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Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national : le tabou de la souveraineté nationale et populaire
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Bonnes feuilles

Le constat est douloureux, mais irréfutable : malgré le succès de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2012, le Front national réussit bien mieux que le Front de gauche à capter le mécontentement populaire. Pourquoi ? Extrait de "La Gauche radicale et ses tabous" (2/2).

Aurélien Bernier

Aurélien Bernier

Figure du mouvement altermondialiste et écologique, ancien membre du conseil d'administration d'ATTAC et du Mouvement politique d'éducation populaire (MPEP), Aurélien Bernier collabore au Monde Diplomatique. Auteur de sept livres, dont Le climat, otage de la finance (Mille et une nuits, 2008), Comment la mondialisation a tué l'écologie (Mille et une nuits, 2012), et La gauche radicale et ses tabous (Seuil, 2014)

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Jusqu’au milieu des années 1990, la gauche radicale était profondément divisée sur la question de la souveraineté nationale. Dans la tradition communiste, le progrès social est fondamentalement lié à la Nation, dans la droite ligne de la conception des révolutionnaires de 1789. Les trotskistes, à l’inverse, ont pour la plupart toujours été méfiants, voire hostiles, à défendre la Nation, par crainte du nationalisme. Ces visions opposées sont profondément ancrées dans l’histoire des deux mouvements : à l’inverse de Staline, qui voulait concentrer son action sur « la Révolution dans un seul pays », Trotski visait d’emblée une révolution internationale.

Longtemps, cette question de la souveraineté nationale fut l’un des nombreux enjeux de luttes entre trotskistes et communistes. Au début des années 1980, la stratégie du PCF déclenche un affrontement violent. Lutte ouvrière et la Ligue communiste révolutionnaire condamnent fermement la campagne « Produisons français » des communistes ou leur refus de l’entrée du Portugal et de l’Espagne dans la Communauté économique européenne. Le PCF s’expose à la critique en lançant des opérations coup de poing contre l’immigration particulièrement malvenues. Le 24 décembre 1980, le maire communiste de Vitry-sur-Seine (Val- de- Marne), Paul Mercieca, fait procéder à la destruction d’un foyer de trois cents travailleurs maliens sans papiers sur sa commune, liant la question du chômage à celle du travail clandestin. En 1981, Robert Hue, maire de Montigny-lès-Cormeilles (Val- d’Oise), dénonce dans les médias les trafics de drogue en banlieue et désigne, sans la moindre preuve, des habitants immigrés responsables de ce fléau. Dans les deux cas, le Premier secrétaire Georges Marchais soutien ses élus locaux, et déclare notamment « il faut arrêter l’immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage […]. Je précise bien : il faut stopper l’immigration officielle et clandestine ».

À partir de juin 1984, le débat sur la souveraineté prend une nouvelle tournure. Avec l’émergence du Front national dans les urnes, les trotskistes disposent d’un nouvel argument : le PCF « joue sur le terrain de Le Pen ». Pourtant, les communistes tiennent bon. Au début des années 1990, leur campagne contre Maastricht est une campagne pour la souveraineté nationale. Dès 1989, Philippe Herzog publiait un ouvrage intitulé "Europe 92 : construire autrement et autre chose", dans lequel on peut lire : « Nous voulons non seulement préserver mais développer la souveraineté de la Nation française […] afin de réussir à promouvoir des coopérations fécondes pour nous et pour d’autres peuples européens, rejoignant aussi les aspirations des peuples du tiers- monde et des pays socialistes. » Lutte ouvrière commente et déplore ce « classicisme anti- européen » et ce « vieux fatras de dénonciations rétrogrades et à relents chauvins ».

