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Pourquoi Fulgencio Batista peut être considéré comme un enfant de choeur à côté des frères Castro
©AFP

Bonnes Feuilles

Fulgencio Batista, celui que l’imaginaire collectif pétri par la propagande castriste considère comme un dictateur sanglant, à la solde des États-Unis et complice de la mafia, fut un personnage bien plus complexe que cela. Métis aux origines misérables, sergent révolutionnaire, président démocratiquement élu, écrivain autodidacte, homme d’État et putschiste autocrate, "El Hombre" accumulait les paradoxes. Jacobo Machover fait le tableau de cet homme méconnu, dans "Cuba de Batista à Castro", publié chez Buchet Chastel.

Jacobo Machover

Jacobo Machover

Jacobo Machover est un écrivain cubain exilé en France. Il a publié en 2019 aux éditions Buchet Castel Mon oncle David. D'Auschwitz à Cuba, une famille dans les tourments de l'Histoire. Il est également l'auteur de : La face cachée du Che (Armand Colin), Castro est mort ! Cuba libre !? (Éditions François Bourin) et Cuba de Batista à Castro - Une contre histoire (éditions Buchet - Chastel).

 

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La révolution cubaine n’a pas seulement été cette marche triomphale des barbudos de Fidel Castro que l’on voit à satiété sur les images d’époque, montrant des guérilleros juchés sur des camions et des chars entrant dans La Havane au milieu des vivats de la foule unanime, rassemblée là pour célébrer l’avènement d’un monde nouveau, comme s’il s’agissait d’un remake de la libération de Paris. Elle ne se résume pas non plus au départ précipité en avion de Fulgencio Batista, tandis que ses derniers partisans se pressent pour monter dans des yachts de luxe afin d’échapper à la vindicte populaire et à la furie des vainqueurs, tels qu’ils apparaissent sur les images du film Le Parrain 2 (The Godfather 2) de Francis Ford Coppola, où le général Batista, toujours élégamment habillé en civil, interrompt la fête du Nouvel An 1959 célébrée au palais présidentiel pour annoncer son départ à ses proches en réitérant ses vœux traditionnels : « Salud. Salud. ». Parallèlement, les habitants de La Havane se livrent à la destruction des casinos, sur lesquels règne la mafia américaine réunie à l’hôtel Nacional pour un congrès (qui a eu lieu en réalité plus de dix ans auparavant, en 1946, alors que Batista se trouvait en exil aux États-Unis), et à celle des parcmètres, symbole de la corruption. Le télescopage de ces scènes vise à montrer l’inféodation du régime aux États-Unis et la détermination des révolutionnaires castristes, lorsque le futur « parrain », Michael (Al Pacino), héritier de Don Vito Corleone (Marlon Brando), voit dans la rue un jeune homme qui, lors d’un contrôle militaire massif, préfère se sacrifier en actionnant sa grenade contre un haut gradé plutôt que de se faire prendre. Là, il acquiert la conviction que les insurgés peuvent gagner, certitude qu’il transmet à ses collègues assis sur la terrasse de l’hôtel surplombant La Havane (le film n’ayant pu être tourné à Cuba dans les années 1970, ce sont les toits de Saint-Domingue, bien  moins abîmés que ceux de la capitale cubaine, que l’on voit). Ce sont ces images qui continuent à marquer l’imaginaire collectif, sans aucune remise en question véritable. 

Soixante ans après ce mois de janvier 1959 où Cuba a basculé dans l’histoire universelle, influençant une partie du monde, il est grand temps de revenir sur la mythologie déversée par la propagande en mettant l’accent sur la tragédie que cette aventure « romantique » a signifié pour ses protagonistes mais aussi pour l’ensemble de sa population. Elle a représenté avant tout une déchirure des familles cubaines, aussi bien celles qui ont connu ces événements dans leur chair que celles qui regardaient de loin, le plus loin possible, ces bouleversements qui finiraient par les atteindre toutes. 

