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"Parler plusieurs langues offre la possibilité de diversifier ses sentiments d’appartenance."
"Parler plusieurs langues offre la possibilité de diversifier ses sentiments d’appartenance."
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You talkin’ to me ?

Anglais, espagnol, allemand, français... Les langues parlées par les polyglottes influencent directement leur personnalité.

Christiane Perregaux

Christiane Perregaux

Christiane Perregaux est  professeure honoraire à l'Université de Genève ([email protected]). "J’ai vécu pendant plusieurs années en milieu maghrébin à Marseille pour ensuite enseigner à Genève dans des classes d’école maternelle plurilingues. Ces terrains m’ont poussé à m’intéresser particulièrement à la pluralité des langues et des cultures, et leur rôle dans l’école et la société. Lors de mon entrée à l’université de Genève, j’ai étudié particulièrement le rôle du plurilinguisme dans les institutions scolaires et son influence sur les apprentissages et les interactions sociales. Nous avons développé en équipe des activités sociodidactiques favorables à la familiarisation des élèves monolingues et bilingues au plurilinguisme (Education et Ouverture aux Langues à l’Ecole – EOLE)."

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Atlantitco : Benjamin Lee Whorf, un linguiste américain décédé en 1941, a estimé que chaque langue encode une vision du monde qui influence radicalement ses locuteurs. Le fait de parler une, deux ou trois langue influerait donc sur nos personnalités. Cette donnée se vérifie-t-elle ? Parler plusieurs langues influence-t-il nos caractères ? Les différents types de structure de langues ont-ils un effet direct sur notre personnalité ou ces changements sont-ils seulement liés aux différentes cultures?

Christiane Perregaux : Dans l’hypothèse du relativisme linguistique de Whorf se trouve en effet le problème complexe de la constitution des langues entre transcendance et activité humaine. Les situations de migration que nous vivons actuellement ont transformé en terre d’immigration des Etats nations qui avaient décréter la trilogie peuple-état-nation comme une interdépendance naturelle dans laquelle la langue représentait la spécificité nationale. Or, actuellement, les liens entre langues et appartenances nationales et/ou culturelles se relâchent, se pluralisent et sont dit désacouplées [1].

En revanche, dans la réappropriation d’une pureté identitaire qui irait de concert avec une pureté de langues obsolète, d’autres pays du monde sont à la recherche d’un nouveau nationalisme où la langue ne pourrait être qu’unique et pure. Ce qui tient du fantasme ou de l’idéologie, sachant que la circulation des humains et de leurs biens développent les langues notamment par les emprunts qui proviennent d’autres langues (voir tomate et chocolat du nahuatl par l’espagnol – hasard et alcool de l’arabe, etc.) et donc que la pureté n’est qu’un leurre mais utilisée à des fins de pouvoir et d’exclusion. Si la ou les langues premières résonnent particulièrement dans l’affectif de chacun, cela ne veut pas dire qu’elle(s) n’en accepte(nt) pas d’autres qui vont diversifier les contacts humains des locuteurs et locutrices qui les parlent. Leurs expériences culturelles et identitaires vont s’élargir et s’hybrider mais les tensions ne sont pas absentes de ces changements. Parler plusieurs langues offre cette chance de pouvoir élargir ses relations sociales, connaître et s’approprier plusieurs spécificités culturelles qui changent au cours du temps et diversifier ses sentiments d’appartenance.

[1] Baier, L. (1997). A la croisée des langues : du métissage culturel d’Est en Ouest. Arles : Actes Sud.

Sommes-nous toujours plus influencés par notre langue maternelle ou pouvons-nous développer une identité plus proche d’une seconde langue et culture ?

La plupart des personnes ont un lien affectif particulier avec leur(s) langue(s) première(s) que l’on appelle souvent langue maternelle, bien que ça ne soit pas toujours la langue de la mère et qu’elle puisse être plurielle. La connaissance d’autres langues et d’autres contextes culturels ne met pas en danger la ou les langue(s) première(s) mais elle lui/leur donne un autre statut puisque c’est dans cette/ces langue(s) que chacun d’entre nous à appris à parler ; ce que nous ne faisons qu’une fois. Notre identité est également plurielle dans la mesure où elle est formée de différentes composantes qui vont s’élaborer et se modifier tout au cours de la vie. Il ne s’agit donc pas ici de penser à des états statiques et essentialistes mais à des déconstructions et reconstructions identitaires, culturelles langagières dynamiques.

Quels autres avantages les bilingues ou multilingues développent-ils grâce à leur capacité langagière ?

