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Pourquoi Marine Le Pen a raison sur le critère de recomposition de la vie politique qu'elle pressent (mais largement tort sur le fait que le FN pourrait en profiter seul)
©REUTERS / Yves Herman

Fin du clivage droite-gauche ?

Lors de son discours à l'issue des résultats du second tour des régionales, la chef du Front national a déclaré que, pour 2017, l'offre politique opposerait "mondialistes" et patriotes".

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, spécialiste de l'histoire de la philosophie politique.

Il codirige la collection "Le Nouveau collège de philosophie" (Grasset).

Il a notamment publié Tous paranos ? Pourquoi nous aimons tant les complots …  en collaboration avec Laurent Bazin (Editions de l’Aube, 2012) et vient de faire paraître Faire, ne pas faire son âge aux Editions de L'Aube.

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Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton est actuellement professeur à l'Université catholique de Lille. Il est également auteur de notes et rapports pour le think-tank GénérationLibre.

 

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Yves-Marie Cann

Yves-Marie Cann

Yves-Marie Cann est Directeur en charge des études d'opinion de l'Institut CSA.
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Atlantico : Lors de son discours à l'issue des résultats du second tour des régionales, Marine Le Pen a déclaré que pour 2017 l'offre politique se opposerait "mondialistes" et patriotes". Dans quelle mesure ce critère de recomposition de la vie politique vous semble-t-il valide ?

Pierre-Henri Tavoillot : Comme souvent l’analyse de Marine Le Pen est pertinente. Il s’agit là d’une de ces fractures françaises, trop méconnue, que le géographe Christophe Guilluy identifiait à juste titre dans l’ouvrage du même nom (2010). D’un côté, les territoires “mondialisés” : centres villes et banlieues, caractérisés par la mobilité et l’ouverture internationale ; de l’autre, la France périphérique, enracinée, oubliée des médias, méprisée des élites, dénigrée comme raciste. La montée du Front National est le résultat non seulement de cette fracture, mais surtout de son déni. C’est aussi la raison pour laquelle le Front National a pu “mordre” sur tous les courants politiques : sur la droite classique implantée dans les territoires et les terroirs, sur l’extrême gauche qui partage sa détestation de la mondialisation capitaliste, sur le mouvement souverainiste qui ne trouve aucun argument à opposer aux colères anti-européennes ou protectionnistes du clan Le Pen. Face à lui, on a une soupe idéologique qui fait l’éloge du métissage et du multiculturalisme, qui défend l’ouverture des frontières, les joies du communautarisme, tout en se posant en moralisateur anti-amalgame, anti-islamophobie, anti-racisme, … Ces deux pôles extrêmes se renforcent en se caricaturant. Entre les deux, la voie est pourtant claire : la mondialisation est un fait que l’on ne peut pas contourner et le patriotisme consiste aujourd’hui moins à la nier qu’à l’affronter. Or la France a les moyens d’être conquérante dans la mondialisation : et je ne vois pas en quoi la fuite ou le déni de cette réalité sera le moins du monde “patriotique”.

Mais le grand souci : c’est l’Europe. Ouverte aux quatre vents, dénuée de politique économique, de diplomatie, incapable de répondre aux attaques de manière coordonnée, ses disfonctionnements nourrissent à juste titre l’inquiétude des citoyens qui voient davantage sa bureaucratie tatillonne et son impuissance, que ses mérites (pourtant réels) et son potentiel exceptionnel. Première puissance économique, géant politique, l’Europe puissance que j’appelle de mes vœux sera le seul moyen d’augmenter la puissance française à l’âge global.

Raul Magni-Berton : Depuis quelques années Marine Le Pen avance l'idée que l'opposition politique principale se joue sur l'axe mondialisation/Europe contre souveraineté nationale. Dans l'état actuel des choses, il s'agit d'une exagération. Mais Mme Le Pen a raison de le répéter puisque, si cette question devenait centrale pour les électeurs, le FN bénéficierait certainement d'encore plus de voix. Ce qu'on peut observer à travers les enquêtes électorales dans plusieurs pays d'Europe est que les insuccès des partis de gouvernement profitent aux partis anti-systèmes seulement quand les électeurs pensent que la marge de manoeuvre de nos gouvernements est fortement réduite du fait des contraintes internationales. Plutôt qu'opter pour le parti d'opposition, ils choisissent alors les partis qui refusent d'accepter ces contraintes. Ainsi, moins les électeurs penseront que la politique se fait par les urnes, et plus ils voteront des partis comme le FN.

