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Pourquoi les livres pour enfants présentent une vision dangereusement édulcorée du monde (beaucoup plus dur) dans lequel ils devront grandir
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Adieu le réel

L'attentat d'Orlando n'est qu'un témoignage de plus de la cruauté et de la souffrance à laquelle nous pouvons être confrontés au quotidien. Pour autant, la société et ses récits tendent à s'édulcorer de plus en plus chaque jour.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : L'attentat d'Orlando n'est qu'un témoignage de plus de la cruauté et de la souffrance à laquelle nous pouvons être confrontés au quotidien. Pour autant, la société et ses récits tendent à s'édulcorer de plus en plus chaque jour. Et même les contes pour enfants sont progressivement vidés de toute notion de "mal". Quels en sont les exemples les plus éloquents et comment s'explique ce phénomène ?

Eric Deschavanne : Nos enfants sont à la fois surexposés et surprotégés. A travers les écrans, omniprésents, ils sont exposés. Il y a les JT, bien entendu, mais aussi internet et les jeux vidéos (qui mettent parfois en scène une violence crue qui n'a rien d'édulcorée). Le discours et les pratiques, en revanche, conditionnés par l'amour parental et la sacralisation de l'enfant, sont le plus souvent placés sous le signe de l'hyperprotection. Si on considère la production de l'imaginaire destiné aux enfants (littérature et dessins animés), on a le sentiment en effet de récits un peu niais qui présentent un vision totalement aseptisée de la condition humaine. 

Le principal problème de notre rapport à l'enfant est celui de la bonne manière d'articuler protection et éducation. Le but de l'éducation est l'autonomie. L'enfant doit apprendre progressivement à pouvoir se passer de la protection des parents pour se confronter directement aux problèmes et aux épreuves de la vie. L'éducation, autrement dit, c'est l'apprentissage de la réalité. Néanmoins l'enfant est un être faible et vulnérable, qu'il serait absurde de vouloir immerger dans la réalité du monde adulte au motif qu'il s'agit du monde dans lequel il est destiné à vivre. Les angoisses de l'enfant sont les mêmes que les nôtres : la peur de la mort, de l'abandon, de l'altérité; mais l'enfant ne dispose pas des ressources spirituelles pour y faire face. Il a profondément besoin d'amour et de sécurité. Le bien primordial à transmettre aux enfants est la confiance - confiance en soi, en l'autre, en la vie. C'est pourquoi les contes de fées sont des contes de fées. Bruno Bettelheim en a merveilleusement dévoilé les ressort dans sa fameuse "Psychanalyse des contes de fées". Le ressort principal est celui de l'identification de l'enfant à un héros faible au départ et qui triomphe, au cours du récit, de ses peurs et des épreuves qu'il traverse pour, en fin de parcours, parvenir à une situation stable d'amour et de sécurité.  Le conte de fée a donc une fonction sécurisante qui apaise les angoisses de l'enfant (notamment à travers le phénomène,  que je laisse de côté ici, de projection dans l'imaginaire de ses conflits psychiques internes). Il n'est cependant pas éduloré, sinon il ne pourrait sans doute pas toucher l'enfant. Les personnages auxquels se confronte le héros ne sont pas de simples méchants bonnasses aisément domestiqués, comme dans les dessins animés d'aujourd'hui, mais des monstres réellement effrayants : l'ogre manque de peu d'égorger le petit poucet et ses frères, et égorge réellement ses propres filles; le loup mange les deux premiers petits cochons, et il est du reste mangé par le troisième, etc. Le récit des trois petits cochons est formidable : il illustre parfaitement la fonction à la fois apaisante et éducative du conte de fée. Si l'enfant ne se formalise pas de la mort des deux premiers petits cochons (j'ai lu des dizaines de fois ce conte à mes enfants, je peux le confirmer), c'est que les trois petits cochons, sur le plan de l'imaginaire de l'enfant (qui n'est pas celui de la rationalité adulte) ne sont qu'un seul et même personnage, considéré en quelque sorte à trois étapes différentes de sa vie. A travers ce récit, l'enfant "apprend" d'une façon adaptée à son âge (pas à travers les catégories de la conscience) ce que signifie grandir, il apprend qu'il peut avoir confiance dans sa capacité à surmonter la menace intérieure (la pulsion) et extérieure (le loup symbolisant cette double menace); les premiers petits cochons, incapables de maîtriser leur recherche du plaisir, demeurent inadaptés au réel et meurent, tandis que le troisième déjoue les tours du loup, diffère autant que nécessaire, par ses efforts et son intelligence, le moment du plaisir, mais parvient au bout du compte (et du conte) toujours à ses fins. On tient là l'exemple "réussi" du récit pour enfant qui constitue une source de confiance et de sécurité sans édulcorer le rapport au réel. Le conte de fée est cependant l'oeuvre d'un génie inconscient (génie collectif, en l'occurrence, le produit d'une tradition). Il est sans doute difficile (il faut pour cela le génie d'un créateur) de reproduire ce type de réussites dans la production contemporaine (d'autant que le passage à l'audiovisuel est une donnée nouvelle, il nous paraît aujourd'hui inconcevable de mettre en scène sous la forme de dessin animé le loup dévorant les petits cochons ou l'ogre égorgeant ses filles). Lorsqu'il est question de littérature enfantine non édulcorée, il est souvent question, en fait, de moraline et de politiquement correct. Or, si les personnages des récits pour enfants doivent être sans ambiguïté, ce serait une erreur de penser, estime Bettelheim (et je le suis sur ce point) que ces récits doivent être moralisateurs. Le problème principal de l'enfant n'est pas de savoir ce qu'il doit faire (il sait qu'il doit obéir aux attentes des adultes, et cela suffit) mais d'avoir confiance dans sa capacité à pouvoir le faire (il est habité par la peur d'être dominé par ses pulsions, et de ne pas être en mesure de satisfaire ces attentes). La fable moralisatrice (la cigale et la fourmi, par exemple, comparable par son thème au conte des trois petits cochons) peut être source d'angoisse chez l'enfant (qui va s'identifier à la cigale, être de désir, plutôt qu'à la fourmi, qui n'est qu'un surmoi sur pattes). Le problème moral de l'enfance est celui de l'apprentissage de la maîtrise de soi. L'efficacité du conte de fée, à cet égard, tient au fait qu'il associe la confrontation au problème et la sécurisation psychologique : à travers l'identification au héros, l'enfant se confronte avec la présence du mal en lui (les pulsions), et il apprend qu'il est possible d'en triompher; il comprend que "grandir", c'est apprendre à maîtriser ses pulsions et ses désirs.

