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Pourquoi le maillon faible allemand pourrait permettre aux Etats-Unis de gagner une guerre commerciale contre l’Europe
©AFP

Causes et conséquences

L’orgueil précède la chute, c’est bien connu. Le manque d’imagination, aussi.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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L’Allemagne a un sacré atout, une structure décentralisée d’entreprises de taille moyenne, familiales, manufacturières, pointues, et largement autofinancées, plutôt haut de gamme et pas trop embêtées par l’Etat (enfin, moins que chez nous). Le reste du « modèle » est franchement pourri (cogestion en déclin, banques régionales néo-mafieuses, peu de productivité dans les services), voire carrément inquiétant (sortie du nucléaire ruineuse et hypocrite, démographie déséquilibrée), mais bon, tant que le poumon industriel arrose, et tant que la Bundesbank garde le contrôle de l’euro, l’Allemagne ne semble pas prête de perdre son leadership sur l’Europe, d’autant qu’elle n’en paye pas vraiment le prix (en cas de crise : prêteur en dernier ressort, importateur en dernier ressort) ; et ce ne sont pas les manipulations protectionnistes de Trump qui changeront cet état de fait : certes, les exportations représentent 50% du PIB outre-Rhin, et cette part est sans cesse croissante, mais d’une part les exportateurs teutoniques sont bien orientés vers les zones en croissance (Asie) ou vers les zones captives (Euroland), d’autre part les BMW qui se vendent aux USA sont fabriquées en Caroline du Nord ou dans l’Alabama, pas à Stuttgart. Idem avec les gesticulations de Poutine (3% du PIB mondial, c'est-à-dire le Brésil) : il a besoin des machines des allemands au moins autant que ces derniers ont besoin du gaz, tout cela devrait se tasser, et dans le pire des cas ce n’est pas la grande menace véritable contre le cœur manufacturier germanique ; alors laissez-moi vous présenter la nature de cette vraie menace : les preuves manquent encore un peu, certes, mais si elles se précisent cela pourrait aller très vite, très loin, et les allemands regretteront alors mais un peu tard ces dernières années, les années Merkel d’insouciance, de distribution de leçons et de réformes sur le papier.

Prenez un secteur a priori interdit aux nouveaux entrants, avec des barrières technologiques et politiques très fortes, archi-risqué, et bien occupé depuis longtemps par des légions d’ingénieurs à la pointe de la pointe. La tyrannie du statuquo devait y être éternelle. L’espace.

Elon Musk a sauvagement disrupté le secteur en moins d’une décennie, à partir de rien, radicalement, et pour longtemps, sans même y mettre toutes ses billes (Tesla…) et sans subventions (les journaleux qui évoquent le contrat de 2008 avec la NASA n’ont pas compris que c’est Musk qui a fait un cadeau inespéré à la NASA plutôt que l’inverse : 10 capsules Dragon réutilisables valent bien 1,8 milliards, et de toute façon l’alternative pour ravitailler l’ISS était de passer par des russes ou par les quatre fois plus coûteux Boeing&LockeedMartin, c’est d’ailleurs un cas très rare et donc très étudié partout de bon partenariat public-privé). Si Musk a pu prendre 60% des parts de marché des lanceurs commerciaux, en cinq ou 6 ans, au nez et à la barbe d’Ariane et de Proton, avec une technologie réutilisable que nous ne maitriserons pas avant 2030, avec des réductions de coûts proches de la science-fiction (trois fois moins de personnes, pas sous-traitants, et bientôt la BFR vers Mars), s’il a pu faire voler en février dernier une fusée aux capacités FABULEUSES alors que nous attendons encore l’Ariane 6 pour 2020 (le 1er vol de l’Ariane 5 remonte à 1996 !) et qu’elle est déjà dépassée comme un Tamagotchi ou un minitel, bref si Elon Musk est capable de tout ça, de ringardiser la crème de la crème des ingénieurs par un changement drastique des règles du jeu, qu’est-ce qui l’empêcherait de disrupter, par ses batteries et par ses voitures électriques, le cœur du tissu productif allemand, le matériel de transport, 40% des exports germaniques, 16% du PIB annuel outre-Rhin, le diésel pépère et les syndicats de Volkswagen ?? Vous ne voyez pas se profiler un scénario à la Eastman Kodak si Tesla ou un autre acteur aux dents longues arrive à se plugger à de l’intelligence artificielle ou à la 5G pour démolir les acteurs installés (qui se trouvent être souvent allemands et très conservateurs) ?

Evolution des exportations allemandes de véhicules et part de l'industrie automobile dans le PIB

L’Allemagne a mis tous ses œufs dans le même panier en aluminium. Son exposition à la filiale auto ressemble à celle de la Finlande vis-à-vis de Nokia en 2007, et on sait comment cela peut se terminer. Ses acteurs sont anciens, confortablement installés, très concentrés, versés dans la comitologie et le risk-management, pas du tout préparés à aller au-delà des innovations incrémentales. Le danger, pour eux, n’est pas tant un rétrécissement politique (d’ailleurs assez improbable) du commerce international qu’un changement technologique radical qu’ils n’ont pas vu ou pas voulu et que les lignes Maginot traditionnelles ne pourront endiguer (quel acteur européen a mis 4 milliards sur la table pour une usine géante de batteries ? restent deux chinois et Musk,… alors échec&mat si la voiture électrique taille la route).

OK, me direz-vous, c’est un peu de la science-fiction. Mais c’était de la science-fiction d’imaginer AlphaGo (Deep Mind) martyriser l’être humain au jeu de Go en si peu de temps. De la science-fiction d’imaginer Amazon valant deux fois WalMart, ou Tesla quatre fois Peugeot (alors que ni les profits ni les dividendes ni les rachats d’actions ne sont là). De la science-fiction d’imaginer une caravelle réutilisable fabriquée par une entreprise plutôt qu’une fusée jetable fabriquée par 25 nations et 850 sous-traitants (désignés au prorata de l’origine des fonds dans les budgets de l’agence spatiale européenne) (ci-dessous, la structure industrielle d’Ariane 6, qui ressemble à sa structure financière ou au Board de la BCE et du Soviet Suprême). De la science-fiction, oui, mais comme l’Histoire du Futur de Robert Henlein où un entrepreneur est à l’avant-garde pour rendre l’humanité interplanétaire, de la science-fiction comme Isaac Asimov qui imaginait une Fondation « plan B » comme une assurance globale, de la science-fiction comme pour internet, le pétrole de schistes US, les biotechs, les journaux gratuits, les taux négatifs, le QE, la montée de la Chine, et j’en passe.

Ariane 6, principaux éléments d'organisation industrielle

Les Allemands sont pragmatiques, dit-on ; en tous les cas, leurs décideurs privés et publics n’aiment pas trop la SF (leur meilleur allié a déclaré, il y a peu, a propos d’un projet à peine ambitieux de réforme des institutions européennes : « si on a des visions, il faut aller voir le docteur » ; je ne fais que citer le premier ministre des Pays-Bas !!).

Et c’est à mon avis ce manque d’imagination, que l’on a vu dans le domaine monétaire et qui concerne en fait toutes leurs autres marques de fabrique, qui menace de les tuer dans les années 2020.        

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