Yves-Marie Cann : Cette opposition entre « patriotes » et « mondialistes » n’a rien d’évident en soi. Elle témoigne avant tout de la volonté chez Marine Le Pen de confisquer ce terme à son profit dans le débat public, en l’opposant au reste du champ politique et plus particulièrement au PS et à LR.

En revanche, il est établi que le rapport au monde et plus particulièrement les perceptions associées à la mondialisation sont aujourd’hui un élément structurant du vote des Français. A ce titre, droite et gauche dominées par LR et PS incarnent pour beaucoup une vision mondialisée du monde, mais avec des nuances. Ainsi la gauche, fidèle à ses valeurs internationalistes, tend à davantage valoriser la mondialisation des échanges culturels, les opportunités qu’offre sur ce sujet la perspective d’un affaissement des frontières. A l’inverse, la droite valorise avant tout la mondialisation économique et ses opportunités pour nos entreprises. En face, les sympathisants FN se distinguent par une demande accrue de protection puisque de leur point de vue les risques associés à la mondialisation l’emportant nettement sur les opportunités. Cette aspiration à davantage de protection se manifeste sur deux dimensions clés : la défense de l’identité française et de son héritage judéo-chrétien et donc la dénonciation du multiculturalisme, et l’attente d’un protectionnisme économique dans le cadre des frontières nationales

Lundi 14 décembre, Jean-Pierre Raffarin s'est d'ailleurs positionné sur cette déclaration, et s'est identifié aux "patriotes d'ouvertures" par opposition aux "patriotes de fermeture". Quelles en sont les différentes nuances ? Comment les discours et les programmes des différents partis se structurent-ils autour de ce marquage, quelles en sont les différences tant sur les thématiques économiques, que sociales etc ?

Pierre-Henri Tavoillot : D’accord avec cette distinction, à ceci près que je refuserais aux “patriotes de fermeture” le qualificatif de patriote, car on sait ce qu’a donné la ligne Maginot … Mais il faut entendre et mettre clairement sur la table les critiques des “souverainistes”, notamment à l’égard du fonctionnement de l’Europe aujourd’hui. Elle est économique, mécanique, bureaucratique, mais elle n’est pas politique ; et il faut que les gouvernants — représentants des peuples — reprennent la main à tous les niveaux. Je crois qu’on peut être pro-européen en étant souverainiste, c’est-à-dire penser que la marge de manœuvre de la France augmentera grâce à l’Europe. A vrai dire, c’est même la seule manière sensée d’être européen — Mais, pour y arriver, il faut faire une critique radicale et constructive des évolutions de l’UE. Le projet Europa de Valéry Giscard d’Estaing, trop peu débattu, me semble la seule perspective plausible actuellement disponible. Il s’agit, selon lui, d’ajouter à l’UE des 28, à l’espace Schengen des 26, à la zone euro des 19, une autre Europe : un cercle “noyau dur” de 6 ou 7 pays prêts à s’engager dans un processus d’intégration budgétaire, fiscal et diplomatique accru. Ce cercle renouerait avec une “certaine idée de l’Europe”, c’est-à-dire avec quelque chose comme la civilisation européenne. Comment la définir ? Là encore, on peut avancer des idées simples et claires : c’est une civilisation à la fois chrétienne et laïque — laïque parce que chrétienne ; c’est aussi la civilisation de l’autonomie, qui a permis à tous les individus quels que soient leur classe, leur race ou leur sexe d’accéder à l’âge adulte et à une citoyenneté de plein exercice ; c’est enfin la civilisation de l’Etat-Nation, de la démocratie et de l’esprit critique. Ce n’est pas rien tout de même ! La tâche consiste à inventer la structure politique qui permette à cette entité culturelle majeure d’exister. Et, là, je ne vois cette question essentielle abordée dans aucun parti !

Raul Magni-Berton : Le terme "patriote" n'est qu'un slogan. Tout le monde est patriote, surtout lorsqu'il n'y a que les votes des compatriotes qui comptent. Mais si on traduit les expressions de Marine Le Pen et Jean-Pierre Raffarin dans des termes plus neutres, on peut aisément comprendre qu'ils disent la même chose. L'un est protectionniste (Le Pen) l'autre est mondialiste (Raffarin). Cette opposition est très marquée entre partis de centre-droite et d'extrême droite. A gauche c'est différent : les partis d'inspiration socialiste ont toujours défendu à la fois l'internationalisme et la protection sociale. Mais défendre les deux est une position difficile puisqu'il est plus aisé de concevoir une politique de solidarité lorsqu'on identifie une communauté au sein de laquelle cette solidarité s'exerce. Pour cette raison, le PS et ses alliés sont aujourd'hui moins crédibles pour offrir une protection à leurs citoyens. 

