Pourquoi les refuzniks de la minute de silence post-Charlie ont perdu de la voix (sans disparaître pour autant)<!-- --> | Atlantico.fr
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Un manifestant "anti-Charlie".
Un manifestant "anti-Charlie".
©Reuters

Je suis muet

Suite aux attaques de ce vendredi 13 novembre, à Paris, peu de réactions négatives ont été exprimées. Cette fois, les jeunes des quartiers populaires s'identifient aux victimes, notamment à cette jeunesse qui était au Bataclan.

Jean Tillinac

Jean Tillinac

Expert en stratégies d’influence, Jean Tillinac a fondé le cabinet Antidox, spécialisé dans la stratégie de communication et l’opinion en ligne.

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Zohra Bitan

Zohra Bitan

Membre fondatrice de La Transition, Zohra Bitan est cadre de la fonction publique territoriale depuis 1989, ancienne conseillère municipale PS de l'opposition àThiais (94), et était porte-parole de Manuel Valls pendant la primaire socialiste de 2011. Militante associative (lutte contre la misère intellectuelle et Éducation), elle est l'auteur de Cette gauche qui nous désintègre, Editions François Bourin, 2014.

 
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Atlantico : Où sont passés ceux qui ne respectaient pas les minutes de silence, ceux qui considéraient que les dessinateurs de Charlie Hebdo l'avaient bien cherché ? Où en est la France de la zone grise, quel est son état ? 

Zohra Bitan : Le gouvernement a pris des mesures sur la charte de la laïcité, l’apprentissage des valeurs de la République dans les établissements scolaires. Il y a eu des mesures prises pour impulser cette dynamique. Mais ils n’ont pas d’effet. Ça ne repose que sur les enseignants qui sont déjà débordés par la concentration de problématique sociales dans les quartiers. Appliquer des valeurs et la laïcité dans des endroits où les enfants sont déjà abîmés par un certain nombre de problèmes, c'est compliqué. Le sentiment d’être français, l'appartenance à la nation, est quelque chose qui n'est pas intégré. Il n'y a pas d’évolution depuis janvier : toute la politique de la ville doit être réorientée, mieux adaptée. Le chemin est long, au regard de ce qui s'est passé depuis trente ans. Nous avons une politique en direction des quartiers qui les a exonérés de leur part d'efforts et qui n'a été que dans le paternalisme et le misérabilisme.

Les enfants des cités ne sont que les produits d'une politique. Elle a construit une déculpabilisation des uns et des autres de leur part d'efforts à la nation. Pour eux, la nation ne leur garantit pas l'accès au savoir, à la culture, à l'excellence, etc. Et de s'être contenté d'une politique médiocre, de bas niveau en direction des quartiers, le retour de manivelle est de cet ordre. Quand on voit un Premier ministre qui parle de stand-up et de hip-hop, ça en dit long sur l'ambition que l'on a pour ces gosses. Si on veut une politique forte, il faut accorder à ces gens de la dignité en considérant qu'ils sont capables aussi de recevoir, mais de donner aussi. Ceux qui réussissent dans les cités, ceux qui s'extraient de leur condition sociale, comme nous, deuxième génération, nous sommes la communauté nationale, nous ériger en héros c'est une stigmatisation supplémentaire. Il faut avoir une politique prioritaire sur l'éducation, le rôle et la responsabilité des parents, ressouder le lien familial, faire en sorte que les parents deviennent le premier maillon de la chaîne éducative. Il faut une politique du donnant-donnant, de l'effort et de l'accompagnement. Il faut arrêter de justifier les échecs de ces jeunes, simplement parce qu'ils viennent des cités.

Pourquoi, cette fois, peu de réactions négatives ont-elles été entendues ? Pourquoi personne ne semble s'être "réjoui" de ce qui s'est passé ?

Zohra Bitan : Cela prouve que dans les quartiers populaires, ils s'identifient à cette jeunesse qui était au Bataclan. C'est eux aussi. En effet, au Bataclan, il y a eu des victimes de tous âges, de toutes origines et de toutes confessions, il n'y a pas eu de tri. Il doit y avoir des épiphénomènes, notamment sur les réseaux sociaux. Mais, cette fois c'est l'effroi, c'est dramatique. Là, ils se rendent compte que eux-mêmes, ils auraient pu être parmi les victimes. Tout le monde s'est senti concerné.

