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Pourquoi le monde va beaucoup moins mal que ce que votre cerveau vous suggère
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Noir c'est noir

Magnifiés par les réseaux sociaux, nos biais de pensée ont tendance à augmenter nos craintes concernant le monde qui nous entoure.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : Quels mécanismes peuvent nous pousser à axer notre pensée de façon négative ou à rechercher le pire? Tout le monde réagit-il de la même façon ?

Nathalie Nadaud-Albertini :Selon un article du département de psychiatrie de la faculté de médecine de l’université de British Columbia [https://psychiatry.ubc.ca/2018/09/07/dr-p-reiner-featured-in-the-wall-street-journal-the-world-isnt-as-bad-as-your-wired-brain-tells-you/], deux mécanismes nous poussent à axer notre pensée de façon négative voire à rechercher le pire : le biais de disponibilité et le biais de confirmation.

Le premier a été décrit pour la première fois par les psychologues Amos Tversky et Daniel Kahneman en 1973. Il s’agit de la tendance à penser que ce dont nous avons entendu parler récemment est plus courant que ce qu’il ne l’est en réalité.

Le deuxième est une tendance à rechercher des informations qui confirment nos vues, confortent nos opinions, de telle sorte qu’au fil du temps on s’enferme dans une ligne de pensée qui, à force de ne plus être mise en débat, peut confiner aux préjugés et nous confiner dans une vision du monde totalement hermétique à ce qui est autre et différent.

Est-ce à dire que tout le monde réagit de la même façon ? Non, si on a conscience et connaissance de ces biais cognitifs, on a la possibilité de les endiguer en allant à l’encontre de nos penchants. En effet, avoir conscience de ce phénomène c’est aussi avoir conscience de ses dangers qui consistent à ne pas confronter nos opinions à des opinions différentes et à prendre ainsi le risque d’appauvrir considérablement notre perception du monde.  

Quelle est la part de responsabilité des médias et les réseaux sociaux ?

Les réseaux sociaux ont leur part de responsabilité, car ils fonctionnent à l’aide d’algorithmes qui proposent à un utilisateur des contenus similaires à ceux qu’ils consultent déjà. Ce faisant, ils tendent à affaiblir le processus par lequel chacun forge ses idées et ses convictions. En effet, que l’on débatte à plusieurs ou que l’on réfléchisse dans son for intérieur, on procède toujours de la même façon : on se penche sur plusieurs façons de penser, on les examine tour à tour, on les confronte entre elles, en tentant de cerner leurs points forts, leurs points faibles, les bénéfices que la société et tout un chacun peut en retirer, ou inversement ce qui semble potentiellement nuisible. Avec les suggestions de contenus, on perd l’accès à une diversité de points de vue, et en même temps on perd la capacité à les confronter.

Le risque est alors de perdre son esprit critique, et à terme la conscience de l’aliénation sur laquelle débouche la perte de l’esprit critique. En cela, on tendrait à rejoindre la conclusion des philosophes de l’École de Francfort.

Commençons par rappeler rapidement cette théorie. Il s’agit de l’idée selon laquelle la rationalité instrumentale du capitalisme industriel enfermerait les individus dans une dialectique du divertissement et de la résignation, liée au besoin de compenser la trop grande contrainte s’exerçant dans le travail. En effet, pendant leurs heures de loisirs, les individus chercheraient à échapper à la conscience de leur domination et de leur résignation à cette dernière en consommant les produits de la culture de masse. Ce prolongement du travail dans le divertissement signerait l’arrêt de mort de toute conscience de classe, de toute autonomie, de tout esprit critique, et par ce biais aliénerait totalement l’individu en lui faisant perdre jusqu’à la conscience de son aliénation.

La similitude entre les deux approches réside dans le fait que les médias, sociaux ou non, proposent au consommateur des contenus n’intégrant que les catégories qui lui conviennent, et ce faisant l’enferment dans une vision du monde dont il finit par ne plus pouvoir sortir en perdant jusqu’à la conscience qu’il peut en exister une autre. En cela, la logique marchande des médias signerait l’arrêt de mort de tout esprit critique.

La différence entre ces deux approches se situe essentiellement dans le fait que la théorie de l’École de Francfort est bien plus ancrée politiquement et historiquement que ne l’est la réflexion sur les risques des news feed, la première se situant dans un prolongement direct des travaux de Marx. 

Y-a-t-il moyen de modifier cette perception ?

Oui, bien sûr, il existe un moyen de modifier cette perception : l’éducation aux médias, dès le plus jeune âge, et tout au long de la vie. C’est, en effet, l’éducation aux médias qui fait prendre conscience du caractère fondamental de la confrontation des idées. Et surtout, elle donne l’habitude et le goût de le faire, tout en fournissant le savoir nécessaire à l’exercice d’un débat éclairé. En cela, elle permet à tout un chacun de former et d’exercer son esprit critique.

Pour cela, elle doit, à mon sens, insister sur le fait qu’il convient de se garder de tout excès dans la conscience du phénomène. En effet, le risque d’un manque de modération dans cette perception est de tomber dans une sorte d’élitisme égocentré qui consiste à considérer les contenus médiatiques dans une logique de dénonciation systématique, voire de dénonciation a priori, dont le plaisir est de supposer que les autres sont inévitablement dupes de ce dont on n’est pas dupe soi-même. Ce qui revient à s'enfermer en refusant a priori de se confronter à une vision du monde différente de la sienne, autrement dit à retomber dans la logique contre laquelle on souhaite se prémunir.

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