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Pourquoi l’attrait qu’exerce l’Etat islamique sur certains jeunes Occidentaux n’est pas si éloigné de celui qu’exercent le cosplay, Tolkien ou Game of Thrones sur leurs fans
©Reuters

En quête de héros

"Retour du Roi" ou du "califat", drapeaux, cavaliers et sabres... La culture islamique défendue par Daesh semble entretenir de profonds liens avec tout un pan des œuvres fantastiques occidentales.

 Mohamed-Ali  Adraoui

Mohamed-Ali Adraoui

Mohamed-Ali Adraoui est Docteur en Science Politique, chercheur en relations internationales et spécialisé dans l'étude du monde musulman. Il est chercheur à l'Institut universitaire européen de Florence ainsi qu'à l'Université nationale de Singapour. Il est l'auteur des ouvrages : Du Golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé, PUF, 2013, et Les islamistes et le monde. Islam politique et relations internationales, L'Harmattan, 2015.

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : La culture islamique véhicule le mythe fondateur du “califat”, c'est-à-dire le retour d'un Etat rassemblant tous les croyants sous l’égide d’un religieux faisant appliquer la charia. Dans certaines œuvres fantastiques européennes, comme celles de Tolkien, qui tirent elles-mêmes leurs racines de légendes traditionnelles (par exemple celle du roi Arthur), on retrouve l'idée d’un pouvoir royal profond, divin et endormi qui reviendrait pour rétablir un ordre ancien. Quelles sont les ressemblances et les différences entre ces deux idées ?

Mohamed-Ali Adraoui : Avant toute chose, je me garderai bien de faire usage de l'expression "culture islamique". L'un des grands travers de l'époque tient sans aucun doute à nos déficiences intellectuelles et analytiques, ce qui explique l'extrême difficulté voire l'incapacité politique à agir sur des situations que nous ne diagnostiquons que trop mal. Culturalisation et essentialisation des débats sont, à cet égard, à la fois les causes, les manifestations et les conséquences de ces défaillances.
Le thème du "califat" est ainsi fondateur et central pour certains groupes musulmans historiquement et à l'âge contemporain certes, mais on peut affirmer sans trop risquer de se tromper qu'il est loin de constituer un élément axial de la vie et de la religiosité des musulmans de par le monde aujourd'hui. On constate même l'absence de pertinence de la rhétorique liée au califat chez une majorité de fidèles. Nous parlons avant tout d'une symbolique, qui est mobilisée par certains acteurs, souvent d'ailleurs sincères dans leur ambition de rétablir une structure califale chargée de réunir et de défendre les droits de la matrie des croyants (al-Oumma)supposément bafouée dans ses droits. 
Cette symbolique a réapparu historiquement dans certains configurations dans le but de proposer un dessein à l'ensemble des musulmans, à des époques notamment où les crises de souveraineté et d'identité étaient récurrentes (colonisation européenne, domination de certains régimes présentés comme faussement musulmans, oppression de certains peuples musulmans, meurtres voire massacres de ces derniers...). Mouvements islamistes et groupes jihadistes, malgré des différences, ont ainsi de similaire qu'ils ont construit leur discours et leur projet religieux sur la nécessité de réactiver une entité à la fois solidaire, transnationale et unitaire de manière à projeter, à son avantage, la Oumma dans un espace de puissance et de fierté. On saisit dès lors assez aisément l'intérêt que peuvent représenter ces thématiques lorsque des sociétés musulmanes expérimentent crises de souveraineté et absence de perspectives. 
C'est ainsi que l'on peut, sur le plan très général, trouver des similarités avec nombre de récits ancrés dans la culture populaire de nos sociétés, qu'il soient au demeurant religieux ou non. Les mythes fantastiques sont eux-mêmes souvent assez largement imprégnés de thèmes et d'un imaginaire religieux (parmi nombre d'autres champs symboliques et notionnels naturellement). La quête d'un Age d'Or est, à titre d'illustration, aussi bien présent dans la rhétorique de groupes religieux, musulmans ou non, que dans la philosophie platonicienne. La trilogie cinématographique Le Seigneur des Anneaux, sans omettre les romans dont elle découle, au même titre que d'autres mythologies célèbres (La Guerre des étoiles, Matrix, Excalibur, Game of Thrones...) mettent en avant les antiennes bien connues de "l'élu", du "groupe sauvé", de "l'avant-garde", du "héros" ou encore de "la foi" qui arme moralement le faible contre le fort, le premier venant généralement à bout du second au terme d'une lutte aussi bien métaphysique que matérielle. 