Les bilingues développent, selon les recherches canadiennes commencées depuis les années 1960, des compétences cognitives et sociales plus précoces que les bilingues. En effet, le bilinguisme développe une flexibilité mentale et une faculté de raisonnement favorisant la construction de concepts [2], une attention particulière à la langue et aux langues menant à des comparaisons et à des habiletés métalinguistiques (réflexion sur la langue).

Socialement, les personnes bilingues et plurilingues sont plus aptes à entrer en communication avec des personnes parlant d’autres langues et leur inhibition pour discuter dans une langue étrangère est beaucoup plus faible que chez les monolingues. Dans une recherche que j’ai menée dans les années 1990 sur l’apprentissage de la lecture par des enfants monolingues et bilingues de milieux socio-économiques modestes et favorisés, les résultats ont montré que les élèves bilingues de milieu favorisé étaient les meilleurs suivi des élèves monolingues de même milieu social, puis des élèves bilingues de milieux modestes et enfin des élèves monolingues de même milieu [3]. On voit donc ici le rôle du bilinguisme au niveau cognitif.

[2] Lüdi, G. & Py., B. (2001). Rtre bilingue.Berne, Lang..

[3] Perregaux, C. (1994). Les enfants à deux voix : des effets du bilinguisme sur l’apprentissage de la lecture. Berne : Lang.

A contrario, être multilingue peut-il avoir des répercussions négatives sur les individus, notamment dans la complète maîtrise de la langue ?

La mauvaise réputation du bilinguisme a disparu depuis près de 50 ans et les discussions sur la confusion mentale et identitaire que l’on pouvait attribuer aux bilingues à cette époque ainsi que la peur d’une mauvaise connaissance des langues parlées par les locuteurs bilingues ont laissé la place à de nouvelles recherches optimistes. Cependant, chez les bilingues dont la langue maternelle (ou première) est dévalorisée dans le contexte où ils vivent (voir la situation de nombreux migrants ou requérants d’asile), l’apprentissage de la langue seconde aura plus de difficulté à se développer pour des questions de non reconnaissance (de déni de la personne à travers la mauvaise représentation de leur(s) langue(s) première(s) qu’ils ressentent chez les autres). Chez les enfants, la loyauté familiale peut être un obstacle. C’est une question très présente dans les écoles où l’on cherche à développer des projets qui soutiennent les apprentissages en reconnaissant les langues familiales des élèves . Enfin, pour apprendre une, deux ou plusieurs langues, il est indispensable de les pratiquer dans des contextes variés. Le manque de pratique ou une pratique restreinte à certaines situations de vie (vie familiale, vie professionnelle presque exclusivement) peut être un obstacle à leur développement.

Pouvons- nous tous devenirs bilingues ou cette capacité à manier parfaitement une langue ou une autre est strictement réservée aux individus évoluant dans des milieux multilingues ?

Le bilinguisme est à la portée de chacun en fonction des besoins qu’il peut avoir. Aujourd’hui d’ailleurs, il y a plus de personnes bilingues que monolingues sur notre planète. La question qui se pose est de savoir ce que veut dire être bilingue.

Trop souvent, on croit qu’être bilingue, c’est connaître deux langues comme deux natifs, or de la même manière que nous n’avons jamais une connaissance achevée de notre langue première, il est rare d’en connaître deux ou plusieurs de façon identique. Selon les domaines, nous connaîtrons ou non les termes qui conviennent dans une langue ou une autre. Chacun, dans sa langue première est-il aussi à l’aise avec la théorie des particules qu’avec la diététique? Il en est de même avec le bilinguisme et le multilinguisme. On peut connaître une langue à l’oral et à l’écrit, en compréhension et en production et une autre en compréhension orale et écrite, la production étant moins employée. Une des langues sera plus développée dans la vie professionnelle alors que dans l’autre, les recettes de cuisine seront plus familières. A cet égard, le répertoire verbal de Gumperz (1989) [4] nous aide à prendre conscience des langues que nous connaissons ou qui ont traversé notre vie à certains moments. Il rassemble sur un continuum de vie toutes les langues avec lesquelles nous avons été en contact et que nous avons plus ou moins utilisées à certains moments de notre vie. Il se construit de toutes ces expériences langagières.

Le bilinguisme n’est bien sûr pas réservé aux personnes vivant dans des contextes plurilingues mais ces derniers favorisent l’apprentissage des langues par les interactions qu’ils proposent. On pourrait parler d’un bilinguisme d’usage (qui n’a rien à voir avec un bilinguisme fantasmé "dit parfait") qui va se développer dans la mesure des besoins sociaux des locuteurs et locutrices.

[4]  Gumperz.,J.(1989) Engager la conversation. Introduction à la sociolinguistique interactionnelle. Paris : Minuit.

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