Pourquoi le Califat islamique pourrait bien être une menace plus grave qu’Al-Qaïda et peut-être même la pire à laquelle l’Occident ait été confronté <!-- --> | Atlantico.fr
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Des combattants de l'Etat islamique, en juin 2014.
Des combattants de l'Etat islamique, en juin 2014.
©Reuters

Ennemi public n°1

L'Etat islamique est plus sophistiqué et mieux financé que tout autre groupe terroriste, a averti jeudi 21 août le Pentagone. Le retour de ses jihadistes dans les pays occidentaux ou des attentats sont donc des menaces prises très au sérieux.

Jean-Charles Brisard

Jean-Charles Brisard

Jean-Charles Brisard est spécialiste du terrorisme et ancien enquêteur en chef pour les familles de victimes des attentats du 11 septembre 2001. Il est Président du Centre d'Analyse du Terrorisme (CAT) 

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Frédéric Encel

Frédéric Encel

Frédéric Encel est Docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Grand prix de la Société de Géographie et membre du Comité de rédaction d'Hérodote. Il a fondé et anime chaque année les Rencontres internationales géopolitiques de Trouville-sur-Mer. Frédéric Encel est l'auteur des Voies de la puissance chez Odile Jacob pour lequel il reçoit le prix du livre géopolitique 2022 et le Prix Histoire-Géographie de l’Académie des Sciences morales et politiques en 2023.

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Altantico : Le Pentagone a reconnu jeudi 21 août que l'Etat islamique constitue une menace terroriste inégalée jusqu'alors. Il est «plus sophistiqué et mieux financé que tout autre groupe que nous ayons connu. Il va au-delà de tout autre groupe terroriste» selon le secrétaire à la Défense, Chuck Hagel. Quels éléments viennent appuyer ce diagnostic ?

Frédéric Encel : Disons que c'est surtout pour les alliés des Etats-Unis que l'Etat islamique est extrêmement dangereux ! A commencer par l'Arabie saoudite, la Jordanie, et bien entendu les Kurdes d'Irak. Cela dit, soyons honnêtes, le péril est perçu comme tel dans l'ensemble du Moyen-Orient, y compris par l'Iran et les chiites du sud de l'Irak. Concrètement, la menace tient à la fois au fanatisme absolu des barbares qui composent l'Etat islamique (EI), des racistes au dernier degré, et l'armement dont ils disposent grâce à l'effondrement de l'armée irakienne et aux prises de guerre effectuées en Syrie depuis deux ans.

Jean-Charles Brisard : L’Etat islamique ou l’Etat terroriste constitue à l’évidence la principale menace sécuritaire dans le monde. D’abord parce qu’il a conquis des territoires et qu’il a ainsi pu acquérir des ressources et un matériel militaire inédit pour une organisation terroriste. Sur le plan financier, l’Etat islamique est non seulement l’organisation terroriste la plus riche au monde, mais il est également autosuffisant, c’est-à-dire qu’il n’est pas dépendant de l’apport financier extérieur, comme l’était Al-Qaida. Ses principales sources de financement sont constituées de l’extorsion, des impôts qu’il prélève localement, des rançons et surtout des transactions commerciales portant sur des ressources qu’il contrôle. Enfin, sa force de mobilisation via internet et les réseaux sociaux lui permet de recruter des milliers de djihadistes étrangers, constituant une ressource sans précédent et, à terme, des bombes à retardement potentielles.

À quoi tient aujourd'hui la supériorité du califat en termes de dangerosité ?

Jean-Charles Brisard : En quelques mois, l’Etat islamique est parvenu à déplacer l’épicentre du djihad mondial de la zone afghano-pakistanaise vers la zone syro-irakienne, et surpasse désormais Al-Qaida par ses capacités militaires et financières, tout autant que par sa force d’attraction et de recrutement. L’attentisme et la réticence des Etats régionaux et occidentaux, à commencer par les Etats-Unis, à s’engager dans un nouveau bourbier en Irak, a également facilité l’avancée de l’Etat islamique.