Alexandre Del Valle : Les ressemblances résident tout d’abord dans un Moyen-Âge idéalisé, avec le mythe d’un empire glorieux, ou d’une réalité royale proche. Il ne s’agit pas seulement d’un mythe au sens grec, mythos, qui désigne la fondation, mais aussi de la nostalgie d’un « âge d’or ». Autre point commun : dans une modernité déracinante, on peut être fasciné par une époque qui était le contraire du déracinement actuel, l’époque de l’enracinement. Cet âge d’or glorieux, impérial, laisse une grande place au mythe de la puissance, à une période de forte identité qui fascine.

En ce qui concerne les différences, la principale réside dans le fait qu’aujourd’hui le mythe du califat joue le rôle de carburant, non seulement pour l’islamisme radical, mais aussi pour la « politique politicienne » du monde arabo-musulman. Il s’agit du terme revenant le plus souvent dans la bouche des personnes comme Erdogan ou dans celles des dictateurs arabes depuis les années de l’indépendance. Dans ces pays, le mythe du califat est le moteur principal de toutes les formations politiques, à l’exception de l’extrême-gauche. A l’inverse, imaginez un leader européen, même issu de l’extrême-droite, qui brandirait le mythe de l’empire carolingien ou de l’empire romain à rétablir : cela n’existe pas. Il n’y a guère que Mussolini qui, dans l’ère moderne, s’est référé explicitement au mythe de l’empire romain depuis la fin de Napoléon. Hitler également faisait référence à l’empire, mais depuis, à cause de l’horreur du nazisme, on a perdu cette vision. On a été guéri de ce genre de mythes, qui sont dangereux car ils supposent un esprit de conquête et un néocolonialisme.

Dans les pays arabes, même si le califat n’a pas été rétabli (Etat islamique mis à part), il n’est pas seulement un concept de jeu de rôles. Il s’agit du cœur de la plupart des discours politiques nationalistes ou islamistes depuis une cinquantaine d’années, de Nasser jusqu’à Daech. Ce concept fait appel à celui d’ « oumma » (la communauté), d’union des arabes, de l’âge d’or andalou etc. C’est un mythe impérial constant. Par contre, chez nous en Occident, ce mythe est considéré comme quelque chose de folklorique, incarné par des jeunes gens qui s’enferment dans des châteaux pour faire du jeu de rôles, mais aussi par les romans de Tolkien ou par la science-fiction. Aucun homme politique sérieux ne pourrait le mentionner, tandis que dans les pays arabes, celui-ci est très sérieux et enseigné dans les universités. La différence est grande : si le mythe est valorisé, pris au sérieux, qu’on en fait un centre idéologique dans le discours politique, il en devient légitime et donc ne relève pas seulement du folklore. On se dit donc qu’il faut le rétablir, d’où le fait que dans les pays arabo-musulmans, ce mythe conduit à la violence. Il est logique que, dans ces pays, l’idée d’un chevalier partant avec ses armes au sacrifice suprême pour sa religion devienne réelle. Tandis que, chez nous, elle reste du domaine de la fiction de capes et d’épées.

