Protection sociale et petits mensonges entre amis<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Protection sociale et petits mensonges entre amis
©wikipédia

Le mythe de l’avantage social acquis

Les questions de protection sociale sont, par essence, rébarbatives. Elles supposent une technicité à visage multiple qui enthousiasme peu les exégètes qui parcourent les plateaux de télévision.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

Voir la bio »

Il est beaucoup plus distrayant de disserter sur des questions de géopolitique, d’affrontements partisans ou de religion, que sur des problèmes actuariels ou de financement obscur destiné à équilibrer les régimes de sécurité sociale. Cette complexité explique largement le désintérêt profond que les Français marquent en général pour des sujets pourtant au coeur de leurs préoccupations, et qui se résolvent volontiers dans une idée simple: la protection sociale sous sa forme actuelle doit être préservée à tout prix sans changement.

C’est que, au-delà de l’ennui qu’elle suscite lorsque l’on touche à son fonctionnement, la protection sociale a directement maille à partir avec les enjeux fondamentaux de l’existence: la naissance, la maladie, le vieillissement, le travail, la mort. Bien plus qu’une myriade de politiques publiques pour ainsi dire accidentelles, la protection sociale s’est imposée comme l’un des pans essentiels de la vie quotidienne. Pour une écrasante majorité de Français, disposer près de chez soi d’un médecin généraliste compétent, d’un hôpital performant avec un scanner et un matériel dernier cri, d’une maternité, tout cela est désormais considéré comme un acquis qui doit présenter une apparence de gratuité. Que chacun, quels que soient ses revenus, et quel que soit le territoire qu’il habite, ait accès au même prix (c’est-à-dire sans rien débourser) aux mêmes prestations de santé, fait partie des mythes républicains majeurs. Et je ne parle même pas ici du droit certain de pouvoir passer de vingt à vingt-cinq ans à la retraite après avoir travaillé à peine quarante ans.

Ce mythe de l’avantage social acquis est fascinant par la rapidité avec laquelle il s’est imposé aux esprits. Il a en effet fallu attendre 1946 pour que la Constitution charge la Nation de garantir "à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs." Jusqu’à cette époque, "la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs" relevaient des choix individuels et l’idée que la Nation en fît une préoccupation n’avait pas fait consensus. Je reviendrai plus loin dans cet ouvrage sur l’imposture qui attribue au Conseil National de la Résistance la mise en place des structures fondamentales de la sécurité sociale (qui furent en réalité organisées par le régime de Vichy). Il faut à ce stade seulement reconnaître à ceux qui prirent le pouvoir en France en 1945 le mérite (ou la responsabilité) d’avoir formalisé le principe d’une protection sociale confiée à la « Nation ».

Très vite, ce nouveau rôle de la collectivité s’est imposé comme une évidence jusqu’à sembler gravé dans le marbre pour les siècles des siècles. Chacun se souvient ici du retentissant opuscule de Stéphane Hessel Indignez-vous! qui alertait contre une remise en cause de ce saint héritage. Certes, le succès de l’ouvrage a d’abord tenu à son titre et à l’indigence du contenu dont il y a fort à parier que peu d’acheteurs l’aient pourtant lu ou compris. Néanmoins, l’un des plus grands succès de librairie du siècle naissant consistait bien à faire l’apologie (plus de soixante ans après) d’un système de protection sociale sous la forme où il fut mis en place en 1945.

La sécurité sociale, nouvelle Jérusalem terrestre

C’est ici que réside la grande imposture de notre époque, qui consiste à faire croire que la protection sociale se confond forcément et se résume au système abscons et ingérable mis en place en France en 1945. Dans l’imaginaire collectif, la prétendue invention du gouvernement provisoire a pris des dimensions religieuses et ressemble beaucoup à une Jérusalem terrestre: il est impossible de la discuter, de la mettre au débat, de proposer de la remanier sans immédiatement apparaître comme un blasphémateur qu’il faut vouer aux gémonies. Au fond, ceux qui aiment la protection sociale doivent forcément aimer la sécurité sociale, et un superbe sophisme permet d’en inférer une charge accablante: ceux qui critiquent la sécurité sociale détestent forcément la protection sociale et sont des suppôts du grand Satan néo-libéral.

