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Pourquoi nous ne devrions surtout pas laisser tomber la Turquie ?
©ADEM ALTAN / AFP

Main tendue

La crise monétaire et financière qui déstabilise la Turquie peut-elle affecter la zone euro ?

UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Non, mais comment faire ? Les messages officiels venant de la Commission européenne disent que c’est la tâche du FMI. Ceux d’Allemagne se contredisent, mais on parle d’une ligne de crédit… le 28 août.  C’est évidemment le signal qui comptera, plus que la taille de la ligne. Bruno Le Maire reçoit juste avant, le 27, son alter ego (Barek Albayrak, par ailleurs gendre du Président) et déclare « La France continuera à soutenir toutes les entreprises françaises qui font du commerce avec la Turquie. C’est à nos yeux le meilleur moyen de renforcer ces liens économiques et commerciaux entre nos deux nations ». Ceci fait sens, sans être vraiment très précis. Alors Angela Merkel pourrait aider : le Président Erdogan est ainsi attendu pour une visite d’Etat en décembre, mais les marchés n’attendront pas. Est-ce que l’Allemagne va  agir avant, et la France avec elle ? La BCE ? Qui d’autre : la Russie, la Chine ? Et il y aura sans doute quelques conditions, plus ou moins confidentielles, à la clef dans cette opération. 

D’abord, le risque d’une récession turque existe, même s’il paraît encore lointain. Le PIB turc, estimé à 850 milliards de dollars en 2017, soit le tiers du PIB français pour une population de 20% supérieure à la nôtre, est désormais brutalement sous pression. Il ne devrait plus croître de 2% comme au premier trimestre, soit 8% en rythme annuel, avec une inflation officielle à 15,85% et des taux courts à 17,75%. Pourquoi ? Parce que le taux de change de la livre turque s’est effondré. Il faut actuellement 6,67 livres pour acheter un dollar (après un maximum passé à 7 le 13 août), contre 4,5 en juillet et 3,5 l’an dernier : une chute de moitié en un an, 40% depuis janvier, une faiblesse persistante. Cet effondrement peut lancer la spirale récessive bien connue : hausse de l’inflation importée et donc des taux d’intérêt à long terme, inquiétude des investisseurs et des consommateurs, fort ralentissement de l’activité et remontée du chômage, actuellement (et officiellement) à 9,7%. L’inquiétude est donc très forte en Turquie : l’indice de confiance vient de passer de 92,2 en juillet 2018 à 83,9 en août, bien loin des 104,9 de janvier. Et toutes ses composantes sont en forte baisse. 
Ensuite, la situation monétaire turque n’est pas isolée. Le peso argentin perd plus de la moitié de sa valeur depuis janvier, soit plus que le real brésilien (-20% quand même depuis janvier aussi), le rand sud-africain (-15%), la roupie indienne (-10%), le rial iranien (en chute terrible au marché noir), sans évidemment parler du petro vénézuélien. Le risque régional d’un approfondissement de la crise turque est donc très important, à la fois économique, financier et surtout militaire. Le risque monétaire mondial est aussi très sérieux, avec les devises des pays émergents de plus en plus sous pression et qui n’ont pas vraiment besoin de nouvelles pressions (trumpiennes ?) pour se lancer dans un effet domino global. 
Derrière cette crise monétaire turque, Donald Trump est à la manœuvre, demandant la libération d’un prêtre américain accusé d’espionnage. Face au refus du Président Erdogan, Donald Trump use alors de son arme favorite : la hausse des droits de douane à l’importation aux États-Unis de nombre de produits turcs, dont l’acier. Ils passent ainsi à 20%, inquiétant en fait les marchés des changes, les plus réactifs de tous. Et comme la monnaie turque baisse, Donald Trump augmente ses droits de douane de 20% supplémentaires ! Pour riposter, la Turquie relève alors de 140% ses droits de douane sur les boissons alcoolisées américaines, sans oublier les voitures et le tabac. Mais cette bataille des tarifs est évidemment inégale, compte tenu de la taille des deux… « alliés ». Surtout, l’économie turque est très dépendante, pour le financement de ses grandes entreprises, donc pour sa croissance, d’emprunts à moyen terme en dollars. Or la Banque centrale américaine monte ses taux depuis quelque temps, ce qui fait tendanciellement monter le dollar par rapport à la livre turque, ce à quoi s’ajoute la violente crise de change actuelle. Politique monétaire américaine, plus politique américaine tout court : la menace monte sur les entreprises turques qui auront à faire face à un remboursement accru de moitié, donc aussi sur les banques. La bourse turque perd 20% depuis le début de l’année. Et la Turquie ne « plie » pas.
Alors, pourquoi aider la Turquie ? Deux raisons. La première est que les marchés financiers demandent une forte hausse des taux d’intérêt en Turquie pour calmer la crise de change ce qui ne marchera pas. C’est, pour les marchés, une mesure « traditionnelle », à laquelle s’oppose le Président Erdogan, disant qu’elle menacerait la croissance du pays et « enrichirait les riches » (et profiterait aussi à ceux qui en fait veulent l’affaiblir). Mais il n’a pas forcément tort, quand on voit ce qui se passe en Argentine. Face à ses propres difficultés, ce pays a fait « tout ce qu’il fallait faire ». Il a demandé et obtenu 50 milliards de $ du FMI et monté ses taux à 60%, face à une inflation à 31% ! Mais ceci accélère la chute du peso ! Alors : aller au FMI et monter les taux d’intérêt ? Le Président Erdogan répondrait que, politiquement, il ne veut pas et que, s’il le faisait, l’exemple argentin montre que ça ne marche pas. Les marchés veulent désormais une réduction de la dépense publique en Argentine, bref la récession, ce qui est un risque politique élevé, et un désendettement en dollar en Turquie après un accord avec Donald Trump, ce qui est politiquement plus compliqué encore. 
Deuxième raison : dans ce contexte, une Europe qui ne fait rien est exposée à une détérioration de la situation en Turquie, elle qui garde dans ses camps et dans diverses villes environ trois millions de réfugiés surtout syriens. Où iraient-ils si, sa situation se détériore (sachant que l’Union européenne participe largement aux frais pour qu’elle les « garde »). Sans compter une montée des tensions des diasporas turques, notamment en Allemagne. Sans compter un problème d’échanges : la Turquie réalise 48% de ses exportations avec l’Union (75 milliards $) dont elle est le premier importateur à hauteur de 85 milliards (soit 37% de l’ensemble). L’Allemagne est le deuxième vendeur à la Turquie (21 milliards), l’Italie le cinquième (11 milliards) et la France le sixième avec 8 milliards (l’Iran suit avec 7), ce qui peut expliquer bien des choses aussi. Mais la Chine est le premier vendeur (23 milliards), ce qui la met dans le jeu économique (sans oublier la géopolitique bien sûr).
Au total, pour des raisons américaines sans doute destinées à affaiblir (indirectement) l’Iran, la crise monétaire et financière qui déstabilise la Turquie (dégradée à Ba3 par Moody’s, qui dégrade aussi 20 banques, et devenue Junk pour S&P), peut affecter la zone euro. L’affecter dans ses échanges, ses crédits et ses banques et plus encore par une reprise des migrations. C’est beaucoup de risques pour ne rien faire ; c’est évidemment compliqué de faire. Mais c’est peut être aussi le moment pour que la zone euro montre un peu d’indépendance stratégique, en commençant dans sa région.

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