Pouvoir, luxe... et justice sociale : où en est le rapport à l’argent des Français<!-- --> | Atlantico.fr
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Les Français vivent avec le sentiment d’une dégradation de leur pouvoir d’achat.
Les Français vivent avec le sentiment d’une dégradation de leur pouvoir d’achat.
©Reuters

De Cahuzac en Morelle

Avec son goût du luxe, et notamment des chaussures bien cirées, l'ancien conseiller de François Hollande Aquilino Morelle remet sur le devant de la scène l'une des contradictions de la gauche dans son rapport à l'argent. Cependant ce sont aussi tous les Français qui, de par leur héritage culturel, n'ont jamais été très à l'aise avec la notion de richesse.

Atlantico : En période de crise, et avec le pouvoir d'achat qui occupe depuis plusieurs années une place centrale parmi les préoccupations des Français, le rapport de ces derniers à l'argent a-t-il évolué ?

Boris Descarrega : Oui, le rapport des Français à l’argent s’est clairement tendu ces dernières années. Cela fait désormais plus de 10 ans que ceux-ci vivent avec le sentiment d’une dégradation de leur pouvoir d’achat et qu’ils subissent l’accroissement régulier des dépenses contraintes – notamment liées à la hausse du prix de l’énergie et de l’immobilier. La contrainte budgétaire ressentie par les Français n’a jamais été aussi forte : plus d’un quart des ménages se déclarent aujourd’hui contraints de vivre sur leurs réserves, voire en être réduits à contracter un crédit pour parvenir à boucler leur budget. De fait, la propension à l’épargne de précaution augmente et la sensibilité aux prix s’accroît. Les comportements d’achat malin se développent (le marché de l’occasion ne s’est jamais aussi bien porté), les dépenses plaisir se réduisent et lorsqu’elles sont engagées, elles sont de plus en plus fréquemment accompagnées d’une justification morale ou rationalisée.

Par ailleurs, les tensions autour des questions d’argent s’intensifient. Les salaires des dirigeants de grandes entreprises provoquent des polémiques récurrentes (Arnaud Montebourg a d’ailleurs déclaré la semaine dernière vouloir demander des comptes aux responsables des banques françaises quant à la hausse de leurs rémunérations, pointant du doigt « un système bancaire défaillant »). La question de l’impôt sur les plus hauts revenus est régulièrement remise sur le devant de la scène, ce malgré un intérêt strictement économique (en termes de plus-values fiscales) relativement limité. De manière plus générale, l’argent cristallise les fantasmes. Le mot « élites » prend progressivement une connotation négative et est repris en boucle, par les représentants de l’extrême-droite notamment, pour désigner une classe dominante unie qui privilégierait ses intérêts au détriment du reste de la population.

Selon un sondage TNS-Sofres, depuis la crise un Français sur cinq parle moins souvent d'argent qu'auparavant. Pourquoi cette défiance constante dans les esprits sur les questions d'argent en période morose ?

L’argent a toujours été un tabou dans la société française (un héritage culturel que l’on doit au christianisme notamment). La période qui a précédé la crise des subprimes semblait en effet marquée par un relatif recul de cette réticence à afficher des signes extérieurs de richesse et à parler d’argent. Force est de constater que la dégradation de la conjoncture qui a suivi a redonné une force nouvelle à ce tabou. Si l’on en croit Gilles Lipovetsky[1], c’est essentiellement la progression générale du niveau de vie, le fait que la majorité de la population accède au « minimum confortable », qui permettrait d’apaiser les tensions vis-à-vis des différences matérielles entre les individus. Quand la très grande pauvreté disparait ou devient extrêmement marginale, le train de vie des plus grosses fortunes parait relativement moins indécent. Or, les dernières années ont été marquées par la montée du chômage et l’appauvrissement d’une partie significative de la population. Avec la hausse des dépenses contraintes, les arbitrages des ménages ne portent plus uniquement sur des dépenses superflues, mais sur des postes budgétaires relevant parfois des besoins de base (l’alimentation, le chauffage, le logement…).

Ce qui choque n’est pas tant le niveau absolu des plus hauts revenus que l’écart relatif à une fraction de la population pour laquelle le « minimum confortable », que l’on pensait pourtant acquis depuis la fin des 30 glorieuses, tend peu à peu à s’échapper tandis que les dépenses somptueuses des plus fortunés ne cessent de battre des records et que l’industrie du luxe prospère (+7,3% par an depuis 20 ans)[2].

En outre, dans une société où la sphère marchande s’est étendue à l’ensemble des pratiques quotidiennes des Français, le manque d’argent est parfois associé à une marginalisation, une mise à l’écart de la société. Les études qualitatives réalisées sur le sujet montrent effectivement parfois une appréhension, voire une culpabilité à évoquer l’argent dans un contexte où celui-ci peut incarner une forme de domination sociale.

