion des idées s'explique par la croyance en une singularité française, et dans sa mission : celle de devoir penser non pas uniquement la France, mais aussi pour le reste du monde. Cette idée issue des Lumières se retrouve par ailleurs dans la Déclaration universelle des droits de l'homme.
  • Depuis la fin du XXème siècle, l'auteur décrit une crise de la pensée française dont les symptômes, nombreux, commence par l'idée d'un déclin de la créativité artistique et intellectuelle du pays. Ce pessimisme a poussé à un repli vers soi, dans le but d'établir un diagnostic. Un des exemples de cette crise actuellement se retrouve dans le débat sur l'intégration des minorités du Maghreb, qui conteste l'idée d'universalité du modèle français de citoyenneté. Un repli qui expliquerait selon l'auteur une baisse importante du rayonnement intellectuel de la France

Atlantico : Comment l'hypothèse de Sudhir Hazareesingh selon lequel les intellectuels français seraient en déclin, s'observe-t-il dans le monde contemporain ? 

Yves Roucaute : Sudhir Hazareesingh le dit admirablement mais sans doute se trompe-t-il en partie. Non pas sur le processus de décadence intellectuelle mais sur le constat lui-même. Il existe encore une véritable intelligentsia française, malheureusement écrasée par la médiocrité et qui vit en dehors des médias et des élites politiques. Mais dans la mesure où seule a médiocrité apparaît devant le grand public, Sudhir Hazareesingh a l’impression que l’affaire est jugé devant le tribunal de l’histoire et que la nation française ne répond plus à l’esprit du temps.

Certes, il suffit de constater le caractère franco-français, voire parisien mondain, des débats publics pour s’inquiéter. Et, ensuite, de voir que si l’on excepte quelques vrais penseurs, tels Régis Debray, Christian Saint Etienne et bien d’autres, il existe une myriade de petits marquis à l’œuvre, qui cherchent à plaire, quand bien même ils jouent à déplaire, qui préfèrent courtiser les élites politiques et médiatiques au lieu de prendre le risque de penser.

La question est de savoir si l’on peut sortir la France de cette dynamique ou s’il faut sortir de France pour y échapper. A vrai dire, j’avoue n’en rien savoir. Vu le débat actuel, je ne suis pas très optimiste. L’esprit de la nation française me semble valoir mieux que les petites ambitions.

En quoi le concept d'intellectuel est-il l'émanation de la culture française, comme le soulève l'auteur de "Ce pays qui aime les idées" ? Qu'est-ce qui distingue un intellectuel français d'un autre ? 

Il nous faut ici évoquer un double hold-up qui tient à ce terme d’"intellectuel". Un hold-up qui explique la décadence intellectuelle française, de la médiocrité d’une grande partie des élites politiques et le désarroi des citoyens qui savent très bien ce qui ne va pas mais non comment en sortir.

Rappelons d’abord que le terme d’ "intellectuel" est né en France durant l’Affaire Dreyfus. Il est parfois confondu avec celui d’ "intelligentsia", beaucoup plus précis, né en Pologne, qui dénote des écrivains, des enseignants et des savants de renommée nationale.

