Pourquoi il faut rester prudent sur les accusations d’esclavage sexuel portées par l’ONU à l’encontre de l'État islamique<!-- --> | Atlantico.fr
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L'Etat islamique aurait réduit environ 1 500 adolescents et adolescentes en esclavage sexuel.
L'Etat islamique aurait réduit environ 1 500 adolescents et adolescentes en esclavage sexuel.
©Reuters

Pas de précipitation

D'après l'ONU et selon de nombreux témoignages, l'Etat islamique procéderait dans les territoires conquis à une véritable mise en esclavage sexuel des femmes et de certains adolescents. Des informations qu'il convient de traiter avec précaution.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Selon un communiqué de l'ONU rendu public au mois d'août 2014, l'Etat islamique aurait réduit environ 1 500 adolescents et adolescentes en esclavage sexuel (lire ici en anglais). De nombreux témoignages font état dans les médias d'une systématisation de la marchandisation des femmes. Au regard des informations de terrain dont on dispose, ces accusations sont-elles fondées ?

Alain Rodier : La guerre contre l'Etat Islamique, en plus du côté purement  tactique, doit être d'ordre psychologique. Il convient de "gagner les cœurs et les esprits". En effet, non seulement il faut convaincre les aspirants jihadistes qu'il n'est pas "moral" de rejoindre cette organisation, mais il est indispensable de lui retirer les appuis dont il bénéficie au sein des populations sunnites qui le soutiennent. Pour cela, mettre en avant les exactions sexuelles que ses militants peuvent commettre est un bon argument repris par la communauté internationale.

Lire également : Libé inquiété, Libé soulagé : “Non, l’Etat islamique ne sodomise pas de chèvres” (mais les Talibans, si)

Les témoignages qui proviennent essentiellement d'Irak, font état de viols "de masse" au sein des population yazidi, chrétiennes, turcomanes et shabak. Les femmes combattantes kurdes assurent qu'elles ne peuvent se laisser prendre vivantes par l'EI car elles affirment risquer le pire. Il est bien sûr hors de question de mettre en doute la véracité de ce qui est rapporté. Mais il reste possible qu'il y ait des exagérations (en souvenir de la Grande guerre, il faut se rappeler que, selon la presse française de l'époque, les Allemands "coupaient les mains des enfants").

Il n'en reste pas moins que les viols de membres de populations asservies constituent aujourd'hui un procédé de guerre pratiqué par de nombreux mouvements terroristes, à la fois pour intimider l'adversaire, mais aussi pour "galvaniser" les troupes. Ils n'ont que faire des menaces d'être inculpés un jour pour crimes de guerre ou contre l'humanité puisque, de toutes façons, ils ne respectent aucune loi de la guerre. En outre, il faut savoir que nombre d'activistes étrangers présents au sein de l'EI sont comparables à des "mercenaires" à qui l'on offre salaire et droit aux pillages et aux viols, histoire de les payer "sur la bête".  Pour eux, les préoccupations religieuses leur sont "étrangères". L'EI est semblable, pour partie, aux hordes sauvages mongoles : l'herbe ne repoussait pas après leur passage.

Dès lors, comment expliquer que les accusations de viols et de ventes de femmes aient pris une telle ampleur ? D'où aurait pu partir l'intoxication ?

L'intoxication a surtout porté sur le "jihad sexuel" (jihad al-nikah) où des volontaires féminines rejoignaient la Syrie pour servir de repos du guerrier aux jihadistes qui avaient besoin de se "détendre" entre deux massacres. Cette information est venue de Tunisie il y a un peu plus d'un an. Elle émanait du ministère de l'intérieur qui souhaitait enrayer la vague de départs pour la Syrie, les jeunes Tunisiens fournissant un très important contingent. Elle a ensuite abondamment circulé sur la toile avec une soi-disant fatwa du cheikh saoudien Ben Jeddou poussant à cette pratique. Ce dernier à formellement démenti cette information affirmant que son mail avait été piraté à plusieurs reprises. 

S'il est vrai que de nombreuses volontaires féminines rejoignent le terre de djihad pour se marier, aucun réseau de proxénétisme n'a vraiment été mis à jour. Les mariages sont parfois arrangés par avance via le net. Ce ne sont certainement pas des mariages d'amour mais un choix personnel. Après, il y a certainement beaucoup de déceptions et, il doit être extrêmement difficile de quitter un époux jihadiste qui refuse le divorce pour cause d'application de la charia. Par contre, lui, il a parfaitement le droit de répudier sa (ou ses) conjointe(s). Il faut aussi rappeler aux volontaires féminines que l'adultère est puni de mort par lapidation. L'EI a pratiqué à plusieurs reprises cette mise à mort en place publique.

Il existe bien le "mariage temporaire" (Orfi) qui peut durer que quelques heures mais il est surtout pratiqué par les chiites. Toutefois, il se développerait en pays sunnites.

Aussi condamnable l'Etat islamique soit-il, l'ONU est-elle tombée au travers de ce rapport dans une banale opération de propagande ? Cela peut-il ternir l'image du "camp occidental", et être récupéré par les islamistes ?

Des viols (vraisemblablement à grande échelle) ont eu lieu, particulièrement en Irak. Il est donc normal que l'ONU s'en indigne. Mais, les allégations de vente de personnes en tant qu'objets sexuels ne sont aujourd'hui pas prouvées. Il est donc dangereux d'affirmer quelque chose que l'on ne peut pas démontrer formellement, jusqu'à plus ample information. La guerre des idées exige un minimum d'honnêteté pour ne pas tomber dans la pure propagande qui peut se retourner contre ses initiateurs. Cela dit, la mise en esclavage de non-musulmans est autorisée par l'EI. Il est possible qu'on apprenne qu'il y a eu des marchés aux esclaves.

Au Nigeria, les lycéennes enlevées en mai de cette année ont peut-être été converties puis mariées à des activistes de Boko Haram. Cela constitue un argument de recrutement pour les jeunes aspirants au jihad : "rejoignez-nous, vous pourrez vous marier sans payer de dot !"

Les horreurs qui ont lieu aujourd'hui sont révoltantes. Les femmes et les enfants ne sont pas épargnés. Les combattants et le peu de population qui restent à Kobani sur la frontière syro-turque risquent d'en subir les atrocités. Déjà, des femmes ont été décapitées, ce qui était un "privilège" réservé jusque là aux hommes. Il faut dire que les femmes combattantes (du YPG, les milices de protection kurdes ou du PKK) sont particulièrement craintes par les vrais jihadistes croyants (pas par les mercenaires sans foi ni loi cités précédemment). En effet, un jihadiste tué par une femme voit les portes du paradis se refermer devant lui... D'où cette haine inextinguible à l'égard des femmes en armes très nombreuses parmi les troupes kurdes.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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