La victoire du « oui » à Maastricht ne modifie pas la ligne du Parti communiste, même si son nouveau dirigeant exprime de façon plus lisse sa volonté de souveraineté : « Je ne partage pas l’idée de ceux qui affirment que les nations ont fait leur temps et que leur souveraineté est devenue prétention obsolète », écrit Robert Hue en 1995. Puis il ajoute que « le monde doit être un ensemble de nations souveraines, tout comme un peuple est fait de la riche diversité de ses individus. Cela n’enlève rien, bien entendu, à la nécessité d’un nouvel ordre international ».

Lorsque le PCF lance, le 30 janvier 1997, une pétition pour un nouveau référendum sur le passage à l’euro, le discours est encore celui de la défense de la souveraineté nationale. Dans L’Humanité, Robert Hue décrit la monnaie unique comme un « carcan » annulant « toute velléité d’indépendance, tout libre choix des Français et des élus qu’ils se donneraient, notamment en matière de politique économique et sociale ».

Dans l’affrontement avec l’extrême droite, les communistes ont également une position claire. Commentant l’élection de la frontiste Catherine Mégret à la mairie de Vitrolles lors d’élections municipales partielles en février 1997, Pierre Zarka écrit que le PCF, contrairement au Front national, « est porteur de réponses positives à l’exigence de justice sociale et de développement de la Nation ». Il défend donc une vision de gauche de la souveraineté nationale. Les militants sont loin de se douter qu’elle vit ses derniers jours.

Mi-avril 1997, les premières rumeurs sur une dissolution de l’Assemblée nationale sont évoquées dans la presse : prévues en juin 1998, les élections législatives seraient avancées d’un an par le président de la République Jacques Chirac. Les négociations entre le PCF et le Parti socialiste pour une nouvelle union de la gauche s’accélèrent brutalement, mais la divergence sur la monnaie unique est forte : les socialistes sont pour, les communistes mènent campagne contre. Dès le mois de mars, Lionel Jospin posait ses conditions : « La direction du PC ne peut pas à la fois dire qu’elle veut gouverner, critiquer le partenaire principal et refuser tout mouvement sur des points essentiels qui assureraient la cohérence d’un futur gouvernement. Qu’il s’agisse de l’euro ou d’un certain nombre de mesures de politique intérieure. » Malgré l’opposition de personnalités comme Georges Marchais ou Maxime Gremetz, la majorité des dirigeants communistes décide de privilégier l’entrée au gouvernement. Le 28 avril 1997, le PCF signe avec le Parti socialiste une déclaration commune évoquant de façon particulièrement floue le « dépassement du traité de Maastricht » et un engagement dans « des discussions pour réorienter la construction européenne ».

Le 1er juin 1997, les socialistes remportent le deuxième tour des élections, et le 4 juin, les militants communistes votent à 78,2% leur entrée au gouvernement. Aussitôt nommé Premier ministre, Lionel Jospin déclare devant le Congrès des socialistes européens réuni à Malmö (Suède) le 7 juin : « Il n’est pas question que l’Europe se substitue aux nations qui la composent. La Nation reste le cadre fondamental de la démocratie et de la souveraineté. » Dix jours plus tard, on comprend qu’il s’agissait d’un canular : à Amsterdam, un accord entre la France et l’Allemagne est trouvé pour un nouveau traité, qualifié de « Maastricht II », qui précise la réalisation de l’union monétaire dans les conditions d’austérité prévues initialement, ajoutant un « volet social » purement cosmétique. Il faut tout l’optimisme du député européen communiste Francis Wurtz pour considérer que, grâce au traité d’Amsterdam, « le débat est ouvert […] sur le contenu de la réorientation de la construction européenne à laquelle s’est engagée la nouvelle majorité ». Ainsi, les responsables du Parti communiste viennent d’effacer de leur discours toute référence à la souveraineté nationale comme condition de la souveraineté populaire et de la justice sociale. En l’espace de quelques semaines, ils ont remis en cause la conception fondamentalement de gauche de la Nation qu’ils portaient depuis plus de trois quarts de siècle.