Yves Marie Cann : En politique expérimenté, Jean-Pierre Raffarin signifie avant tout à Marine Le Pen et à ses soutiens qu’ils n’ont pas le monopole du patriotisme et souligne à juste titre que l’on peut tout à fait être attaché à son pays, ses valeurs, son histoire, etc. sans pour autant prôner la fermeture au monde et donc des frontières. Jean-Pierre Raffarin s’inscrit ainsi dans la continuité d’une droite à la fois modérée, européenne et ouverte sur le monde.

Le « peuple » de gauche n’est pas insensible à la thématique du protectionnisme économique mais celui-ci doit alors s’inscrire dans un cadre européen et ne saurait s’accompagner d’une fermeture des frontières. La difficulté aujourd’hui pour la gauche vis-à-vis de larges pans de la population, c’est que l’Europe est avant tout perçue comme le cheval de Troie des excès et des dérives de la libéralisation des échanges économiques, lesquels fragilisent notamment les classes populaires. 

Le protectionnisme économique est d’ailleurs un point de différenciation majeur entre une grande partie de l’électorat FN et celui de LR qui perçoit la mondialisation des échanges économiques avant tout comme une opportunité. Toutefois sur le plan culturel, notamment à travers la thématique de la défense de l’ « identité française » ou des références à l’héritage judéo-chrétien, les porosités s’avèrent fortes entre les deux électorats.

Marine Le Pen sous-entend par-là que le Front national serait la seule formation politique à tirer partie de cette demande... Cela vous semble-t-il vraiment justifié ?

Pierre-Henri Tavoillot : Il me semble qu’après le 11 janvier puis le 13 novembre, le “patriotisme” a cessé d’être un monopole d’extrême droite : enfin ! Le retour du tragique dans l’histoire de France a permis de renouer avec la conviction qu’il y avait un socle non négociable de “valeurs” qui méritent d’être défendues et qui sont motifs de légitime fierté. C’est plutôt un bon signe qui témoigne d’une aptitude au sursaut de notre démocratie réputée “tardive” et lasse. Et il me semble que ce même patriotisme sera fatal à Marine le Pen lors de la présidentielle — je prends ici ce risque de prévision —, car je ne vois pas les Français accepter de donner d’eux-mêmes une telle image au monde. J’ose espérer qu’ils ont encore cette forme d’orgueil.

Raul Magni-Berton : Les partis politiques qui ont percé par une critique systématique des élites ne sont pas toujours d'extrême droite. En Grèce, en Espagne ou en Italie des partis de gauche ont réussi à percer par leurs intention de protéger les citoyens contre une trop forte dépendance de stratégies internationales qui leur enlèvent le sentiment de contrôler leur avenir. De même, les mouvements "altermondialistes" critiquent, de fait, la mondialisation telle qu'elle se développe actuellement. 

Mais il est vrai qu'en France c'est le FN qui a réussi a capter l'attention des électeurs qui souhaitent plus de protection. De plus, s'agissant d'électeurs à revenus modestes et plutôt isolés, il est plus difficile pour eux de s'organiser. Quand un parti arrive à coordonner ces personnes, il se crée un phénomène "boule de neige", un peu comme les réseaux sociaux. 

Cela n'empêche pas d'autres partis en France de s'adresser à cet électorat, comme par exemple, le Nouveau Parti Anticapitaliste.

Comment les autres formations politiques pourront-elles tirer partie de cette demande ? 

Raul Magni-Berton : Satisfaire une telle demande signifie changer d'électorat. Il faudrait également changer une bonne partie des cadres des partis, pour qui des enjeux tels qu'une forte redistribution ou une forte démocratisation du pays sont devenus irréalistes. Ces changements ne se font pas facilement. La tendance, actuellement, consiste plutôt à discréditer cette demande par des propos tels que "le protectionnisme conduit le pays à la catastrophe", ou alors "il est tout simplement impossible à mettre en oeuvre". Partout les partis qui portent un message protectionniste sont perçu comme des dangereux populistes. Ces stratégies pour le moment fonctionnent, et il est peu plausible que les partis traditionnels les changent.