Rejetant en principe les valeurs matérialistes, les personnes se déclarant de sensibilité de gauche ont-elles, de leur côté, un rapport particulier à l'argent ? Y a-t-il une manière de droite ou de gauche de "vivre" l'argent ?

Les résultats des enquêtes révèlent des variations intéressantes concernant la relation à l’argent en fonction du positionnement politique des individus. La corrélation entre l’adhésion aux valeurs matérialistes et l’appartenance politique est en effet marquée. Les individus positionnés à gauche de l’échelle politique désignent ainsi moins souvent que les autres « l’argent, le confort matériel » comme faisant partie des valeurs essentielles dans la manière dont ils mènent leur vie (c’est d’ailleurs également le cas des centristes), à l’inverse des individus positionnés à droite de l’échelle politique qui sont significativement plus nombreux à soulever la place centrale de l’argent dans leur mode de vie. Il est par ailleurs intéressant de relever que c’est à l’extrême-droite que l’adhésion aux valeurs matérialistes est la plus répandue – un constat qui contribue à expliquer pourquoi les périodes de crise économique, durant lesquelles les angoisses quant aux conditions d’existence matérielles se cristallisent, sont historiquement favorables à la montée de l’extrême-droite.

Parallèlement, les valeurs liées à l’altruisme telles que « le partage, la solidarité » sont évoquées deux, voire trois fois plus fréquemment chez les individus positionnés à gauche de l’échelle politique, que chez ceux positionnés à droite.

Confrontés au choix entre « moins d’argent, mais plus de temps libre », « moins de temps libre, mais plus d’argent » ou « mon équilibre entre temps libre et argent me convient », les individus de sensibilité de gauche sont également significativement plus nombreux à opter pour moins d’argent mais plus de temps libre que ceux positionnés à droite de l’échelle politique. De manière plus générale, les électeurs de gauche affichent une propension à placer l’argent au centre de leurs objectifs de vie inférieure à celle des électeurs de droite.

Cette place secondaire accordée à la réussite matérielle au sein du système de valeurs contribue à expliquer la relation ambiguë que les individus de gauche développent à l’argent – à l’inverse des individus de droite qui positionnent l’argent très haut dans leur système de valeurs et qui affichent de fait moins de difficultés à assumer leur enrichissement personnel.

Aquilino Morelle, déclarait, pour se décrire "Je vis comme un bourgeois, mais je ne ferai jamais partie de la bourgeoisie." Pourquoi la gauche n'assume-t-elle pas l'aisance financière comme facteur de réussite, au point de générer d'insurmontables contradictions ? 

La gauche, ou du moins les hommes politiques de gauche, n’assumeront probablement jamais leur aisance financière, ce pour une raison simple : elle est contradictoire avec les fondements idéologiques mêmes de ce qui fait la gauche.

Certes, les frontières politiques entre la gauche socialiste et la droite de l’UMP tendent à se brouiller et, sur de nombreux points, les divergences semblent parfois relever du détail (en particulier en matière de politique économique, il suffit de constater le tournant « social-démocrate » pris par François Hollande en début d’année ou le plan de rigueur annoncé par Manuel Valls il y a quelques jours pour s’en persuader). Mais s’il demeure une différence idéologique fondamentale entre la gauche et la droite, c’est bien celle du rapport à l’argent et de la répartition de la richesse au sein de la société. La droite, poussée par les normes de marché et orientée vers un objectif d’efficacité économique, vise avant tout à favoriser les classes supérieures et les entreprises (considérées comme plus productives puisque plus à même d’investir ou de créer des emplois), quitte à accroître encore les inégalités. A l’inverse la gauche, tournée vers des considérations plus sociales, prône généralement l’idée d’une répartition plus équilibrée des revenus (au risque, selon certains, d’aggraver encore la situation économique).

Sans préjuger ici de la pertinence de ces deux approches, on comprend bien les contradictions évidentes qui résident dans le fait de prôner une idéologie égalitaire (qui conduit bien souvent à pointer du doigt les plus riches) alors que l’on est soi-même assujetti à l’ISF et que l’on fait partie des 1% de la population percevant les plus hauts revenus. Quand on sait toutefois que 61% des Français aspirent à gagner plus d’argent[3], il semblerait que la gauche ait tout à gagner à montrer que ce n’est pas à la richesse qu’elle s’attaque mais bien à la pauvreté.


[1]Lipovetsky G. (2006), Le bonheur paradoxal, Folio

[2] « Positionnement de gamme et compétitivité : les enseignements du secteur du luxe français », Paris School of Economics, décembre 2013

[3] Source : Enquêtes « Les Français et l’argent », TNS-Sofres, juillet 2012

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