Pour ce qui est de la vision d’un homme providentiel, d’un « retour du roi », il y a une grande différence entre le mythe musulman et occidental. Dans le mythe du califat, le calife n’est qu’un être humain parmi tant d’autres. C’est d’ailleurs ce qu’a répété Abu Bark al-Baghdadi quand il a établi son califat, il y a environ un an. Ce dernier a déclaré qu’il n’était en rien parfait, qu’il avait absolument besoin de ses hommes, qu’il pourrait être destitué si jamais il faiblissait. C’est très différent, car l’homme providentiel est toujours quelque peu déifié. Dans le califat, c’est la structure qui est mise en avant, pas l’homme. Le calife n’a jamais été vénéré dans l’histoire, il n’est pas du tout l’équivalent de Mahomet, il s’agit seulement de son vicaire. Il est donc complètement soumis à la charia et doit rétablir la geste mahométane. Tandis que l’homme providentiel, cher aux grands mythes européens, qu’ils soient impérialistes ou d’extrême-droite, possède quelque chose hors du commun. Le seul équivalent se retrouve dans le chiisme et dans son « imam caché ». Celui-ci a des pouvoirs surnaturels, un contact avec Dieu. Le calife des sunnites, celui d’Al Qaida ou de Daech, n’a absolument pas ce côté divin, ou semi-divin, de l’imam chiite. 

Cette idée du "retour du roi", se retrouve dans beaucoup de productions culturelles destinées à la jeunesse : les adaptations filmiques des romans de Tolkien, la vogue de l'heroic-fantasy dans les séries (Game of Thrones), les jeux de rôle etc. Cette attirance peut-elle se retrouver dans celle que suscite Daech, et son retour du calife, parmi les jeunes occidentaux ?

Mohamed-Ali Adraoui : Face aux phénomène "Etat islamique", nombreuses sont les tentatives de produire des explications à l'intérêt voire la fascination que certaines personnes, originaires d'horizons géographiques variés, entretiennent. C'est ainsi que l'on peut citer des interprétations de nature psychanalytique, économique, culturelle, sociale, politique dans le but de cerner les contours d'une interaction qui nous interpelle. Je ne suis, pour ma part, pas convaincu que nous ayons à faire à quelque chose de si nouveau que cela. De nombreuses générations par le passé, et très certainement à l'avenir également, déploieront un imaginaire à la fois sur le plan individuel et collectif qui sera le support de leur idéal, voire de leur utopie. Aujourd'hui, je défendrait plutôt l'idée d'un double phénomène, plus complémentaire que paradoxal.
D'une part, auprès d'un certain nombre de groupes sociaux, on observe une forme de dé-sécularisation de l'imaginaire, qui peut prendre la forme d'un recours aux catégories de l'islam militant et radical comme on peut le voir aujourd'hui en Syrie ou ailleurs (Etat religieux, opposition à l'Occident et aux ennemis de la religion...). C'est ainsi que probablement, pour des acteurs (souvent de jeunes gens en Europe, dans le monde arabe ou ailleurs), dont la socialisation religieuse préalable n'est pas toujours la plus aboutie, les tensions voire les conflits qui pouvaient caractériser leur mode de relation aux institutions et à la société environnante en viennent à faciliter l'assimilation de l'idée que "l'islam" mérite respect et allégeance puisque cette religion est souvent mise à l'index par des personnes qui sont déjà discréditées voire honnies (responsables politiques, intellectuels, journalistes...). La question de l'identification à des thèses radicales voire violentes dépasse donc, dans cette optique, assez largement la problématique purement religieuse.
D'autre part, les éléments qui, dans la grammaire de l'islam, attirent font écho, à y regarder de plus près, à une demande extra-religieuse de la part des postulants à la radicalité. La figure du héros - si elle en vient à être appréhendée sur un mode "islamique" - est en réalité bien plus large. La beauté prêtée aux combattants d'une cause, les exploits rapportés à propos de personnes ayant su, parfois jusque dans la mort, porter haut leur idéal, ou encore la crainte inspirée par ceux-ci auprès de personnes perçues comme iniques et installées, deviennent autant d'allégories que l'on peut retrouver dans une multitude de récits (heroic fantasy, séries télévisées le plus souvent américaines, jeux vidéo...) ou de matrices historiques (mouvements de résistance, biographie de grand personnages, minorités religieuses ou non venant ) bout de certains majorités...). 

