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Profits historiques des entreprises contre dégradation des conditions de travail : pourquoi la révolte des salariés pourrait bien arriver prochainement
©FRANCOIS LO PRESTI / AFP

Bonnes feuilles

Tous les ingrédients sont en place pour une situation potentiellement explosive, d’autant que les État providence ne joueront pas éternellement le rôle d’amortisseur. Et si les salariés se révoltaient? Pour le moment, ils se contentent d’exprimer leur désarroi chaque fois qu’ils en ont l’occasion, dans les sondages d’opinion ou dans les urnes, sur fond de désenchantement démocratique et de vertige populiste. Extrait du livre de Patrick Artus et de Maire-Paule Virard "Et si les salariés se révoltaient", aux éditions Fayard (1/2).

Patrick Artus

Patrick Artus

Patrick Artus est économiste.

Il est spécialisé en économie internationale et en politique monétaire.

Il est directeur de la Recherche et des Études de Natixis

Patrick Artus est le co-auteur, avec Isabelle Gravet, de La crise de l'euro: Comprendre les causes - En sortir par de nouvelles institutions (Armand Colin, 2012)

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Marie-Paule Virard

Marie-Paule Virard

Journaliste et ancienne rédactrice en chef du magazine Enjeux-Les Échos de 2003 à 2008.  Elle a publié, avec Patrick Artus, à La Découverte deux livres à succès : "Le Capitalisme est train de s'autodétruire" (2005) et "Comment nous avons ruiné nos enfants" (2006).

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En France, comme dans la plupart des pays occidentaux, la condition salariale n’est plus ce qu’elle était. Depuis le tournant du siècle, la plupart des repères qui balisaient jusque-là notre vie d’homo economicus se sont évanouis les uns après les autres. Jamais, depuis des décennies, les salariés ne s’étaient sentis aussi fragilisés. Aussi malmenés. Embarqués qu’ils sont dans le grand dérangement planétaire. Et l’embellie de la croissance mondiale ne change rien à l’affaire.

Au fil des années, les travailleurs de France, d’Allemagne, des États-Unis, du ­Royaume-Uni et autres pays développés ont vu leur situation se dégrader insensiblement. Alors que les profits des entreprises atteignent des niveaux historiques, ils sont de plus en plus nombreux à joindre tout juste les deux bouts et à se retrouver démunis pour faire face à une éventuelle perte d’emploi. Leurs revenus ne progressent plus ou si peu, ils redoutent comme jamais le déclassement social, la précarité, parfois même la pauvreté pour eux-mêmes et pour leurs enfants, et, lorsqu’ils songent à l’avenir, beaucoup l’envisagent avec angoisse, dans le déchirement des grandes mutations.

Les salariés doivent en effet tout affronter en même temps. Accepter de voir leurs salaires bloqués et leurs emplois précarisés si leur entreprise essuie un coup de tabac, sans être pour autant récompensés par un partage plus généreux des profits lorsque le beau temps est revenu. Ils se sentent de plus en plus contraints, quel que soit leur niveau de formation, à accepter des emplois déclassés sans réel rapport avec leurs compétences et à subir ce que les experts appellent la « bipolarisation » du marché du travail, avec, d’un côté, une pléthore de jobs peu ou pas qualifiés, souvent précaires et/ou à temps partiel, qui ne cessent de venir grossir la cohorte des «  travailleurs pauvres  » et, de l’autre, une infime minorité qui rafle la mise. The Winner Takes It All (« le gagnant rafle tout  ») n’est pas seulement un tube du groupe pop suédois Abba, c’est aussi et surtout ce que deux économistes américains, Robert H. Frank et Philip J. Cook, dans les années 1990, ont théorisé: la WinnerTake-All Society (WTA Society). Traduction 2018 mise à jour par Oxfam : les 1% les plus riches accaparent aujourd’hui 82% de la richesse mondiale.

Pour les autres, tous les autres, ce sera beaucoup plus dur, comme aurait dit Coluche! Entre 65% et 70% des ménages des pays développés, soit entre 540 et 580 millions de personnes, ont vu leurs revenus stagner, voire baisser, entre  2005 et  2014, selon le McKinsey Global Institute. Les moins éduqués, en particulier les jeunes, sont les plus touchés. Quant à la part de la population qui vit sous le seuil de pauvreté (définie comme 60% du revenu médian après impôts et transferts), elle dépasse désormais les 15% dans l’ensemble des pays de l’OCDE.  De quoi nourrir la phobie des nouveaux concepts en « tion » – mondialisation, digitalisation, robotisation, ubérisation, paupérisation… – et faire rimer tous ces mots avec exaspération. Partout dans le monde, les classes moyennes et populaires occidentales sont malmenées comme jamais depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans la psyché collective, la peur de la régression et du déclassement à la fois individuel, scolaire, géographique, social, financier, mine à bas bruit le tissu social. Où la glissade s’arrêtera-t-elle? 

Comprendre les fondements économiques de cette colère qui mijote à feu doux

Tous les ingrédients sont en place pour une situation potentiellement explosive, d’autant que les État providence ne joueront pas éternellement le rôle d’amortisseur. Et si les salariés se révoltaient? Pour le moment, ils se contentent d’exprimer leur désarroi chaque fois qu’ils en ont l’occasion, dans les sondages d’opinion ou dans les urnes, sur fond de désenchantement démocratique et de vertige populiste. Mais il serait inconséquent de minimiser la souffrance collective, de prendre la colère qui monte à la légère. 

Dans cet ouvrage, nous avons voulu essayer de mieux comprendre les fondements économiques et sociaux de cette colère qui mijote à feu doux. Que doit-on entrevoir dans les évolutions que l’on observe depuis le début du siècle? Quels sont les nouveaux mécanismes à l’œuvre? Quelles sont les causes et les conséquences de la bipolarisation accélérée du marché du travail? La robotisation va-t-elle, oui ou non, tuer l’emploi? La théorie du « ruissellement » de la richesse des plus prospères vers les classes moyennes et populaires relève-t-elle de l’aimable plaisanterie ou d’une quelconque réalité économique? Comment se fait-il que la théorie schumpétérienne dite de « destruction créatrice » ne tourne plus tout à fait rond? 

Sur toutes ces questions et sur quelques autres, chacun pourra se faire son opinion. Mais une chose est sûre : s’il est indispensable de continuer à mettre en œuvre les réformes nécessaires à l’adaptation de notre économie et de notre modèle social au « nouveau monde » qui se dessine autour de nous, un tel projet ne peut être fécond et durable que s’il organise un meilleur partage des richesses et associe l’ensemble des acteurs à cette nouvelle (r)évolution du capitalisme. Pourquoi ne pas promouvoir un modèle européen continental qui se soucierait davantage des intérêts de l’ensemble des parties prenantes et pas seulement des actionnaires, comme c’est le cas dans le capitalisme anglo-saxon actuel? Face à l’ambition des capitalismes américain et chinois, il y a urgence à imaginer ce nouveau modèle européen, un modèle dont la philosophie et les objectifs correspondraient mieux aux valeurs collectives du continent. Un modèle suffisamment « inclusif » – comme on dit aujourd’hui – pour transformer l’exaspération qui gagne en une énergie collective assez vivace pour redonner confiance et espoir aux classes moyennes et populaires. En attendant, les salariés ont bien des raisons de se « révolter ».

Extrait du livre de Patrick Artus et de Maire-Paule Virard "Et si les salariés se révoltaient", aux éditions Fayard

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