Frédéric Encel : D'abord, il faut rappeler qu'en face, il n'y avait jusqu'à présent pas d'adversaire puissant. Ni les opposants à Bashar el Assad, ni les Peshmergas [combattants kurdes] - courageux mais faiblement armés - ni même les Saoudiens qui refusent depuis toujours de se battre et de défendre eux-mêmes leur pays, n'ont pu constituer de vrais freins. Ensuite, la détermination des islamistes radicaux de l'EI à piller, chasser, torturer et massacrer s'apparente à une véritable rage "purificatrice". Ils ne tolèrent aucun chiite, chrétien, yézidi, juif, et pas davantage les homosexuels ou autres libres penseurs.

En quoi la nature de la menace qu'il représente est-elle différente d'Al-Qaïda, voire inédite ?

Jean-Charles Brisard : L’Etat islamique est une organisation djihadiste, composée de combattants, tandis qu’Al-Qaida, née à la fin du conflit afghan en 1988, est une organisation d’anciens combattants qui, comme le disait son fondateur Oussama Ben Laden, est là pour "perpétuer l’esprit du djihad" à travers une guerre asymétrique contre l’Occident. Al-Qaida s’est progressivement détournée du champ de bataille et a laissé la place sur le plan opérationnel, d’abord à des structures affiliées, puis à des organisations et cellules inspirées de cette idéologie mais sans lien organique avec elle. Al-Qaida s’est transformée en une organisation d’organisations, et s’est progressivement déterritorialisée, dématérialisée et globalisée. Face au discours de plus en plus inaudible des leaders d’Al-Qaida, le djihad de l’Etat islamique attire à lui une nouvelle génération. Le silence des dirigeants d’Al-Qaida depuis quelques semaines est d’ailleurs sans doute le signe d’un désarroi face à une organisation rivale qui dispose des ressources et de l’influence lui permettant de prétendre au rôle de leader du djihad mondial.

Frédéric Encel : Al-Qaïda et l'EI constituent tous deux des organisations sunnites radicales hautement criminelles, racistes, antisémites, phallocrates et apocalyptiques. Mais leur stratégie diverge. Al-Qaïda cherche à frapper quand et où bon lui semble à travers la planète via des attentats suicide, et depuis un QG qui peut parfaitement changer. C'est fondamentalement un réseau, avec des ramifications locales, du Pakistan au Mali en passant par la Syrie. L'EI, lui, part d’un lieu précis déjà conquis, établit les structures d'un Etat théocratique, se dote d'une véritable armée centralisée, et à partir de là s'étend et conquiert des territoires par la guerre, de manière assez classique. Je dirais que l'EI est moins immédiatement dangereux pour nous autres Occidentaux et pour nos amis dans le monde arabo-musulman modéré, car hors de portée directe de leurs terroristes. Tandis que des groupes islamistes radicaux affiliés à Al-Qaïda tuent de façon universelle en quelque sorte.

Quel défi représente pour les pays occidentaux le phénomène des djihadistes issus de leurs rangs ?

Frédéric Encel : La question est de savoir ce que feront les jihadistes français, belges ou encore britanniques lorsqu'ils rentreront du "front" ? On ne peut ni les déchoir de leur nationalité (sauf à renoncer à incarner des démocraties), ni les envoyer préventivement en prison (hors des garde à vue légales), ni encore les flanquer de policiers jour et nuit. Efficaces, nos services de renseignement, de police et de justice font face à un vrai défi, notamment en France.

Jean-Charles Brisard : La menace est double. D’abord parce que les djihadistes occidentaux ayant combattu dans les rangs de l’Etat islamique représentent intrinsèquement une menace, par le simple fait qu’ils reviendront ultra-radicalisés et formés au maniement des armes et des explosifs, et ce quel que soit l’agenda terroriste de l’Etat islamique. Ces personnes n’ont pas besoin d’être « activées » ou de se constituer en cellules. Elles sont susceptibles de commettre des attentats individuels fondés sur des considérations personnelles, à l’instar de Mehdi Nemmouche. Sur la base des expériences passées en Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie et Irak, on estime globalement qu’environ 10% de ceux qui reviennent se livrent à des actes de terrorisme. Dans le cas français, la proportion est de 50% selon un magistrat antiterroriste. Au-delà de ces phénomènes individuels, les djihadistes étrangers constituent pour l’Etat islamique une force de frappe inédite par son ampleur contre l’Occident, lui conférant, s’il le décidait, une capacité de projection terroriste sans commune mesure avec les projets terroristes les plus audacieux de l’organisation Al-Qaida.