Alexandre Del Valle : Dans les deux cas, on peut effectivement constater que dans une modernité qui déracine et qui n’est qu’un matérialisme plat, donnant l’impression de ne plus pouvoir se rattacher à rien et de ne vivre que peu d’héroïsme, les mythes peuvent faire rêver. Ils peuvent donner un substitut d’identité, et au-delà de l’identité, une cause à défendre et pour laquelle on se sacrifierait, ce qui n’existe plus dans l’optique du matérialisme. Voilà un point commun. Mais encore une fois, dans l’optique occidentale il s’agit d’un refuge dans l’irréel, comme dans un rêve, tandis que dans le cas arabo-musulman, c’est un mythe à réaliser concrètement et qu’on prend au sérieux même si l’on doit tuer un apostat pour cela, c’est bien loin de Tolkien et du Seigneur des Anneaux.

La plus grande preuve de cette différence réside dans le fait que, si en Occident il y avait quelque chose de comparable pouvant susciter une mobilisation, il y aurait beaucoup de jeunes qui feraient des actions violentes au nom de leurs idées impériales, chevaleresques, héritées par exemple des chevaliers teutoniques ou de l’Empire germanique. Pourquoi les jeunes occidentaux ont besoin de passer par l’Etat islamique pour réaliser cette « chevalerie » ? Cela prouve justement que ces jeunes savent très bien qu’entre ces deux types de mythes, c’est celui des arabo-musulmans qui est susceptible d’être pris au sérieux. Mise à part une personne comme Anders Breivik, le terroriste norvégien, on n’a quasiment pas d’exemples de personnes se convertissant au néo-christianisme intégriste pour incarner de nouveaux chevaliers teutoniques. Le simple fait que des chrétiens deviennent musulmans pour réaliser ce qu’ils considèrent être un « idéal chevaleresque », prouve que dans leurs mythes, ceux-ci ne trouvent pas une mobilisation susceptible de se traduire dans la réalité. Inconsciemment, ils ont compris que leurs mythes à eux sont totalement mythologiques, un peu comme la mythologie des Grecs, de pures allégories.

Les œuvres fantastiques basées sur ce légendaire royal ont permis le développement d'une "subculture" le mettant en scène : cosplay (déguisement), reconstitutions, jeux de rôle grandeur nature. De son côté l'EI met également en place un folklore, notamment dans sa propagande vidéo, mettant en scène drapeaux, cavaliers, sabres etc. En quoi l'attrait pour ces deux types de folklore est-il similaire ?

Mohamed-Ali Adraoui : Encore une fois, elle est peut-être similaire sur un plan global puisque certains éléments (comme ceux précédemment cités) peuvent prêter à certains comparaisons. Dans le cadre de la socialisation des combattants qui se fait au sein de "l'Etat islamique", l'imaginaire, à tout le moins des cadres, théoriciens et dirigeants, du mouvement a à voir avec la vision qu'ils ont de l'histoire de l'islam. L'importance du cheval, qui est perçu comme l'animal de combat par excellence (une figure qui dépasse d'ailleurs le cadre de cette organisation au passage puisque les vidéos d'al-Qaïda ne sont pas spécialement différentes sur ce point) ; la tenue de combat ; le fait de coiffer la chevelure masculine d'une certaine façon ; la solidarité qui semble transparaître des images avec lesquelles nous somme mis en contact, sont autant de thèmes faisant référence, à des degrés différents et selon des modalités diverses, à des événements religieux (batailles, traités, épisodes héroïques...). C'est dans ce premier espace imaginaire que le référentiel islamique joue à plein.