Quel impact cette volonté de gommer les aspérités de la vie peut-elle avoir sur les enfants et sur leur développement, quand ils sont confrontés à la vie réelle ? Quels risques en découlent d'un point de vue social ?

Le conte des trois petits cochons fournit le type idéal  à la fois du récit éducatif adapté aux enfants et de la pratique éducative elle-même : l'idéal est d'éduquer à la réalité sans plonger l'enfant dans l'angoisse, de cultiver la confiance (en soi et en la vie) sans donner une vision fausse et édulcorée de la vie, ce qui pourrait conduire l'enfant à éprouver un sentiment d'impuissance et de désespoir au moment où il sera confronté à la réalité. Les risques inhérents au bain d'amour rose bonbon dans lequel nous plongeons nos enfants, il suffit d'observer les pathologies de l'adolescence pour en prendre la mesure – même si l'interprétation de celles-ci n'est pas chose aisée (d'autant qu'elles ont souvent pour origine, à l'opposé, le manque d'amour et de sécurité durant la prime enfance) : l'augmentation des dépressions, qui ont pour fondement l'auto-dépréciation de soi et le sentiment d'impuissance face aux démons intérieurs et aux défis extérieurs, a peut-être en effet pour racine la brutalité de la "chute" dans le monde réel que constitue l'entrée dans l'adolescence, quand l'individu réalise plus ou moins consciemment que la société n'est pas le père noël, ou que l'amour et l'attention des autres ne sont pas garantis. Sans trop extrapoler, je crois qu'on peut affirmer que le risque social est celui d'un empire de la dépression dans un monde où la symbolisation ne remplit plus l'abîme qui sépare d'une part les petites ou grandes tragédies de la vie réelle, et d'autre part le monde de l'enfance, qui est aussi le monde imaginaire euphorisant produit par les industries du divertissement.

Les récits pour enfants ne sont pas les seuls touchés par ce phénomène : de nombreux films hollywoodiens suivent cette tendance à l'édulcoration (absence de sexe, violence rendue "indolore"...). Comment expliquer un tel contraste avec les images dévoilées par nos JT, et celles qui s'échangent sur Internet ? 

La cinéma hollywoodiens a imposé la norme de l'industrie cinématographique contemporaine, le règne quasiment sans partage de la comédie, du happy end. Les bons films sont des contes de fée pour adulte : ils ont une vertu euphorisante, et nous permettent de sortir du cinéma optimistes et confiants dans la vie. Le problème est que nous sommes des adultes, et non plus des enfants. L'opposition entre l'imaginaire éculcoré (absence de sexe et de violence) et l'imaginaire pornographique (exhibition du sexe et de la violence) me paraît devoir être relativisée. Dans les deux cas, la production de l'imaginaire me paraît obéir à la logique de la production des rêves tel que Freud la concevait : le rêve, estimait-il (mais la théorie est applicable à la production de l'imaginaire) est la satisfaction symbolique d'un désir frustré. Ce qu'apporte les comédies comme la pornographie. Les jeux vidéos pour ados sont parfois d'une violence extrême. Sans porter de jugement moral, on peut faire observer que le succès de ces jeux, comme des films qui mettent en scène la violence, doit pouvoir s'expliquer par le fait qu'ils offrent un débouché symbolique à des pulsions qui sont en nous. Cette fonction "cathartique" n'a cependant aucune valeur éducative en soi. La valeur éducative de l'art réside dans sa capacité à jeter un pont entre les sens et le sens, ou entre le monde extérieur et l'intime - ce qui est intérieurement ou subjectivement éprouvé. La mise en scène de la violence et  du sexe, ce n'est pas la confrontation avec les aspérités de la vie, avec le réel. Les images du JT non plus du reste : si elles peuvent choquer la "sensibilité", c'est qu'elle lui restent en quelque sorte comme extérieures, comme irréelles pour un spectateur qui ne réalise pas vraiment ce qu'il voit. L'oeuvre d'art est réussie, en revanche, lorsqu'elle réussit à toucher les esprits et les coeur, rendant vraiment réel, éprouvé comme tel, un aspect de la condition humaine ou de la vie intime. Le cinéma ne remplacera à cet égard jamais la littérature, qui lui est sur ce plan infiniment supérieure (à moins bien sûr que la littérature ne soit que du récit cinématographique écrit). Rares sont les films qui inclinent à la réflexion sur la condition humaine ou sur notre réalité intime. Cette dichotomie est sans doute valable pour la production de l'imaginaire à destination des enfants : la littérature contemporaine et les dessins animés pour enfants ont une fonction vaguement divertissante; rares, cependant, sont les oeuvres dotées d'une valeur éducative aussi puissante que celle des contes de fées qui ont traversé les siècles. 

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