Quels types d'attaques terroristes les pays occidentaux peuvent-ils craindre sur leurs sols ? Leur potentiel destructeur pourrait-il être supérieur à ce qui a été connu jusqu'à présent ?

Frédéric Encel : Le terrorisme est par nature multiforme. Des sicaires antiques aux islamistes radicaux contemporains, en passant par les nihilistes russes du XIXè siècle et les Brigades rouges, ou le FPLP palestinien des années 1970, les méthodes évoluent sans cesse. Cela peut aller d'attaques à l'arme blanche un jour de fête commerçante sur des grands boulevards - afin de créer un sentiment de psychose et de frapper l'économie locale - à un nouveau 11 septembre. Cela dit, sachons raison garder ; globalement, le terrorisme islamiste a globalement échoué dans ses principaux objectifs, en particulier en Occident où il n'a jamais réussi à créer le chaos.     

Jean-Charles Brisard : La menace du terrorisme individuel est éclatée, insaisissable et imprévisible. Elle est donc potentiellement beaucoup plus dangereuse que celle qui émanait d’organisations structurées, y compris de groupes ou de cellules locales. Il est peu probable que ces djihadistes puissent mener des attentats majeurs comme ceux qui ont été perpétrés par Al-Qaida, lesquels nécessitent une infrastructure et une logistique importante. Pour autant, des attentats à forte valeur symbolique contre des objectifs vulnérables auraient un impact tout aussi important.

Au-delà de son expansion en Syrie ou au Liban, le califat pourrait-il cibler ses attaques terroristes sur des pays non occidentaux  ?

Frédéric Encel : Jusqu'à présent, pour la raison qu'on a vue, ce ne sont pas des Etats occidentaux qui ont été visés. Si les islamistes radicaux de l'EI n'avaient pas été freinés par l'aviation américaine, ils auraient peut-être conquis Erbil, au Kurdistan, Bagdad, voire l'est jordanien. 

Comment dans ces conditions se prémunir contre la menace que représente l'Etat islamique ?

Jean-Charles Brisard : Sur le plan international, lutter efficacement contre l’Etat islamique représente un défi militaire, politique, diplomatique et financier. La communauté internationale a commencé à agir sur ces différents leviers, timidement et tardivement. Militairement, les frappes américaines contre les positions avancées de l’Etat islamique ne peuvent à elles seules contraindre cette organisations à renoncer à ses gains territoriaux. Elles peuvent tout au plus contenir ses forces et affaiblir temporairement ses capacités. Passer d’une stratégie de « containment » à une stratégie d’éradication impliquerait de frapper ses bases arrières et ses centres de commandement en Syrie. Une telle décision aurait nécessairement des implications politiques et diplomatiques multiples.

Sur le plan financier, le défi, s’agissant d’une organisation qui tire une part importante de ses profits de transactions commerciales, est d’être en mesure de surveiller les transactions suspectes, d’identifier leurs commanditaires, intermédiaires et destinataires, afin d’entraver ces financements. En l’état actuel, il n’existe aucune organisation internationale disposant des compétences et des capacités lui permettant de surveiller, d’analyser et de vérifier de telles transactions. Sur le plan interne la lutte contre le phénomène djihadiste est une absolue nécessité, avec l’objectif d’empêcher les départs de djihadistes. Le gouvernement français a présenté une série de mesures administratives et législatives en ce sens qui constitue une première réponse à ce phénomène. Il conviendra d’aller plus loin, sur le modèle de ce qui se fait dans d’autres pays européens avec la mise en œuvre d’un véritable plan de prévention de la radicalisation, afin d’entraver ce phénomène dès son origine. Enfin, ces mesures nationales n’auront de sens que si elles s’accompagnent d’une coopération effective des Etats de transit, notamment la Turquie et les pays d’Afrique du Nord. 

Frédéric Encel : Ils leur manque heureusement la reine des batailles : l'aviation. En outre, comme ils détiennent pour l'heure surtout des zones de plaines, des F15 ou des Rafale peuvent efficacement les circonscrire. D'où leurs récents échecs militaires. Néanmoins, sans envois de troupes au sol - que personne ne souhaite assumer - je vois mal comment les nervis de l'EI pourraient être chassés des zones qu'il asservit déjà. Dans tous les cas, sans jamais confondre ces barbares qui dévoient l'islam et l'immense majorité des musulmans, pacifiques et modérés, on doit tout tenter pour les combattre.

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