Néanmoins, sur un plan moins directement religieux, les combattants occidentaux (voire au-delà) sont également les enfants de leur époque, les produits de leur culture, avec laquelle ils ne sont pas du reste tant en rupture qu'en conformité. Les témoignages que nous avons par exemple de certains d'entre eux sur place ou aujourd'hui revenus en Europe, sans oublier ceux qui appartiennent aux générations précédentes du "jihad globalisé" (Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie...), ne permettent aucunement de conclure à une forme d'exclusivité référentielle. Autrement formulé, il n'existe pas une seule grammaire symbolique qui est convoquée par les principaux concernés. Ce n'est d'ailleurs pas paradoxal, loin s'en faut, avec certaines caractéristiques des générations actuelles de combattants. Si pour certains, la période de sensibilisation à la rhétorique religieuse est objectivement courte (quelques mois voire, parfois quelques semaines), on peut faire l'hypothèse que le délai est beaucoup trop court pour ne plus s'identifier qu'à des allégories et des métaphores imprégnées d'islam. Il y a lieu de supposer que d'autres formes de récit ou de héros, de manière consciente ou non, sont convoquées de manière à structurer l'imaginaire d'une personne ou d'un groupe.

Alexandre Del Valle : Il est difficile de comparer le folklore d’un Etat qui, dans la réalité, coupe des têtes et crucifie, à des gens qui pratiquent un folklore similaire mais qui ne tuent personne, qui sont souvent de braves enfants de la bourgeoisie qui vivent dans un univers gothique ou de capes et d’épées. Dans un cas c’est une mise en scène qui relate quelque chose de réel, avec des meurtres réels, dans l’autre c’est le Seigneur des Anneaux, cela n’a rien à voir. Dans un cas on relate de vrais meurtres, dans l’autre il s’agit seulement de folklore de lycéens. Il est dur de comparer le pur rêve et le réel. Avec Daech, on n’est dans l’action, certes scénarisée, pas dans la mise en scène. L’idée est de mobiliser à travers ces vidéos avec des sabres, des barbus, de la musique fascinante et des épées. A ma connaissance, les livres de J.R.R. Tolkien ne relate pas des meurtres que celui-ci aurait commis lui-même. Ses lecteurs ne lisent pas des romans qui relatent de véritables meurtres sadiques. On est dans le mythe total, plutôt héroïque, avec un certain sens du juste d’ailleurs. Il y a très longtemps que les mythes médiévaux européens ne suscitent plus aucune action meurtrière. Nos mythes sont semblables au Mahabaratha des hindous, cette  fameuse guerre légendaire qui reste purement allégorique. 

La dimension messianique de ces légendes occidentales se retrouve également dans le christianisme, religion héritière du judaïsme et promettant le retour d'un messie. L'islam s'assied sur une base culturelle similaire. Est-ce cette attente d'un éternel retour de l'âge d'or qui peut expliquer l'engouement des combattants occidentaux comme arabes pour le combat de l'EI ? 

Mohamed-Ali Adraoui : Le désir de prendre part à un grand dessein, celui ici du rétablissement d'une époque certes déchue mais possiblement reproductible, joue certainement dans la psychologie de nombre de combattants. On peut y voir une forme de méta-récit, en ce que chacun peut, malgré quelques nuances, apporter sa propre définition de l'Age d'Or quand on en vient au détail? Comme l'a bien montré l'historien Faisal Devji de l'Université d'Oxford, le jihadisme n'est pas tant une idéologique qu'une supra-idéologie, dans le cadre de laquelle, derrière les notions récurrentes (Etat, charia...), en réalité l'individu peut mettre beaucoup de choses. Il est extrêmement intéressant que ce système idéologique et cette offre identitaire qu'on appelle "le jihadisme", et dont le bienfondé sémantique et intellectuel doit certainement être discuté au passage, fait bonne place à l'action, à l'éthique du combat et au mode de relation avec l'ennemi, le civil, l'autre... Il y a dans l'œuvre des références cléricales et religieuses de cette matrice, comparativement aux écrits sur l'action et l'art de se comporter dans le contexte guerrier, relativement peu de choses sur le projet de société en tant que tel. Cela ne veut pas dire que ces questions ne sont pas posées mais on pourrait avoir l'impression que l'horizon est l'abandon de soi à la cause, culminant dans le sacrifice de sa vie à la collectivité, aux pairs, aux semblables, à l'avant-garde, à la Oumma, aux opprimés... Il y a indéniablement une grande part de rêve dans la trajectoire jihadiste.