On pourrait ici donner d’innombrables exemples de cette sanctuarisation de la sécurité sociale dans le débat public, qui rend impossible toute remise à plat rationnelle. Comme on le verra plus loin dans cet ouvrage, ce renoncement à la pensée s’explique aussi par les innombrables « fromages » que la sécurité sociale affine aujourd’hui. Trop de gens vivent et profitent de ce système collectif pour tolérer un libre examen de ses fondements. Ils auraient trop à perdre si l’intérêt général revisitait l’usine à gaz au crochet de laquelle ils écoulent des jours plutôt heureux, et c’est la main sur le coeur qu’ils invoquent l’héritage du Conseil National de la Résistance pour défendre leur petite rente.

Au-delà de cette transformation d’un idéal collectif en une somme d’intérêts particuliers plus ou moins cachés qui s’est opérée au fil des années, les Français restent majoritairement attachés à un système qui, pendant des années, leur a procuré de nombreux bienfaits. Les Français vivent vieux, dans des conditions sociales satisfaisantes et ne dépensent pas trop pour leur santé. Pourquoi remettre en cause ce système qui va bien? Et s’il est endetté, personne ne cherche à comprendre pourquoi. Revenons à la France des années soixante ou soixante-dix: tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes, et la sécurité sociale redeviendra bénéficiaire.

La sécurité sociale et le transfert de risque

Cette forme d’insouciance française a une explication simple: la Sécurité Sociale inventée dans les années 40 repose sur le principe du transfert du risque vers un assureur collectif. Je paie une cotisation chaque mois et, en échange, l’assureur prend tout en charge. Il finance les hôpitaux, il rembourse les soins, il organise ma retraite, il paie même des allocations familiales. Dans cette formule all inclusive, l’assuré n’a plus à se poser la question de sa responsabilité personnelle: dès lors qu’il a payé, il est pris en charge lorsqu’il en a besoin et la « Nation » s’occupe du reste. C’est ce que les risk managersappellent la gestion du risque par transfert: l’assuré confie la prise en charge de ses problèmes à un tiers bienfaiteur.

Chacun sait que ce type de fonctionnement n’est pas gérable à long terme, car il déresponsabilise les individus et il est inflationniste. De façon assez amusante, d’ailleurs, les Français regrettent souvent que leur société soit devenue individualiste: chacun roule pour soi et personne ne s’occupe de son voisin. On oublie trop souvent de leur rappeler que cet individualisme est d’abord la conséquence du transfert du risque individuel à un assureur collectif appelé sécurité sociale. Je n’ai plus besoin de m’occuper de mon vieux voisin impotent, puisque je paie chaque mois une cotisation qui finance l’intervention quotidienne chez lui d’une aide ménagère ou d’une infirmière. S’il meurt de faim ou de soif pendant la canicule, s’il agonise après avoir chuté dans sa salle de bain, ce n’est plus mon problème, puisque je finance un système qui prend (ou devrait prendre) tout cela en charge.

Que la sécurité sociale telle qu’elle est organisée soit une productrice directe d’égoïsme et d’indifférence entre les Français, qu’elle détruise la solidarité spontanée entre les membres de la communauté est évidemment un dommage collatéral que les bien-pensants de gauche évitent de reconnaître. Il serait beaucoup trop inconvenant de souligner les effets indésirables procurés par les brillants idéaux du Conseil National de la Résistance. Il est tellement plus commode de diviser le monde entre les gentils défenseurs de la solidarité qui sont prêts à financer la sécurité sociale à guichet ouvert face aux grands méchants qui veulent y mettre de l’ordre.

Pourtant, tout ce petit monde si accroché à la sécurité sociale oublie de dire combien l’idéal de 1945 a d’ores et déjà changé et ne correspond plus à la réalité.

La sécurité sociale version 1945

Lorsque les « libérateurs » de la France arrivent au pouvoir en 1945, ils ont une théorie toute faite sur la protection sociale, assez bien exprimée par l’inénarrable Ambroise Croizat, ministre communiste du Travail qui avait, avant la guerre, négocié pour le compte de la CGT (dont il était secrétaire général de la Fédération de la métallurgie) les accords de Matignon créant les congés payés. On ne dira d’ailleurs jamais assez l’influence de ce personnage hors norme sur le paysage social français contemporain, qui explique très largement que le Parti Communiste n’ait pas eu besoin de déstabiliser la France au moment où la guerre froide s’est cristallisée: la présence de ministres communistes dans le gouvernement formé en 1945 avait permis de couper beaucoup d’herbes sous le pied des revendications révolutionnaires.

