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Prostitution : ceux qui en France prônent la pénalisation des clients ont-ils conscience que la Suède en fait un bilan mitigé ?
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Des faits

Les débats sur la proposition de loi socialiste visant à sanctionner les clients de prostituées commencent ce mercredi à l'Assemblée nationale.

Marie-Elisabeth Handman et Magnus Falkehed

Marie-Elisabeth Handman et Magnus Falkehed

Marie-Elisabeth Handman est une sociologue, spécialiste de la prostitution. Elle est maître de conférence à l'EHESS ( l'École des hautes études en sciences sociales).

Magnus Falkehed est le correspondant à Paris du principal quotidien du matin en Suède: Dagens Nyheter. Il est également l’auteur d’un livre de reportage sur la Suède, Le Modèle suédois – ce qui attend les Français (éd. Payot)

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Atlantico : La proposition de loi visant à sanctionner les clients de prostituées sera votée le 4 décembre à l'Assemblée. Elle s'inspire notamment du "modèle suédois" qui criminalise la prostitution et pénalise le client. Selon certains observateurs, la pénalisation des clients aurait mené à une baisse de la demande et donc à une baisse du trafic d’êtres humains en Suède… Qu'en est-il vraiment ?

Marie Elisabeth Handman :  La prostitution visible a diminué. Mais les observateurs qui ont constaté cette baisse sont les équipes du ministère suédois de l’Égalité et ils sont donc partiaux. Ils ne prennent pas en compte les mafias russes qui organisent des croisières dans les fiords avec des victimes de la traite (et peut-être aussi des femmes consentantes), ni les femmes qui se sont réfugiées en appartement et travaillent par téléphone, ni celles qui se délocalisent vers les pays limitrophes, encore que maintenant la Norvège ait aussi une loi de pénalisation des clients.

Magnus Falkehed : Comme pour toute économie souterraine,il est très difficile d'établir des statistiques fiables. En comparaison avec les autres pays scandinaves comme le Danemark, la prostitution de rue est beaucoup moins importante (environs 30% de moins). La loi a également mené à une baisse du trafic d'êtres humains car les mafias russes ou ukrainiennes considèrent qu'il est plus compliqué de s'installer en Suède que dans les autres pays scandinaves. De ce point de vue là, la loi suédoise est un succès. D'ailleurs, la Norvège vient d'adopter une législation similaire, peut-être encore plus dure.

Depuis la pénalisation du client en 1999, les violences sexuelles sont en constante progression en Suède. SelonL'Office de lutte contre la drogue et le crime organisé de l'ONU, la Suède a la plus forte incidence des viols signalés en Europe. Selon une étude de 2009, il y avait 46 cas de viol pour 100.000 habitants. Ce chiffre est deux fois plus élevé qu'au Royaume-Uni. Existe-t-il un lien entre l'abolition de la prostitution et l'explosion de la délinquance sexuelle ?

Marie Elisabeth Handman :Je pense qu'il est difficile d'affirmer qu'il y a un lien entre l'augmentation des viols et la baisse de la prostitution visible. Il y a peut-être une meilleure prise en compte en Suède des plaintes pour viol et donc une plus grande propension des femmes à porter plainte. N'oublions pas que les prostituées elles-mêmes font l'objet de viols que la police, en France, refuse presque toujours de prendre en compte.

On a souvent dit que la prostitution était une barrière contre le viol et c'est d'ailleurs un des arguments utilisés par les prostituées pour montrer l'utilité de leur activité. Mais je ne pense pas que ce soit vrai. Un violeur n'est pas un type juste en manque de relation sexuelle. Le viol, comme les abus sexuels sur mineurs, sont le fait, la plupart du temps de gens proches de la victime envers laquelle ils manifestent un désir et se fichent pas mal que ce désir ne soit pas réciproque. Se faire violer par un inconnu dans la rue ou dans un train est extrêmement rare.

Magnus Falkehed : La législation suédoise n'est sans doute pas parfaite. Pour certaines associations cette loi met en danger les prostituées qui se cachent pour exercer leur métier et sont donc plus vulnérables face à leurs "clients". Par ailleurs,on constate une explosion de l'immigration des femmes du sud-est asiatique pour mariage. En 2011, le plus grand groupe d'immigrées pour mariage était des femmes thaïlandaises. Personnellement je ne me risquerais à faire le lien de causalité avec la loi sur la prostitution. Avec de la chance, une grande partie de ses femmes sont très heureuses aujourd'hui. Il n'empêche que l'ambassade de la Thaïlande a ouvert un service d'urgence dédié aux femmes pour qui l'histoire d'amour tourne mal...

Mais, si votre question sous-entend que parce qu'un homme ne peut pas s'acheter les services d'une prostituée dans la rue, il irait violer sa voisine, je pense que c'est plus compliqué que cela... Plusieurs facteurs expliquent cette augmentation des violences sexuelles. Parallèlement à la loi sur l'abolition de la prostitution, la justice a requalifié certaines violences en viols et l'accent a été mis sur la libération de la parole des victimes. Dans ce contexte, les femmes suédoises victimes d'une agression sexuelle osent peut-être porter plainte plus facilement que dans d'autres pays.

Plus largement, la prostitution a-t-elle des effets "pacificateurs" sur la société ?