"Intellectuel" a désigné, au départ, et de façon péjorative, des individus précis, écrivains de renom pour la plupart, qui défendirent Alfred Dreyfus, polytechnicien, juif d’Alsace, condamné en 1894 au bagne à perpétuité pour avoir délivré des documents à l’Allemagne. Cela, sur fond d’occupation de l’Alsace, par l’Allemagne, depuis 1871, et d’un antisémitisme d’un nouveau type : non plus le vieil antisémitisme classique, lié à la terre et au nationalisme, mais l’antisémitisme révolutionnaire, lié à la haine de la bourgeoisie qui serait l’expression de l’esprit juif, généralisé par les chrétiens. C’est le second qui est, et de loin, le plus violent car il exige non pas seulement la mise à l’écart, des mesures humiliantes ou l’ostracisme mais l’élimination violente de la classe bourgeoise, donc des juifs. Songeons, par exemple, et pour nous amuser, à Jean Jaurès, grande référence des socialistes et, à présent, de la droite aussi paraît-il. On comprend l’enthousiasme : dans l’histoire de France, ce héros désormais national fut en effet le seul député à être expulsé pour antisémitisme de la Chambre des députés. Le 24 décembre 1894, la veille de Noël, il avait cru nécessaire de dénoncer "la bande cosmopolite" et les "foudres de Jéhovah maniées par M. Joseph Reinach", responsable du scandale de Panama, tandis que son journal, La Petite République, appelait Reinach, "Youssouf" ou du joli nom de "juif ignoble", ami de Rothschild, "roi de la république bourgeoise", membre de la "bande" de ces "juifs rapaces" qui "écrasent l’Europe". Passons.

Ce terme "intellectuel" a rapidement évolué durant cette affaire. Il a été connoté positivement, à partir de janvier 1898, à la suite de l’article de Zola, ralliant l’intelligentsia qui exigeait la libération de Dreyfus. Puis, il s’est à nouveau transformé. À partir de l’exclusion des communistes du gouvernement par Léon Blum, en 1946, "intellectuels" et "intelligentsia" ne coïncident plus. Le contenu du groupe "intellectuels" s’est élargi par en bas, vers des intervenants qui n’avaient aucune légitimité dans leur groupe intellectuel et scientifique, mais seulement auprès des politiques et des médias, et il s’est rétréci, par en haut, avec l’exclusion de l’intelligentsia de "droite". Cela sous l’effet d’un double holdup. Un double holdup dont la France paye les conséquences, avec des élites médiocres, une nation désemparée, une intelligentsia diminuée.

Le premier holdup

Premier holdup : le vol de la place tenue par l’intelligentsia de droite. Celle-ci va se trouver dévalorisée voire exclue du monde des "intellectuels", au point où la droite politique s’en est persuadée, avec les conséquences que chacun connaît : le déficit de la pensée de droite et du centre, l’absence de stratégie remplacée par des tactiques à courte vue, le culte de l’administration d’Etat au lieu de celui du la formation d’un personnel politique professionnel.

Inutile, dans ces conditions d’attendre des Merkel, des Reagan, des Thatcher, … des Poutine ou des Xi Jinping… des Obama ou des Tony Blair. Ceux là sont entourés d’une intelligentsia de premier rang, qui vit et se développe de ses débats intellectuels. Aux Etats-Unis, foisonnent des débats dans la presse et les partis entre courants néoconservateurs, libertariens, néolibéraux, libéraux, rawlsiens, utilitaristes, néo-hegeliens, socialistes, constructivistes, et bien d‘autres. En France, l’insignifiance règne.

Sans doute peut-on dater de 1946 ce holdup qui conduit à liquider la grande intelligentsia de droite, à travers cette transformation du contenu du mot "intellectuel". "Intellectuel" devient alors globalement synonyme d’"intellectuel de gauche". Au nom d’un travestissement de l’histoire, d’une prétendue lutte pour la révision du procès de Dreyfus, et d’un combat contre les fascismes, les "intellectuels de gauche" ont crée un simulacre qui prétend les placer du côté du "progrès" donc de la "Raison", côté qui serait aussi celui de la justice sociale, des sciences et des techniques. À l’inverse, l’intelligentsia de "droite" se trouve renvoyée dans le camp des "réactionnaires", proche de l’ "extrême-droite", porte d’entrée du fascisme et du nazisme. La violence subie par les Raymond Aron montrera à quel point cette exclusion pouvait être brutale. Corollaire du culte de Sartre, qui disait "tout anticommuniste est un chien", un regard admiratif sur Staline puis Mao. Un tour de passe-passe sémantique qui permettait à l’intelligentsia de gauche d’écarter la question du communisme, et de jouer les Gribouille en continuant à alimenter, jusqu’à aujourd’hui, ce qu’elle avait enfanté.