Le 31 juillet 1946, Ambroise Croizat vient défendre son projet de sécurité sociale devant les députés. Il énonce alors les grandes idées qui font le creuset du Conseil National de la Résistance tant adulé de nos jours. Les amateurs d’histoire se plongeront volontiers dans les débats de l’époque qui, à quelques virgules près, n’ont absolument pas changé de termes et montrent de façon limpide le naufrage collectif que constitue la sécurité sociale contemporaine au regard des ambitions portées par ses promoteurs de l’époque.

Par exemple, Ambroise Croizat assène son argument majeur contre les critiques libérales adressées par le député Gaston Tessier:

"Pensez-vous, monsieur Tessier, que les salariés de ce pays considèrent les assurances sociales comme leur affaire, comme leur chose, comme quelque chose de vivant? Vous savez bien que non. Les assurances sociales leur apparaissent sous la forme d’un bureau, tel un bureau de poste, avec lequel on a généralement des ennuis, dont on obtient difficilement ce qu’on désire, et qui, en tout cas, n’est pas votre affaire. Le projet soumis à l’avis de l’Assemblée tend à remédier à cet état de choses."

Cette déclaration du ministre Croizat ne manque pas d’amuser, puisqu’elle dénonce dans "les assurances sociales" d’avant-guerre, portées par les compagnies d’assurance, un travers dont la sécurité sociale contemporaine s’est fait une spécialité. Les récents mouvements de protestation devant les caisses régionales qui ont accumulé du retard dans la liquidation des retraites en ont encore donné un exemple flagrant: avoir à faire avec la sécurité sociale est souvent le début des ennuis.

Ambroise Croizat croyait probablement avec une grande sincérité aux ahurissantes théories qu’il développa ce jour-là devant des députés prêts à acquiescer à de nombreuses absurdités. Il soutint entre autres que la meilleure façon de rapprocher les "caisses " et les assurés, consistait à créer une seule caisse, la même pour tous :

"Les assurés iraient désormais à la même caisse, au même organisme pour l’ensemble des démarches qu’ils ont à accomplir lorsqu’ils sont victimes d’un accident du travail, ou malades, ou pour tout autre élément de la sécurité sociale. Les salariés connaîtraient ainsi plus facilement le mécanisme des assurances, s’y habitueraient et surtout le comprendraient beaucoup mieux qu’aujourd’hui. Enfin, si nous voulons créer des caisses rapprochées des intéressés, nous entendons aussi et surtout qu’elles soient gérées par les cotisants eux-mêmes, et je m’élève avec force, à ce sujet, contre le reproche d’étatisation qui est trop souvent formulé."

Avec un certain bon sens, il conclut son argumentation par cette phrase qui mérite d’entrer au Panthéon de l’utopie:

"Pour que les salariés se sentent vraiment responsables de la gestion d’une caisse, il est bon que cette caisse soit équilibrée financièrement, qu’elle ait à faire l’ensemble des opérations consistant, à la fois, à percevoir les cotisations et à payer aux bénéficiaires des assurances sociales les prestations auxquelles ils ont droit lorsqu’ils sont malades ou victimes d’un accident du travail, par exemple. »

Telles étaient les ambitions des promoteurs de cette grande usine à gaz qu’était la sécurité sociale: assurer la gestion du système par ses bénéficiaires et garantir l’équilibre financier de l’ensemble pour favoriser le sentiment de responsabilité supposé habité chaque assuré social. On voit bien l’idée qui sous-tendait cet ensemble: la sécurité sociale devait être gouvernée par ceux qui la finançaient. Leur indépendance devait être assurée par l’équilibre financier de l’ensemble: de cette façon, les salariés ne devaient rien à personne.

C’est dans ces termes que le projet fut adopté par 194 voix sur 195, et une seule voix contre.