Enfin, la centralité d'une forme de messianisme, évidente dans les discours et l'imaginaire de ces combattants, n'est pas incompatible avec la faible projection dans un avenir terrestre. Nombreuses sont effectivement les références au désir de vouloir hâter le moment où le ciel va définitivement se reconnecter à la terre, pour le bien de l'humanité et dans un désir de faire enfin la lumière sur les "véritables" croyants et les "ennemis de Dieu"... même si l'initiateur de ce changement d'âge n'est plus là pour le voir. 

Alexandre Del Valle : Lorsque les jeunes occidentaux, souvent issus de familles chrétiennes, catholiques, ou de familles laïques d’origine chrétienne, veulent aller jusqu’au bout d’un idéal, ils se convertissent à l’islam radical et vont en Syrie, et non pas dans un équivalent chrétien, tel que l’aurait souhaité Breivik. Dans un cas, on a quelque chose qui relate une mise en action actuelle, avec son lot de violences, au nom d’une religion qui affirme clairement ne pas renier ses racines, au nom d’une idéologie prétendant être le vrai islam. De l’autre côté, on a des mythes qui plaisent à des jeunes.

Pour ce qui est du Seigneur des Anneaux, certains analystes diront qu’il s’agit d’un ouvrage chrétien, mais d’autres diront que c’est plutôt néopaïen. D’ailleurs, il n’y a dans ces romans aucune croix, aucune revendication d’une religion supérieure aux autres. On a donc un mythe qui a été totalement laïcisé, et qui ne va pas galvaniser les fanatiques. Il y a même un côté relativiste dans le Seigneur des Anneaux, les hommes sont au même niveau que les nains, les arbres ou les êtres semi-célestes : tout cela se mélange dans un grand cosmopolitisme très occidental, multiculturel et égalitaire, la seule différence résidant entre « méchants » et « gentils ». Par contre de l’autre côté, on a des mythes qui se réfèrent à une religion et qui affirment qu’il faut supprimer toutes les autres.

Comme ce sont les religions les plus sûres d’elles-mêmes qui attirent, quelqu’un qui cherche des certitudes et lit le Seigneur des Anneaux, verra des nains avec des humains, se dira qu’il s’agit d’une vaste soupe et n’y trouvera aucune réponse. A l’inverse, un message extrêmement précis affirmant qu’une religion est la seule valable et qu’il faut tuer pour elle, n’aura rien à voir avec le néopaganisme de tous ces romans ou  de ces super-productions dans la veine de Tolkien. Dans le Seigneur des Anneaux, il y a une forme de laïcisme, donc de tolérance, parce qu’il n’y a pas de vérité absolu, ce sont plutôt des gens qui tuent les « méchants » qui les agressent. La différence est énorme : l’esprit du Seigneur des Anneaux est le contraire de celui d’une croisade, il s’agit d’une pure défense contre les forces du mal. C’est également le contraire de l’esprit du califat qui affirme que tous ceux qui ne s’y soumettent pas doivent être éliminés. Malheureusement les individus ayant un désir de fanatisme, de couper des têtes, sont attirés par une formule permettant de légitimer religieusement leur sadisme. Ils y trouveront beaucoup plus leurs affaires que dans des vieux mythes néopaïens, cela sera trop tolérant pour eux. 

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