Le plus urgent aujourd'hui c'est de ne plus être dans le déni ni la complaisance, ni dans la justification sociale. Il faut considérer outre les difficultés sociales que ces jeunes peuvent cumuler, ils ont un potentiel et ce potentiel doit leur faire faire leur part d'efforts. On ne peut plus les exonérer de tout car ils cumulent les handicaps. Il y a des gens dans les milieux ruraux qui sont aussi entourés d'handicaps. Il n'y a pas qu'eux. Aujourd'hui en France, il y a 6 millions de chômeurs, 10 millions en-dessous du seuil de pauvreté. On ne peut plus considérer la banlieue comme un territoire à part, avec des politiques à part et une citoyenneté à part.

Un groupe de sénateurs avait défendu 20 propositions "Faire revenir la République à l'école". Est-ce la solution ? Quelles sont les autres idées ? Quel travail devrait être fait auprès des familles de ces jeunes ?

Zohra Bitan : Il faut remettre les parents au centre de l'éducation de leurs enfants et mettre en face les mesures qui conviennent. Il faut réhabiliter les comités de soutien à la parentalité. Il faut des lieux où les parents puissent avoir de l'aide, du soutien dans l'éducation de leurs enfants. Il faut arrêter de tout confier à l'Etat et à l'école. Et en plus c'est tout bénéfice pour tout le monde : recréer du lien familial entre parents et enfants rend les enfants épanouis et une dignité pour les parents.

Il faut qu'il y ait des moyens donnés aux collectivités locales, qu'il existe des carnets de liaison parents-enfants qui circulent entre les différentes structures et que, à chaque fois, la priorité soit la même : demander aux parents de prendre leurs responsabilités sur l'éducation de leurs enfants et s'il n'y arrive pas, mettre des moyens pour qu'ils aient des structures soient aidés. Au lieu d'envoyer les vacances au ski ou à Eurodisney, l'argent peut être utilisé pour monter des comités de soutien à la parentalité, on redonne un statut de parents responsables auprès de leurs enfants. Il ne doit plus y avoir de fossés entre les deux. L'Etat doit retrouver son rôle d'accompagnateur à l'autonomie et à la responsabilité.

Quelles sont les différences entre la deuxième génération qui se sentait française et leurs enfants ?

Zohra Bitan : Nos parents n'étaient pas intégrés. Beaucoup étaient analphabètes et illettrés. Mais, pour la réussite de leurs enfants, ils n'avaient pas peur de nous apprendre à être français pour notre intégration sociale. Pour eux, c'était important. Ce qu'il avaient vécu en Algérie ou ailleurs, c'était leur vie et ils ne voulaient pas que leur vie devienne un boulet pour nous. Donc ils nous ont appris à aimer la France. Leur religion n'était pas visible, ils pratiquaient chez eux. Ils étaient musulmans pratiquants, mais ça ne gênait personne. Nos parents avaient le souci de notre intégration dans la société française.

Prenez mon exemple. Mes parents étaient illettrés, je ne suis pas pratiquante, mariée à un juif, né en Bretagne. Mes enfants ont choisi d'être musulmans. A la différence de ceux qui se radicalisent, je les ai éduqués. L'un est prof, l'autre est fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Ils aiment la France et ça change tout. La génération d'aujourd'hui a un problème supplémentaire de taille : le chômage. La discrimination à l'embauche est un fait réel. 

Mais, en même temps c'est un phénomène de vases communicants : ghetto, cité, déliquance. Ceux qui s'en sortent sont stigmatisés à cause d'une minorité agissante. Tant que l'on ne traite pas la majorité agissante, on pourrit la vie de la majorité silencieuse. Il faut punir. Et comme on les punit pas, tout le monde est puni. On laisse le Front national utiliser tout cela.

Lors des attentats de Charlie Hebdo, certains jeunes ne se sentant pas "Charlie" avaient réagi sur les réseaux sociaux, expliquant que les victimes l'avaient bien cherché. Qu'aviez-vous observé à l'époque comme réactions ?

Jean Tillinac : Le périmètre de nos analyses était concentré sur Twitter et Facebook : précision importante car il s'agit d'un type de discours qui a ses codes et qui ne peut en aucun cas être interprété hors de son contexte propre, de sa syntaxe, de son goût pour la dérision et la provocation. Plusieurs millions d'expressions avaient été relevées en quelques jours. Nous avions alors observé une réaction très ambivalente de certaines franges de l'opinion, dans des volumes relativement importants. 