L’étatisation a triomphé

Bien entendu, les grands idéaux dont le Conseil National de la Résistance s’est revendiqué pour justifier la création de la sécurité sociale se sont assez rapidement perdu dans les limbes de l’histoire reconstruite après coup par les idéologues et la sécurité sociale est tombée dans l’irresponsabilité dont Ambroise Croizat affublait les « assurances sociales » d’avant-guerre. Parmi ces idéaux, le fantasme d’un système administré par les bénéficiaires fut, dès les années soixante-dix, entraîné dans sa chute par l’impossibilité grandissante d’équilibrer les comptes. Avec la création de la Commission des Comptes de la sécurité sociale en 1979, le gouvernement décide de faire entrer l’invention du Conseil National de la Résistance dans une longue seringue qui débouchera sur l’injection fatale: le plan Juppé de 1995 qui crée les lois de financement de la sécurité sociale, à cause desquelles la sécurité sociale bascule définitivement dans l’étatisation de son pilotage.

Cette évolution s’explique de façon simple: à partir de 1975, la question du déficit de la sécurité sociale devient un élément de plus en plus problématique dans la gestion des comptes publics, et les fameux bénéficiaires qui, selon Ambroise Croizat, devaient manifester leur indépendance en finançant seuls et en gouvernant seuls leur instrument de plaisir, refusent de prendre les mesures impopulaires qui permettent d’échapper au contrôle de l’Etat. Commence alors un jeu du chat et de la souris où la direction de la sécurité sociale, direction « noble » du ministère des Affaires Sociales, grignote année après année les pouvoirs accordés aux « bénéficiaires » qui sont en réalité les organisations syndicales représentatives (salariales et patronales).

Un équilibre ne tarde pas à se dégager. Les syndicats conservent les petits fours et les dorures, l’administration de l’Etat assume le vrai pouvoir et décide pour tout le monde. Officiellement, la sécurité sociale est dirigée par les partenaires sociaux. Dans la pratique, les conseils d’administration des régimes obligatoires appliquent les lois de financement de la sécurité sociale et entérinent (avec plus ou moins bonne grâce) les projets réglementaires qui leur sont exposés doctement par un chef de bureau de la direction de la sécurité sociale. Il est d’ailleurs assez divertissant de voir l’application plus ou moins intense que ces jeunes gens sortis de l’ENA mettent à convaincre les têtes chenues désignées par les organisations syndicales autour de la table, sur des sujets parfois incongrus ou impénétrables au commun des mortels. Le spectacle fait partie des comédies imposées par l’étiquette en vigueur dans un système qui n’est plus que l’ombre de lui-même.

Dans tous les cas, aucun des objectifs affichés par le Conseil National de la Résistance n’a absorbé le choc du temps qui passe et des comptes qui se dégradent.

Bien évidemment, aucun Français bénéficiaire de la sécurité sociale ne comprend un traître mot au fonctionnement du système qui lui prélève bon an mal an la moitié de ses revenus. Entre le régime général, les régimes complémentaires, la contribution sociale généralisée, la contribution au remboursement de la dette sociale, les cotisations patronales, les cotisations salariales, et on en passe une masse colossale, non seulement les Français, les syndicalistes qui s’imaginent gouverner le système, mais les parlementaires eux-mêmes qui votent les lois de financement de la sécurité sociale, ne peuvent raisonnablement espérer acquérir une maîtrise minimale du sujet sans un investissement théorique de longue haleine.

Mais, au-delà de cette incompréhension, c’est la place de l’Etat qui pose problème. Là où le Conseil National de la Résistance avait dénoncé les fausses apparences de liberté dans la situation existant avant 1945, et vanté les mérites d’une sécurité sociale auto-gérée, les Français sont aujourd’hui obligés de cotiser lourdement pour une organisation pilotée de façon très complexe par l’Etat, avec une avalanche de mécanismes décisionnaires totalement ubuesques et fortement chronophages où la place de l’assuré constitue bien entendu un leurre.

Si l’on se souvient des propos tenus en son temps par Ambroise Croizat sur les bénéficiaires qui devaient faire de la sécurité sociale leur chose, c’est évidemment un vaste rire homérique qui résonne. Ceux qui avaient à l’époque dénoncé une étatisation du système, ceux qui avaient prédit que la sécurité sociale subirait une bureaucratisation bien pire que les « assurances sociales » ont été confortés dans leur raisonnement. Les plus grands défenseurs de la sécurité sociale, en revanche, sont particulièrement vigilants à limiter le « désengagement de l’Etat » selon la formule consacrée. Mais c’est précisément le « désengagement de l’Etat » que les membres du CNR avaient vendu à l’Assemblée Nationale à cette époque.