Altermondialisme contre démondialisation

Quasi absents des grandes mobilisations altermondialistes de la fin des années 1990, les dirigeants du PCF trouvent malgré tout un avantage à ce mouvement : il vient cautionner l’abandon de la souveraineté nationale comme priorité politique. En effet, dans la continuité du discours écologiste des années 1970, le discours altermondialiste conçoit le changement soit au niveau local, soit au niveau international, mais reste très méfiant vis- à- vis de l’échelle nationale.

Dès 1996, pourtant, le journaliste Bernard Cassen proposait une autre stratégie : « démondialiser pour internationaliser ». Cette démondialisation passe par la reconquête de la souveraineté nationale, mais avec une visée internationaliste. Dans les années 2010, le concept est popularisé par des économistes comme Jacques Sapir ou par la campagne d’Arnaud Montebourg aux primaires socialistes pour l’élection présidentielle de 2012. Si ce terme de démondialisation recouvre des sens différents selon qui l’utilise, il n’en reste pas moins qu’il renvoie à la conception de l’État et de l’internationalisme défendue par le PCF jusqu’au printemps 1997 et abandonnée depuis. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les trotskistes de Lutte ouvrière s’y opposent avec leur fougue habituelle. Pour eux, la mondialisation est « un phénomène ancien et irréversible », et « l’idée de démondialisation est une ineptie ». Et puisque « les prolétaires n’ont pas de patrie », le parti de Nathalie Arthaud estime que « ce choix entre mondialisation et démondialisation, c’est une fausse alternative. On désigne des boucs émissaires (hier les produits japonais et coréens, aujourd’hui les produits chinois ou indiens, etc.) pour épargner les vrais responsables : les capitalistes d’ici et d’ailleurs ».

Le discours est étrangement similaire dans le mouvement altermondialiste, à quelques nuances de vocabulaire près. Dans une tribune publiée en juin 2011 dans Mediapart, neuf membres du Conseil scientifique d’Attac considèrent que la démondialisation est un « concept superficiel et simpliste ». Pour ces universitaires et syndicalistes, « l’apparition récente de la thématique de la “démondialisation” risque de nous ramener beaucoup plus de dix ans en arrière ». Tout en reconnaissant qu’il faut relocaliser la production, ils reprennent tous les poncifs de la « pensée Lutte ouvrière », à savoir que « l’oligarchie n’est pas étrangère, l’ennemi n’est pas le travailleur chinois » et qu’il faut donc œuvrer pour une « une mutation radicale de la logique même de la mondialisation ». Enfin, comme le mouvement d’Arlette Laguiller et Nathalie Arthaud, les dirigeants d’Attac utilisent l’épouvantail du Front national pour étayer leur thèse : « Nous affirmons qu’il faut en finir avec cette idée absurde selon laquelle le FN poserait les bonnes questions (contre le “mondialisme”) mais n’apporterait pas les bonnes réponses. Le FN ne propose pas les bonnes réponses parce qu’il ne pose pas les bonnes questions. Le retour à des régulations essentiellement nationales ne résoudrait aucun des problèmes qui se posent aujourd’hui à nous. »

Le Front de gauche, de son côté, semble avoir abandonné le discours purement altermondialiste (notamment le slogan « Une autre Europe est possible » qu’il utilisait en 2009), mais ne se positionne pas clairement sur le concept de démondialisation, qui fait débat au PCF comme au Parti de gauche. Dans le programme de 2012, « L’Humain d’abord », on note une inflexion, puisqu’il est proposé de combiner « action souveraine » en France et « bataille d’opinion européenne » pour mener une politique de changement. Toutefois, cette « action souveraine » ne va pas jusqu’à prôner le retour à la primauté du droit national sur le droit communautaire ou à des politiques monétaires nationales.

Extrait de "La Gauche radicale et ses tabous - Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national", Aurélien Bernier (Editions du Seuil), 2014. Pour acheter ce livre,cliquez ici.

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