Sur Twitter, dès le soir des attentats, il était ainsi possible d'anticiper les incidents observés dans les collèges et lycées quelques jours plus tard lors de la minute de silence. La France adolescente des banlieues, notamment, avait utilisé Twitter pour commenter entre soi l'événement, non pas comme un exutoire mais comme une micro agora, une cour de récré digitale. De "Oui, mais..." à "ils ont eu ce qu'ils méritaient", toute la palette des restrictions mentales était visible dès ce moment là. 

Ce qui était frappant, c'est qu'il ne s'agissait pas tant d'émotions que d'une volonté de "disserter", de montrer une capacité à articuler une vision autonome. D'où, aussi, le succès des sites et des thèses conspirationnistes pour montrer qu'on "ne me la fait pas".

On sait que toute violence se présente toujours comme une contre-violence, et les attaques de janvier avaient été très clairement vécues et analysées par certains sur ce mode, la violence initiale étant présentée comme celle des caricatures, avec tout ce qu'elles pouvaient représenter. Dans les semaines qui ont suivie, sur Twitter, nous avons d'ailleurs constaté l'hégémonie de cette rhétorique, en une sorte de compétition victimaire entre communautés.

Y a-t-il eu des réactions aussi négatives suite à ces attentats du 13 novembre ?

Jean Tillinac : Nous sommes encore en train d'analyser toutes les retombées, dont le volume est gigantesque. Pour la seule journée du 13, le volume d'échanges sur les réseaux sociaux est quasiment aussi important que lors des 5 jours de #jesuischarlie. Il s'agit donc encore d’analyses partielles.

Des tweets favorables aux attentats sont en tout cas visibles en ligne en ce moment même, avec une ligne éditoriale qui manifeste une bonne maîtrise des codes propres à ce média, notamment par un recours constant à l'humour, aux images détournées... Les scènes de panique suite aux fausses alertes ce dimanche ont été particulièrement moquées, avec mépris, reprenant un lieu commun du Twitter communautaire qu'est le "babtou fragile". Le recours des "pro-attentats" à un hashtag spécial en arabe (#ParisBrule) est plus rare, mais également visible. Pour autant, il est encore difficile de préciser s'il s'agit de cas exceptionnels d'adolescents provocateurs, ou de personnes réellement liées à des mouvances radicales.

Par ailleurs, plusieurs communautés se positionnent autour de l’événement avec un regard très critique sur son déroulé, mais sans manifester la moindre complaisance avec les auteurs. Critique, d'une part, du type de réaction de la population : on oppose les pancartes, les statuts Facebook et les bougies à la recherche de solutions que l'on voudrait plus "musclées", du moins plus adaptées à l'ampleur du phénomène. C'est la France qui se veut "réaliste" qui s’agace de la France "Bisounours". 

Critique, d'autre part, des élites et de leur "aveuglement" : la question de l'amalgame (parfois avec un hashtag, parfois orthographié "padamalgam" pour souligner le ridicule de l'expression) occupe une place de choix dans les rhétoriques. On note d'ailleurs que "Pas d'amalgame" est en train de supplanter "Chances Pour la France" dans la terminologie ironique de ce type de communautés, notamment sous forme de hashtags. 

Des stratégies politiques sont aussi à l'oeuvre : par exemple, les journalistes qui brocardaient en août dernier celles et ceux qui parlaient du risque terroriste parmi les réfugiés syriens sont interpellés avec des captures de leurs articles d'alors, et sommés de s'expliquer. Les messages sont alors d'une grande violence.

Est-ce plus dur de s’afficher avec le message “ils l’ont bien mérité” quand il s’agit de victimes d’un concert ?

Jean Tillinac : Clairement, les mécaniques en jeu lors de l'attaque de Charlie Hebdo n'ont pas fonctionné vendredi soir à l'identique. Seuls des individus très radicalisés ont pu présenter l'attaque comme une réponse aux événements en Syrie, à la politique étrangère de la France, voire aux exactions de la colonisation française. La dialectique subtile entre le "eux" et le "nous" était très différente de celle constaté après Charlie. 

Autrement dit, le niveau d'implication nécessaire à l'apologie de l'attaque contre la Bataclan et le Stade de France est évidemment très largement supérieur à celui qui a fait dire à des milliers de jeunes que les caricaturistes l'avaient "quand même un peu cherché". La prise de distance avec #PrayforParis est différente : elle adopte des stratégies discursives plus complexes et indirectes, et ne concerne pas les mêmes personnes. Surtout, elle préfigure les positionnements à venir, lorsque la politique intérieure reprendra ses droits...

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