Propriété intellectuelle des médicaments : les âpres disputes commerciales pour l’aspirine à travers les âges<!-- --> | Atlantico.fr
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Marie-Morgane Le Moël publie « La petite histoire des grands médicaments : Comment la recherche a changé nos vies » aux éditions Autrement.
Marie-Morgane Le Moël publie « La petite histoire des grands médicaments : Comment la recherche a changé nos vies » aux éditions Autrement.
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Bonnes feuilles

Marie-Morgane Le Moël publie « La petite histoire des grands médicaments : Comment la recherche a changé nos vies » aux éditions Autrement. Depuis notre naissance jusqu'à notre dernier souffle, les médicaments nous accompagnent tout au long de notre vie. En un siècle, le monde est passé d'une dizaine de médicaments d'origine végétale à un système médical doté de milliers de traitements, même s'il a fallu pour cela oeuvrer à l'aveugle ou profiter de coups de chance. Extrait 1/2

Marie-Morgane Le Moël

Marie-Morgane Le Moël

Marie-Morgane Le Moël est journaliste. Elle a notamment publié « La petite histoire des grands médicaments Comment la recherche a changé nos vies » aux éditions Autrement.

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L’aspirine pose plusieurs questions très modernes, dont celle de la propriété intellectuelle des médicaments, thème revenu en force avec les vaccins contre le Covid-19. Bayer dépose rapidement un brevet revendiquant la propriété de l’aspirine. Or le laboratoire n’a pas stricto sensu inventé la formule chimique, déjà élaborée par Charles Gerhardt quelques dizaines d’années plus tôt, mais a mis au point une technique de production améliorée, et les autorités allemandes refusent de lui accorder le brevet. Qu’à cela ne tienne : d’autres contrées, comme la Grande-Bretagne et les États-Unis – un marché loin d’être négligeable –, moins regardantes, le lui accordent.

Les premières disputes commerciales ne tardent pas. Dès 1905, le groupe allemand doit défendre sa paternité lors d’un procès en Grande-Bretagne, face à un autre groupe allemand, Chemische Fabrik Von Heydeb, qui fait valoir que la formule développée par son concurrent n’est pas inédite. Après une âpre bataille, Bayer s’incline. « Ce serait une chose étrange et incroyable, et fort regrettable à mon sens, si après tout ce qui avait été fait et publié sur l’acide salicylique avant la date du brevet, une personne ingénieuse […] pouvait obtenir un brevet valide pour la production d’acide acétylsalicylique en tant que nouveau composé », expose le juge, comme le rapporte Diarmuid Jeffreys . En d’autres termes, le tribunal n’est pas dupe, et Bayer ne peut se targuer du monopole de cette formule chimique. Néanmoins, si cette décision laisse la porte ouverte à d’autres fabricants, ces derniers ne peuvent pas utiliser le nom « Aspirine » déposé lui aussi par Bayer, et désormais parfaitement identifié par les médecins et le grand public. Bayer avait beau avoir perdu au tribunal, dans l’esprit du plus grand nombre, il n’y avait pas de doute : l’aspirine de Bayer était bien le remède incontournable en cas de douleur.

En 1914, lorsque la Première Guerre mondiale éclate, Bayer est donc le principal producteur d’aspirine au monde. Et lorsque l’Allemagne est frappée d’embargo commercial par ses adversaires, ces derniers se retrouvent bien en peine pour s’approvisionner en cachets, d’autant que les autres gros producteurs sont eux aussi allemands – de quoi effectivement avoir mal à la tête. Les pays alliés se mettent donc à produire leur propre version de l’aspirine. Mais si fabriquer en petite quantité un produit pur, offrant toujours la même efficacité, est relativement aisé en laboratoire, cela s’avère beaucoup moins facile quand il s’agit d’en produire en quantité industrielle.

Pour ne rien arranger, l’industrie pharmaceutique se retrouve confrontée à une pénurie d’acide salicylique, nécessaire pour produire de l’aspirine : l’un de ses ingrédients, le phénol, étant aussi utilisé dans l’industrie des explosifs, mise sous pression par la guerre.

Pour l’industrie pharmaceutique, la Première Guerre mondiale constitue un tournant, incitant de nouveaux acteurs à s’attaquer à des marchés jusque-là largement contrôlés par les Allemands. Parmi eux, des Australiens, les frères George et Alfred Nicholas, fondent Australian-Aspirin, avant de rebaptiser leur produit Aspro et de déposer la marque en 1917. Il s’agit de répondre à une demande faite par les autorités australiennes, qui ont purement et simplement suspendu les droits de Bayer.

À la fin de la guerre, Bayer, sous le coup des représailles infligées aux nations vaincues, est intégré à l’IG-Farbenindustrie AG, un conglomérat d’entreprises chimiques allemandes, et perd tous ses brevets, ses médicaments, et son identité. Aux États-Unis, la spécialité « Aspirin Bayer » devient la propriété de la société américaine Sterling Products.

Au fil des décennies suivantes, Bayer réussit à racheter certaines de ses sociétés. Mais en ce qui concerne l’aspirine, la situation perdure et prend même une tournure étonnante. La Société chimique des usines du Rhône, qui avait commencé à vendre un peu d’aspirine sous le nom de Rhodine avant la guerre, change ce nom à l’issue du conflit en Aspirine Usine du Rhône… que Bayer acquerra par la suite. Désormais, dans les pharmacies françaises, on peut donc acheter de l’Aspirine du Rhône produite par… Bayer.

Extrait du livre de Marie-Morgane Le Moël, « La petite histoire des grands médicaments : Comment la recherche a changé nos vies », publié aux éditions Autrement.

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