Le coût véritable des apparences syndicales préservées

Dans ce jeu de dupes où la mise en avant du Conseil National de la Résistance est une manipulation facile pour dissimuler un accord secret « dorure syndicale » contre « étatisation », les organisations représentatives de salariés portent une responsabilité particulière dans le prix que les salariés français paient pour leur protection sociale.

Dans la pratique en effet, la sécurité sociale apparaît aujourd’hui (nous y reviendrons) comme une vaste machine à transférer l’argent des classes moyennes vers les autres catégories de population (plus riches ou moins riches). Ce mécanisme fortement inégalitaire s’explique d’abord par la nature de son financement. Ce sont les salariés qui cotisent pour financer le système, sur une base particulièrement absurde: ceux qui ont un travail financent ceux qui n’en ont pas ou plus (de façon plus ou moins temporaire). Pour le jeune salarié en bonne santé, la sécurité sociale constitue un puissant mécanisme de découragement. Par le jeu actuariel de la cotisation, il est supposé, à un moment où il en a le plus besoin, laisser la moitié des fruits de son travail à ceux qui ont souvent toute une vie derrière eux et un patrimoine substantiel devant eux.

Le bon sens consisterait à introduire un peu de justice sociale dans ce mécanisme en abandonnant la technique de la cotisation sur le travail, et en s’appuyant sur la contribution sociale généralisée, c’est-à-dire sur la fiscalisation. Puisque la sécurité sociale est d’ores et déjà étatisée, on voit en effet mal pourquoi la fiction d’un système financé par les bénéficiaires et gouverné par eux est maintenue.

La fiscalisation de la sécurité sociale présente de nombreux avantages très connus. Elle est plus juste car la contribution sociale généralisée est universelle et englobe dans son assiette autant les opérations sur le capital que sur le travail. Tous ceux qui vitupèrent contre ces méchants capitalistes qui font des profits en licenciant seraient donc bien inspirés de réclamer une taxation sur le capital équivalente à la taxation sur le travail pour financer la protection sociale collective.

La contribution sociale généralisée apporte par ailleurs un puissant élément de lisibilité, puisqu’elle repose (en principe) sur un taux unique. Elle répond donc à l’objectif de simplicité et de lisibilité porté en son temps par le Conseil National de la Résistance. Les esprits sourcilleux noteront d’ailleurs qu’elle est prélevée à la source, ce qui règle une bonne partie du problème posé par l’impôt sur le revenu des personnes physiques.

Enfin, elle se fixe à un taux sensiblement plus faible que les taux de prélèvement actuel sur le travail. Elle permet donc de nourrir le sentiment d’une baisse de la protection sociale, qui est forcément un élément favorable pour les acteurs du système.

Alors, qu’est-ce qui bloque ?

Les organisations syndicales le savent bien, du jour où les ressources de la sécurité sociale sont fiscalisées, plus aucun motif ne justifie le maintien d’une gouvernance « paritaire », c’est-à-dire syndicale, de la sécurité sociale. La présence de syndicalistes dans les innombrables conseils d’administration de la sécurité sociale (caisses nationales, régionales, départementales) ne se justifie que par la nature « contributive » de la sécurité sociale. Parce que la sécurité sociale est financée par une cotisation sur le travail, elle doit être, selon les mots d’Ambroise Croizat, dirigée par ses bénéficiaires, c’est-à-dire (dans la fiction de 1945) les organisations syndicales.

Si l’on remplace la cotisation par un impôt, forcément, la règle de la gouvernance change: on voit mal de quel droit les syndicats pourraient s’exprimer (ce qui, dans leur esprit, signifie souvent décider) sur l’utilisation de l’impôt. C’en serait fini, donc, de ces milliers de postes d’administrateurs distribués comme autant de bâtons de maréchaux par les fédérations syndicales, de ces millions d’heures de décharge syndicale financées par l’assuré social (à son insu) grâce auxquelles des militants échappent à l’usine, au si ennuyeux militantisme en entreprise, pour plastronner sous les lambris de la République, espérant l’un obtenir une médaille, l’autre un poste encore plus élevé dans la hiérarchie de la confédération.