Sur la durée, à quels regroupements entre les partis cela pourrait-il donner lieu ? Que pensez-vous d'une possible recomposition, autour d'un pôle plutôt réformateur et pro-mondialisation, qui ferait face à un pôle regroupant la droite dure et le FN, plutôt anti-mondialisation ?

Pierre-Henri Tavoillot : Pardonnez-moi, mais cette question d’alliances et d’affiliations ne me semble pas à la hauteur de la gravité des enjeux et des défis du moment. Pour l’heure, il ne s’agit plus de calculs politiques ; il s’agit d’idéologie ! Quelle est l’idéologie qui peut être portée pour à la fois répondre aux inquiétudes légitimes des Français enracinés et aux promesses d’une mondialisation apprivoisée ? Celle ou celui qui parviendra à tenir ensemble les deux dimensions emportera la timbale. Ce n’est pas simple, car il faut lutter à triple front, si je puis dire : à la fois contre le discours de ressentiment du FN ; contre la gauche moralisatrice qui trouve son unique cohérence dans la diabolisation de son adversaire ; et contre les égarements de la droite “classique” dépourvue de boussole. En même temps, ce désarroi généralisé peut être propice à l’émergence d’un axe clair. Je l’attends, je l’espère.

Yves-Marie Cann : Une telle recomposition de l’espace politique est possible mais elle supposerait que s’opère une « fusion des droites », sur les valeurs et l’identité plutôt que les enjeux économiques. A un niveau macro, les aspirations économiques et sociales des sympathisants LR diffèrent en effet assez sensiblement de celles de ceux du FN. Les premiers se prononcent majoritairement pour une ouverture accrue de l’économie française lorsque les seconds appellent à davantage de protection. Ces positions difficilement conciliables s’expliquent notamment par la structure sociologique de leurs électorats respectifs, le FN puisant ses principaux soutiens parmi la population active et plus précisément les catégories populaires lorsque LR recrute bon nombre des siens chez les plus âgés et donc les retraités en grande partie protégés des aléas économique grâce à notre modèle social.

Toutefois, dans l’hypothèse d’une recomposition du paysage politique, l’on pourrait imaginer la constitution d’un pôle réformateur atour de personnalités comme Manuels Valls et/ou Emmanuel Macron dont le positionnement sur de nombreux enjeux serait sans doute de nature à favoriser un rapprochement avec des personnalités issue du centre ou de la droite modérée. Attention toutefois à ne pas sous-estimer la capacité de résistance des organisations politiques existantes qui font régulièrement preuve de résilience face aux aléas politiques !

Si ce critère de recomposition tendait à être plus marqué, à quelle recomposition électorale pourrait-elle donner lieu, quels grands mouvements électoraux pourraient s'opérer ?

Yves-Marie Cann : Le principal point de clivage aujourd’hui en France n’est pas celui revendiqué par Marine Le Pen, à savoir qu’il y aurait selon elle des « mondialistes » opposés à des « patriotes ». De même, le distinguo opéré par Jean-Pierre Raffarin entre « patriotes d’ouverture » et « patriotes  de fermeture » me semble à la fois trop connoté et trop réducteur pour offrir une grille d’analyse opérante et donc efficace. Dès lors, la distinction entre « mondialisation heureuse » et « mondialisation malheureuse » (et donc entre les perdants et les gagnants) me semble déjà plus pertinente. Quoiqu’imparfaite elle aussi, elle permet de mieux rendre compte de la tripartition de l’espace politique auquel nous assistons dans les urnes depuis les élections européennes de 2014. Une tripartition sans doute provisoire, pouvant déboucher sur un réalignement des électorats et donc une recomposition de l’espace politique national.

Ce sont ainsi les catégories de population les plus exposées aux aléas économiques et donc les plus fragilisées par la mondialisation des échanges économiques qui basculent dans le giron du FN. Dès lors, ceux qui apparaissent objectivement comme les moins bien « armés » face à la mondialisation, les catégories populaires, sont aussi ceux qui votent le plus fréquemment pour le Front national. A l’inverse, les individus bénéficiant d’une meilleure situation économique et ayant fait des études supérieures disposent plus souvent des atouts leur permettant de tirer parti des opportunités offertes par la mondialisation, dans toutes ses dimensions. Poussée à l’extrême, cette ligne de fracture entre mondialisations « heureuse » et « malheureuse » pourrait être incarnée par deux camps : la première par le PS et ce qu’il reste de ses alliés traditionnels, la seconde par un FN à son zénith, la droite et le centre étant alors pris entre deux feux posant inévitablement la question de sa ligne politique pour l’avenir.

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