Car les faits disent le simulacre. Qui a d’abord défendu Dreyfus ? La haute intelligentsia de droite et chrétienne contre la haute intelligentsia de gauche. Permettez moi d’évoquer rapidement ce que j’ai cru utile de développer dans un livre La Puissance d’Humanité (Contemporary Bookstore) et dont nous avions déjà parlé dans Atlantico.

Le socialiste Léon Blum, dans Souvenirs sur l’affaire (1935) a écrit : c’est dans cette droite humaniste, chrétienne et libérale, "dans ce milieu composite que les dreyfusards trouvèrent d’emblée le plus de partisans ouverts, et surtout le plus d’alliés secrets ou discrets". Léon XIII écrit même dans "le Figaro", le 15 mars 1899, pour dénoncer ceux qui tentent de mettre en accusation la république française en utilisant Dreyfus. Il assimile la condamnation à celle du Christ : " Heureuse la victime que Dieu reconnaît assez juste pour assimiler sa cause à son propre fils crucifié".

Et Blum n’a pas tort. L’intelligentsia de la droite libérale et chrétienne se met en marche soutenue par les plus hauts dignitaires de l’église et les princes chrétiens, de l’Impératrice Eugénie au duc d’Aumale. Qui répond au manifeste antisémite du socialiste Edouard Drumont La France juive ? L’écrivain catholique Léon Bloy, avec Le salut par les juifs (1892). Puis l’historien catholique Anatole Leroy-Beaulieu, avec son admirable les Juifs et l’Antisémitisme, Israël chez les Nations (1893) suivi de L’antisémitisme (1897). Et bien d’autres écrivains interviennent partout.

Certes, le journal catholique "La Croix" est antidreyfusard. Les socialistes le mettront plus tard en avant pour cacher leurs errances. Or, ce journal est influencé par l’idéologie socialiste. Le père Bailly, antisémite notoire, directeur du journal, croit défendre les plus pauvres et l’Etat en défendant l’armée et en attaquant les Juifs. Qui exige et obtient son départ ? Le Pape Léon XIII.

Qui a été le premier défenseur d’Alfred Dreyfus? Son geôlier, le commandant Ferdinand Forzinetti… catholique pratiquant. Il rendit courage à Dreyfus : il "sut allier les devoirs stricts du soldat aux sentiments les plus élevés de l'humanité" dira, ému, Dreyfus. Qui s’empare publiquement du cas Dreyfus? D’abord Scheurer-Krestner , croyant, protestant, opposant farouche aux socialistes. Zola le remerciera de lui avoir ouvert les yeux. Avec lui, Ludovic Trarieux, qui avait refusé l’amnistie des communards, voté pour l’invalidation de l’élection de l’antisémite Auguste Blanqui. Garde des sceaux : il se fait communiquer les pièces du procès et décide de lutter contre la "monstruosité". Il s’appuie sur l’église pour créer la Ligue française pour la Défense des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1898, avec son ami, le catholique Paul Viollet, qui vient de fonder le Comité catholique pour la défense du droit, et avec Joseph Reinach, député libéral. Pas un socialiste dans la Ligue des Droits de l’Homme… truffé de catholiques et de protestants. Bientôt, avec eux, quelques députés convaincus par cette intelligentsia chrétienne et de droite : Raymond Poincaré, Jean Casimir-Perier, Pierre Waldeck-Rousseau, Adrien Hébrard, Louis Barthou, Charles Jonnart, Georges Leygue, Joseph Reinach. Tous de la droite républicaine. Qui a éclairé ce groupe ? Le journaliste Bernard Lazare, juif qui n’était pas honteux, fier de sa grande tradition spirituelle, libertaire. Qui l’a transformé en bataille politique ? Mathieu Dreyfus, juif lui aussi, puis Georges Clémenceau, chrétien protestant.

De socialistes révolutionnaires, pas un.

La gauche socialiste mit plus tard en avant Barrès et Maurras. Maurras ? Quasi inconnu, athée, païen, il n’a pas la moindre influence alors. Quant à Barrès, élu de la gauche boulangiste comme une partie de socialistes recyclés, il siégeait à l’extrême gauche à l’Assemblée. En 1893, il se présente comme socialiste indépendant, athée, favorable à la nationalisation des biens de l’église.

Qui, à l’inverse, se lève contre Dreyfus ? L’intelligentsia de gauche. Les plus grands sont là. Même "les francs-maçons radicaux dit Blum, n’osaient pas découvrir leurs amis, ou engager le gouvernement" par crainte de les affaiblir face à la droite. Dreyfus a contre lui la perception antisémite de l’intelligentsia de gauche.

Car le socialisme français est gangréné. De Pierre Leroux, pour lequel le juif est "odieux par son esprit de lucre et de spoliation" ; à l’anarchiste Proudhon qui dénonce "cette race qui envenime tout en se fourrant partout". Toussenel, disciple de Fourier, dans Les Juifs, rois de l’époque explique : "J'appelle, comme le peuple, de ce nom méprisé de juif, tout trafiquant d'espèces, tout parasite improductif, vivant de la substance et du travail d'autrui." Le boulangisme antisémite qui est puissant entre 1889 et 1891, est soutenu par Paul Lafargue, Emile Eudes, le proudhonien Pierre Denis, collaborateur de Jules Valles. Le gendre de Karl Marx, Paul Lafargue,: dans L’ultimatum de Rothschild, dénonce "les descendants du pouilleux marchand de vieux habits de Francfort" qui "ont prélevé des centaines de millions sur la fortune sociale de la France". Et Louise Michel n’hésite pas à participer au meeting de la "Ligue antisémite", en avril 1890.

Tous élargissaient logiquement leur antisémitisme à leur antichristianisme. Comme le dit Ernest Granger, "nous aussi, après Blanqui et Tridon, nous sommes, philosophiquement, des antisémites. Nous pensons que le sémitisme a été funeste au génie aryen et nous déplorons que le sombre, persécuteur, impitoyable monothéisme juif ait triomphé des libres et naturalistes religions gréco-romaines. A cet égard, nous sommes même beaucoup plus antisémites que Drumont et Morès, car nous, nous n'oublions pas que le christianisme est une religion sémitique, fille du judaïsme, et nous avons une égale horreur du juif Jésus et du juif Moïse".

Donc, quand l’affaire Dreyfus arrive, la "Revue socialiste", le plus prestigieux organe socialiste de l’intelligentsia de gauche, donne le ton. Elle est dirigée par Benoît Malon, président du congrès socialiste de Saint Etienne, en 1882. Admirateur d’Edouard Drumont, il écrivait, en juin 1886 : "Oui, la noble race aryenne a été traître à son passé, à ses traditions, à ses admirables acquis religieux, philosophiques et moraux, quand elle a livré son âme au dieu sémitique, à l’étroit et implacable Jéhovah." Jusqu’en 1893, le débat courtois dans la revue sépare ceux qui dénoncent la "juiverie" et ses "souillures", comme le socialiste Regnaud, ceux qui voudraient plus de modération, comme Robert Bernier qui admet néanmoins "je n’aime pas la juiverie". Ils s’accordent- avec Albert Regnard: l’ "excellence de la race aryenne", "seule capable d’accomplir la révolution sociale".