Il vaut donc mieux, au nom de l’action collective, sacrifier l’intérêt des salariés plutôt que celui des organisations qui les représente.

Comment la gauche devint l’ennemie de la justice fiscale

Cette petite préoccupation, au passage, ne manque pas de piquant, puisque François Hollande candidat avait promis de donner un coup de pied dans la fourmilière en fusionnant la contribution sociale généralisée et l’impôt sur le revenu. Cette grande réforme fiscale avait un avantage: elle introduisait plus de justice fiscale pour les raisons pratiques exposées plus haut. La CSG, impôt simple et universel, permet de dissoudre les imperfections qui plombent l’impôt sur le revenu, impôt jeune et jamais complètement admis en France.

Mais la fusion de la CSG (contribution dédiée au financement de la sécurité sociale) et de l’impôt sur le revenu a un inconvénient: elle constitue un pas de géant dans la fiscalisation des ressources de la sécurité sociale. Cette fusion a donc très vite agité et échauffé les esprits syndicaux quand elle a commencé à prendre forme, car elle portait en elle les germes de ce que les syndicats français craignent: la dilution de leur pouvoir (fictif) sur la sécurité sociale.

Lorsque Jean-Marc Ayrault, l’ingénu, chercha à sauver sa tête à Matignon en embrayant sur le thème de la réforme fiscale, il se heurta très vite à cette fronde discrète des organisations syndicales bien décidées à conserver leur pré carré. Il entama d’ailleurs ses consultations par des rencontres bilatérales avec les confédérations représentatives, dont les plus « souples » lui tinrent un discours bien rôdé. « Le financement de la protection sociale doit rester bien séparé », déclara le président de la groupusculaire CFTC, Philippe Louis. Quant à Véronique Descaq, de la CFDT, elle eut le même langage puisqu’elle évoqua « la sanctuarisation de la protection sociale ».

Bien entendu, cette sanctuarisation est toujours prônée au nom de l’intérêt des assurés sociaux. Mais chaque syndicat évite soigneusement de rappeler que, dans ce cas d’espèce, l’intérêt des assurés sociaux se traduit par une fiscalité plus lourde et une moindre intervention du « capital » dans la prise en charge de la sécurité sociale.

Revenir au sens du Conseil National de la Résistance

La meilleure façon de rendre un hommage sincère à ceux qui livrèrent bataille, dans la clandestinité ou non, durant la seconde guerre mondiale, passe par ce travail de mémoire et surtout de retour au sens. Non! le Conseil National de la Résistance n’a pas voulu de cette grande usine à gaz, prête-nom de l’Etat, où les syndicats, au nom des bénéficiaires de la sécurité sociale, servent de faux nez complaisants en échange de quelques postes sans envergure. Non! la sécurité sociale d’aujourd’hui n’est pas conforme à ce qui fut imaginé en 1945. Non! Garantir "à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle et les loisirs" ne passe pas forcément par cette construction absconse et incontrôlable qui est érigée en Graal de la vie collective. Non! les organisations syndicales ne s’honorent pas quand elles livrent combat au nom des assurés pour préserver des périmètres d’intervention totalement illusoire.

L’ampleur des déficits et la sénescence de la sécurité sociale sont tels qu’il n’est plus possible de surseoir à un travail salutaire de remise à plat. Rebâtir un édifice conforme aux intentions de ceux qui fondèrent l’édifice de 1945 mais en dépassant les inconvénients du système tel qu’il a gravement dérivé aujourd’hui, voilà la tâche indispensable de notre époque.

Nul ne peut en effet nier les bienfaits d’une protection sociale intelligente. Sans celle-ci, nul progrès médical, nul hygiène collective, nul gain de productivité. Plus personne ne peut raisonnablement espérer une croissance homogène et durable sans un système organisé qui permette à chacun d’avoir accès à une "protection de la santé", à la "sécurité matérielle" et aux "loisirs".

Mais le défi à relever est bien celui d’une construction nouvelle, plus efficace, plus responsable, et plus lisible pour ses bénéficiaires, qui améliore les performances du système actuel sans rien perdre des bienfaits qu’il apporte.

Article également publié sur le blog d'Eric Verhaeghe

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !