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Quand Jean-Jacques Urvoas juge "pire que ce qu’il craignait" l’état dans lequel Christiane Taubira a laissé la Justice
©Reuters

Entre les lignes

Interrogé par Europe 1 en début de semaine sur la situation critique du tribunal de Bobigny, Jean-Jacques Urvoas déclarait "ce que je découvre est pire que ce je craignais". Il enchaînait ensuite en déclarant que "nos palais du justice sont sinistrés". Une allusion au bilan de son prédécesseur.

Guillaume Jeanson

Guillaume Jeanson

Maître Guillaume Jeanson est avocat au Barreau de Paris. 

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Atlantico : Sur le terrain, dans quel état est aujourd'hui notre justice ? Comment peut-on l'expliquer ?

Guillaume Jeanson : Ces propos de notre nouveau Garde des Sceaux me semblent témoigner d’une prise de conscience salutaire. A l’échelle d’un quinquennat, les français sont cependant en droit de la trouver tardive. Je vous invite en effet à vous remémorer ce qu’écrivait en 2011 notre actuel premier ministre, Manuel Valls, dans son ouvrage intitulé « sécurité, la gauche peut tout changer » : « comment contredire ce constat ?  Dans mes visites j’ai remarqué de nombreuses fois ce qu’il ne faut pas hésiter à qualifier de véritables décrépitude des tribunaux. Des salles congestionnées, des bureaux que l’on se prête, faute d’espace suffisant, des conditions de travail déplorables. Des salles sans âge aux peintures écaillées, quand ce ne sont pas des traces d’un dégât des eaux, des moquettes défraîchies, pleines de trous de cigarettes (…) Plus grave surtout, la sécurité du personnel de justice est rarement assurée. Bref, la justice est rendue dans notre pays non pas dans des palais mais plutôt dans des hospices ! »

En 2010, l’Union Syndicale des Magistrats tirait lui aussi déjà la sonnette d’alarme en éditant un livre blanc des juridictions françaises. On y lisait alors notamment qu’à Béthune, « les seaux sont indispensables en cas de pluie » ; qu’à Reims, « il arrive que des fientes de pigeon tombent sur la table autour de laquelle la cour d’assises délibère à travers une verrière dont les vitres manquent. » ; qu’à Rennes, « les post-it sont découpés » et qu’à Aix-en-Provence ; « un magistrat attend le changement du néon de son bureau depuis un an »…

Cette indigence scandaleuse ne se contente pas hélas de ronger les juridictions de la métropole. On apprenait en effet l’année dernière que les tribunaux de Guyane et de Mayotte étaient, eux-aussi, très sévèrement touchés. A Cayenne, au début de l'année 2015, le Président du Tribunal, Bruno Lavielle, se voyait ainsi contraint, en raison d’une forte pénurie de magistrats, de prendre une ordonnance d'organisation des services reportant certaines audiences de près de neuf mois. L’année d’avant, le personnel de ce même tribunal allait quant à lui jusqu’à exercer son droit de retrait au regard des conditions de vétusté des locaux, pour faire réagir la chancellerie…

Vous l’aurez compris, le cas du tribunal de Bobigny est donc très loin d’être isolé. Cette situation ubuesque répond à des décennies de laisser-aller et à un véritable abandon de l’effort financier que requiert, pour un état devenu exsangue, une Justice digne de ce nom.

Selon des chiffres publiés par Eurostat la France consacrait en 2013 seulement 0,23% de son PIB aux dépenses publiques de justice (hors administration pénitentiaire), ce qui la place dans les pays européens les plus plus lésineurs. (La moyenne européenne étant de 0,37% du PIB). Paradoxalement, les politiques œuvrent pour toujours plus de lois. Comment expliquer cette contradiction entre inflation législative et faibles ressources ? La France se donne t-elle réellement les moyens de ses ambitions en matière de justice ?

Quelques années auparavant, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice plaçait déjà la France au 37ème rang européen, sur 43 pays, quant au budget alloué à la justice par habitant. Il est également symptomatique de relever que lors de l’une des ses toutes premières prises de parole suivant sa prise de fonction, Maître Frédéric Sicard, le nouveau Bâtonnier de Paris, ait tenu à s’exprimer en ces termes : « On n'a pas assez de moyens tant en matière de police qu'en matière de justice. Ce n'est pas une plaisanterie. Nous consacrons en matière de justice 10 centimes par Français et par jour. On a le même budget que la Moldavie qui n'est pas tout à fait la même puissance financière et économique que la France ». 

Malgré le dévouement de nombreux magistrats, il est urgent de se rendre à l’évidence : la Justice n’est parfois plus en mesure de remplir efficacement la mission essentielle dont elle est investie. Cette situation est grave. Elle est surtout de nature à créer une défiance profonde des citoyens à son endroit. Un sondage CSA d’avril 2014 révélait que plus d’un français sur deux avait une mauvaise image des juges et de la Justice. Interrogés sur le « principal problème » en la matière, ils citaient en premier lieu « les délais de traitement et de jugement des affaires » et en second lieu « le manque de moyen à disposition des juges ». Deux problèmes davantage liés à l’organisation de la justice qu’aux hommes chargés de la rendre. Le paradoxe que vous évoquez entre l’inflation législative et les faibles ressources est en effet criant. Il l’est d’autant plus, lorsque l’on s’intéresse au volet pénitentiaire. Vous y découvrez qu’alors qu’une première main traite la récidive en condamnant un individu à une peine plus longue, une seconde main, veillant quant à elle à une meilleure gestion des flux carcéraux, favorise dans le même temps la sortie anticipée de ce dernier, en réduisant d’autant la durée de sa détention… Pour retrouver une politique pénale cohérente et efficace, il est urgent de doter notre Justice de moyens concrets et importants.

Une meilleure organisation et une optimisation des effectifs pourrait-elle également conduire à davantage d'efficacité ? Dans une optique d'amélioration, quelle part attribuer au manque de moyens et quelle part attribuer à l'organisation de l'administration? 

Le 29 janvier dernier, l’école nationale de la magistrature se fendait d’un communiqué pour annoncer la rentrée à Bordeaux, le 1er février, de la plus grosse promotion de son histoire : 366 auditeurs de justice, élèves-magistrats, « un recrutement exceptionnel voulu par le plan gouvernemental de lutte contre le terrorisme et la radicalisation ». On le voit, l’embauche de magistrats constitue une première voie pour tenter de conjurer le sort de notre Justice. Il ne faut pas oublier cependant qu’il en existe d’autres. L’institut pour la Justice soulignait déjà il y a quelques années l’importance du manque de greffiers, pourtant indispensables à la bonne avancée des procédures. L’un des experts de cette même association, Jean-Claude Magendie, ancien Président de la Cour d’Appel de Paris, soulignait quant à lui dans son ouvrage intitulé « les Sept péchés capitaux de la justice française » paru en 2012, que l’on pourrait même envisager de réduire le nombre de magistrats de 8000 à 3000, à condition de mieux les entourer et de les recentrer davantage sur l’essentiel de leur fonction. Notre Justice gagnerait certainement à revoir, au moins en partie, son organisation. A cet égard, il est intéressant de relever que notre actuel Garde des Sceaux défendait également cette idée en 2011 dans son livre « 11 propositions chocs pour rétablir la sécurité ». Il y invitait en effet à « expérimenter des dispositifs qui soulageraient la machine judiciaire, à l’instar de l’échevinage, (…), de la délégation du contentieux routier au corps de délégués du procureur de la République ou aux forces de l’ordre, ou encore de la dématérialisation des procédures. » Les idées semblent donc présentes. La volonté aussi. Gageons cependant que leur mise en œuvre se heurtera à un obstacle de taille : le temps nécessaire à leur mise en place…

Après la destruction des documents du ministère par les conseillers de Mme Taubira, au moment de la passation de pouvoir, les déclarations de J-J Urvoas n'ont-elles pas également un sens politique ? Est-ce la promesse d'une véritable réorientation ou simplement une critique personnelle ?

Bien qu’il semble évident que la faible mobilisation de Christiane Taubira sur ces questions lui rende imputable une part non négligeable de cette lourde situation, je crains qu’il ne soit inutile d’alimenter cette polémique et ces tensions. L’urgence est à l’action. Jean-Jacques Urvoas doit plus que jamais se concentrer sur sa nouvelle politique pénale s’il veut pouvoir, en dépit du faible temps qui lui est imparti, relever cet important défi qui se présente à lui. Sa politique doit marquer une rupture très nette avec celle de son prédécesseur. Soucieuse des victimes, il doit s’agir d’une politique ferme, ambitieuse mais réaliste.

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