Marie Elisabeth Handman : A mon avis oui : les hommes qui ne peuvent pas réaliser certaines pratiques, certains fantasmes auprès de leur femme ou de leur compagne, ne serait-ce dans bien des cas que la fellation, réalisent ces pratiques auprès de prostituées, moyennant quoi ils ne se sentent pas frustrés. Or la frustration est source de violences et notamment de violences conjugales. Il serait intéressant de savoir quelle part de frustration sexuelle entre dans le nombre incroyablement élevé de femmes qui, en France, meurent sous les coups d'un conjoint ou d'un ex-conjoint (une femme tous les deux jours et demi).

Je pense que la fréquentation des prostituées évite dans bien des cas des divorces (et les divorces sont toujours source de violences sinon physiques, du moins psychologiques). Et comme le disent de nombreux clients, mieux vaut aller voir une prostituée que prendre une maîtresse, car les maîtresses ont des exigences qui sont "prise de tête". On peut vouloir des à- côtés sans pour autant vouloir mettre fin à son ménage et à sa vie de famille. Or les maîtresses représentent un danger à cet égard.

De plus nombrede prostituées peuvent se vanter d'avoir sauvé des ménages par les conseils qu'elles donnent à leurs clients qui, d'ailleurs leur en sont très reconnaissants. On peut aussi penser à ces nombreux cadres d'entreprise, obligés de se montrer dominants dans tous les domaines et qui, chez eux "gèrent" femme et enfants comme des subordonnés, cadres qui, au dire des prostituées, se conduisent avec elles comme de petits enfants, tant ils ont besoin de décompresser. Et elles savent très bien les relaxer, car auprès d'elles ils n'ont pas à tenir leur rôle de dirigeant.

En Suisse, la prostitution est légale depuis 1942 et les "salons érotiques" (selon la terminologie helvète) sont légaux depuis 1992. Le modèle Suisse de légalisation est-il finalement plus efficace que le modèle suédois pour protéger les prostituées ? Peut-il inspirer le modèle français ?

Marie Elisabeth Handman :  Quelle efficacité cherche-ton ? Faire en sorte qu'aucune femme ne soit une "victime" parce qu'on part du principe qu'une relation tarifée est une relation victimaire ? Toutes les prostituées libres vous diront que dans la passe c'est elles qui dominent le client. Elles ne sont donc victime de personne et gagnent leur vie de cette manière, ce qui leur évite d'être victimes de patrons qui paient mal et éventuellement les harcèlent (moralement et sexuellement).

Tout d'abord, il n'y a pas UN modèle suisse : la prostitution est gérée au niveau des cantons. A Genève (que je connais mieux que les autres cantons) les femmes peuvent choisir de travailler en salon ou chez elles tout en racolant éventuellement dans la rue si les clients qui les connaissent et les appellent au téléphone se font rares. En principe les salons sont corrects du point de vue du partage des gains, la police, comme la justice, protège les prostituées. Certaines se sentent plus à l'aise lorsqu'elles sont prises en charge par un salon ; d'autres préfèrent leur entière liberté. Il y a aussi des hôtesses de bar, des escorts, et les relations avec les patrons de bar dépendent beaucoup de l'origine des prostituées (les étrangères et les trans étrangères sont parfois objet de violence - économique surtout -et ne peuvent se défendre, faute de papiers). Le système n'est peut-être pas toujours paradisiaque, mais il est nettement moins hypocrite que le système français. Les prostituées paient des impôts, mais ont droit à la retraite (en Suisse il n'y a pas d'assurance maladie autres que privées et bien sûr les prostituées y ont accès).

Pour que ce modèle inspire Madame Vallaud-Belkacem, il faudrait déjà qu'elle cesse de penser que tout acte sexuel tarifé porte atteinte à la dignité des femmes(elle ne semble guère s'intéresser à la dignité des garçons qui, pourtant, se prostituent aussi,soit auprès d'hommes, soit auprès de femmes !). Mais bien sûr, la liberté laissée aux femmes qui peuvent choisir leur mode de travail est à mon sens un modèle à suivre. Cela n'empêche pas de lutter contre la prostitution forcée, mais l'amalgame entre prostitution forcée et prostitution libre est, pour le coup, une véritable atteinte à la dignité des femmes. En France, beaucoup voudraient pouvoir travailler en cabinets sur le modèle des cabinets médicaux ; cela permettrait une plus grande sécurité que de travailler seule chez soi, et un partage des frais (loyer essentiellement). D'autres ne verraient pas d'inconvénient à travailler en salon, à condition que les termes des contrats ne soient pas léonins. Mais bien sûr cela suppose qu'on ne s'acharne pas à abolir la prostitution. Comme le dit Janine Mossuz-Lavau, autant essayer d'abolir la pluie...

Magnus Falkehed : Je ne connais pas bien le "modèle Suisse", mais en Allemagne où la prostitution a été autorisée et qui est un peu le contre-modèle suédois, les trafics et la prostitution illégale n'ont pas pour autant diminué. L'approche allemande ou suisse, est "hygiéniste". En Suède, l'objectif de la loi est de montrer que la prostitution n'est pas moralement acceptable.Cette loi est, avant tout, ce que l'on appelle en Suède "une loi d'attitude", c'est-à-dire une loi moralisatrice pour changer les mœurs. Et cet objectif a été clairement gagné. Aujourd'hui, l'opinion, qui en 1999 était dubitative, a clairement basculé. Aucun homme politique n'oserait revenir sur cette loi de peur de recevoir une gifle des électeurs.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Note  : cet article a déjà été publié sur atlantico (2012-11-08)

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