L’idée de race aryenne naît là, au cœur de l’intelligentsia socialiste. Pas en Allemagne. Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), auteur préféré de Joseph Goebbels, est candidat socialiste en 1888, fondateur de la section de Montpellier du Parti Ouvrier français de Jules Guesde, et favorable au socialisme "arryaniste". Lors de l’affaire Dreyfus, il publie l’Aryen, son rôle social (1899). Il croit au progrès et aux "Lumières", à la lutte des classes, à l’infériorité des métis, à la supériorité naturelle de l’ "homo europeus". L’histoire permettrait l’élimination des parasites avec la victoire aryenne et ouvrière inéluctable contre le capitalisme, les juifs et les chrétiens. Sous son influence, le socialiste Ludwig Woltmann va redéfinir le marxisme. Il écrira Marxisme et théorie de la race (1905) et Les Germains en France (1907).

Edouard Drumont ? Rapidement converti catholique en 1880, reniant sa foi en 1886, il dénonce Dreyfus dans la République, comme socialiste. En 1902, il choisit l’extrême-gauche, reprochant aux socialistes de trahir la révolution, et il inspirera Mussolini. Dés 1886, dans La France juive, livre à partir duquel va se créer la "Ligue Antisémite" de Jules Guérin, il reprend Auguste Blanqui : il faut éliminer l’esprit juif qui a influencé l’esprit chrétien et a permis le développement de la bourgeoisie via l’industrie et la banque. "En réalité, il n'y a pas deux partis politiques, il y a un régime général, il y a un système, le système capitaliste et juif auquel sont également affiliés les représentants des partis qui se disputent le pouvoir". L’église catholique ? Dégénérée, elle se serait enjuivée. Gustave Rouanet félicite d’ailleurs Drumont dans la Revue socialiste : "Sa guerre au capitalisme juif témoigne sans doute d’une préoccupation louable". En 1895, Jean Jaures, à propos de La France juive écrira lui, dans la Dépèche de Toulouse : "sous la forme un peu étroite de l'antisémitisme se propage en Algérie un véritable esprit révolutionnaire".

L’intelligentsia de gauche dénoncera plus tard la presse d’ "extrême-droite". "La libre parole" par exemple. Mais elle est socialiste. Son gérant est le communard Millot. Son directeur Edouard Drumont. Hugues Clovis, député socialiste en 1881, qui adhèrera à la "Ligue des patriotes" de Déroulède, y collabore, comme à "La délivrance du peuple". Et quand ce journal est pris en main par les catholiques en 1910, c’est pour licencier les socialistes antisémites. L’ "Intransigeant" d’Henri Rochefort ? Il avait recruté Auguste Chirac, disciple de Toussenel, et le fouriériste Georges Duchêne ; ce dernier, dans La spéculation devant les Tribunaux, avait en effet dénoncé "le capitalisme, le parasitisme, la juiverie, l’agiotage". Parmi les plus forts soutiens antisémites alors, La Dépeche du midi, journal radical, qui voit un bon moyen de donner à ses candidats un soutien populaire.

Les idéologues socialistes cataloguent "d’extrême-droite" la "Ligue antisémite de France", créée par Jules Guérin. Or, Guérin est un ancien communard. Il affiche son antisémitisme en 1892, lors d’une manifestation du syndicat de la boucherie contre "ces grands capitalistes cosmopolites qui veulent détruire une industrie traditionnelle et corporative". Sa position socialiste ne variera pas durant l’affaire. Quant à la "Ligue des patriotes" de Paul Déroulède, créée en 1882, elle est constituée avec l’appui des radicaux, en particulier de Gambetta, qui veut une revanche électorale. Or Déroulède, qui croit pourtant Dreyfus innocent, accepte l’apport des blanquistes esseulés depuis la disparition de leur chef l’année précédente. Et ces socialistes blanquistes entrainent "la Ligue" dans le camp antisémite.

L’intervention de la droite chrétienne conduit à mobiliser Zola, Clémenceau, et à convaincre les réformistes de choisir le camp dreyfusard.

Soudain, par tactique, voilà les révolutionnaires antisémites qui se découvrent pro-dreyfusards. En vérité, ils n’ont pas changé. Ils voient là un bon moyen d’accuser l’"Etat bourgeois" et son "appareil de répression", l’armée.

D’où ce paradoxe : par contrecoup, une partie de la France conservatrice et chrétienne, déroutée, se solidarise avec les antidreyfusards pour protéger l’armée et l’église.

Mais, l’Eglise catholique ne cède pas. Pape en tête. Elle ne se contente pas de reprendre en main certains organes de presse, comme "La Croix", qui croient qu’un souci tactique peut effacer une obligation morale. Quand l’Action française se crée, puis, forte de sa puissance politique, croit pouvoir alimenter la haine des juifs autour d’un Charles Maurras agnostique, le Pape réagit. Le 8 mars 1927, il ne se contente pas de mettre à l’index les livres de Maurras, mais décide d’interdire les sacrements à ceux qui croyaient pouvoir transporter la haine. Ce Pape qui avait dénoncé l’ "ulcère mortel" de la lutte des classes, l’ "avidité" des uns et l’ambition" des autres, était resté l’homme de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Tel était bien le sens de la "réponse chrétienne" et libérale de l’intelligentsia de droite lors de l’affaire Dreyfus. Elle sera la réponse face aux fascismes comme au communisme: la résistance absolue au nom des valeurs éternelles de l’humaine humanité. Il n’y a pas de "question juive", contrairement à un Karl Marx qui dénonçait le christianisme qui aurait "sécularisé la religion juive" et qui exigeait la disparition de cette spiritualité. Mais il y a une réponse de l’intelligentsia de droite face à ceux qui prétendent qu’il y a une question juive. Ce sera aussi celle des écrivains et chefs de guerre, le catholique Charles de Gaulle et le protestant Winston Churchill. Cette réponse tient en deux formules : celle du Lévitique : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même». Celle du l’Evangile selon saint Jean : "aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimé". Jusqu’au sacrifice de vous pour l’amour des humains, si nécessaire.

Telle est bien la haute intelligentsia, libérale et chrétienne, qui a été en partie écartée ou éliminée après la guerre et qui explique le déficit de la pensée française aujourd’hui. Le manque de courage et d’imagination pour réformer la France et lui redonner son rang. Le provincialisme français qui s’est développé.

Second holdup

J’irai plus vite sur le second holdup car il découle du premier. Ce jeu de mise à l’écart de l’intelligentsia de droite a conduit à élargir vers le bas la parole légitime.

Nous avons assisté, en France, au vol de la place occupée partout ailleurs dans les pays développés par les grands professeurs et directeurs d’équipe de recherche, les créateurs de brevets, de paradigmes, de concepts, et les écrivains et penseurs reconnus par leurs pairs, bref, par ce qui est appelé "intelligentsia" en Pologne. A la place : une armada choisie par les médias et le pouvoir politique, composée de ceux qui font un livre avec une demi-idée, un article en guise de thèse, une prestation télévisée assénant truismes, inepties et justifications du politique au lieu d’une communication et d’un débat d’idées en congrès. Tandis que dans les pays germaniques, nordiques, anglo-saxons, du Japon à Afrique du sud, le respect du savoir conduit les journalistes à organiser le débat en recherchant à partir de critères objectifs quels sont ceux qui pourraient le mieux éclairer leurs concitoyens, en France, le titre d’"intellectuel" étant décidé par les journalistes et les politiques, tous ceux qui leur plaisent peuvent l’être. Et ceux qui devraient être au centre du débat des idées, peuvent être exclus.

Derrière ce jeu politico-médiatique français : le mépris pour la véritable intelligence, celle qui est issue du travail et de l’imagination créatrice et qui produit des œuvres. Un seul résultat : le désarroi de la population qui ne sait plus qui est qui, et le délitement des élites républicaines. Résultat : l’affaiblissement de la France.

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