     Je n’étais qu’un enfant à l’époque. C’est pourquoi je tente depuis toujours de reconstruire, à travers des documents historiques et littéraires, mais surtout des témoignages, le fil des sensations qui m’ont alors submergé, ainsi que celles des autres enfants, tous les enfants, qui ont dû souffrir dans leur chair ces décennies d’un interminable exil. Quelques-uns des principaux protagonistes de cette histoire ont à présent disparu. Mais il reste leurs descendants, qui ont subi à leur corps défendant les événements dont leurs parents ont été les victimes ou les héros. Parmi ceux-là, Roberto (« Bobby ») Batista, le jeune fils de l’ « Homme », « El Hombre », qui a marqué le destin de Cuba pendant vingt-cinq ans, depuis les années 1930, avant de finir en exil, d’abord à Saint-Domingue, puis au Portugal et en Espagne, où il est mort en 1973. 

     Roberto, de même que quelques-uns de ses frères, cherche à réhabiliter son père, tout en sachant que ce sera très difficile, car le récit castriste, relayé par les innombrables sympathisants du régime à l’étranger, est parvenu à s’imposer, faisant de Batista l’archétype du tyran latino-américain, à l’instar du Dominicain Trujillo, avec lequel les relations étaient pourtant exécrables, et précurseur d’un Pinochet au Chili ou des généraux argentins. Toutefois, il n’approuve pas son coup d’État, perpétré le 10 mars 1952, qui signifia le début de la fin de la période républicaine et son remplacement par un système communiste après la prise du pouvoir par Fidel Castro, encore en vigueur de nos jours. Mais il y a plusieurs Batista : le sergent révolutionnaire de 1933, l’homme fort dans l’ombre du pouvoir jusqu’en 1940, le président de la République démocratiquement élu entre 1940 et 1944 qui intègre deux ministres communistes dans son gouvernement, l’ex-mandataire une première fois exilé ensuite, le militaire qui revient au pouvoir par la force, se présentant comme le sauveur de Cuba en 1952, et finalement l’exilé abandonné, clamant dans le désert que « Cuba a été trahie », comme l’affirme le titre en anglais de l’un de ses livres, Cuba betrayed. 

     Batista a subi l’opprobre, ses descendants ont longtemps préféré se réfugier dans le silence, certains que leurs paroles ne provoqueraient ni intérêt ni compassion. J’ai rencontré son fils Roberto(« Bobby ») à Madrid en 2017. C’est un homme âgé à présent, mais c’est le sentiment de l’enfant qui a atterri à New York le 30 décembre 1958, un jour avant l’abandon du pouvoir par son père, qui surgit dès la première conversation, comme un traumatisme indélébile, la scène primitive qui restera gravée à jamais. Plus que le fils de l’ancien dictateur, c’est l’exilé, comme moi, que je reconnais là, et avec lequel j’entame un dialogue d’introspection et d’analyse historique et politique. 

     Il n’est pratiquement pas une famille cubaine qui ne compte dans ses rangs un prisonnier, un fusillé, un exilé. Pas avant la révolution. Seulement après l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro. Le régime instauré par Batista à partir de 1952 avait bien sûr signifié la rupture de l’ordre constitutionnel que lui-même avait respecté et approfondi pendant sa période de président élu, entre 1940 et 1944, mais ce n’était qu’un avatar de plus dans l’histoire cubaine. Un gouvernement fort en apparence, arbitraire, soumis aux aléas des critiques et des révoltes à l’intérieur du pays et des relations en dents de scie avec le puissant voisin nord-américain : tout cela devait provoquer un profond rejet d’une partie de la population et d’une fraction de l’opinion publique internationale, du moins celle qui s’intéressait à l’existence de Cuba. La révolution castriste, qui se définirait comme socialiste à partir d’avril 1961, en a fait une monstruosité. Ce faisant, elle incluait dans son rejet tous les types de gouvernement, dictatures ou démocraties, qui s’étaient succédé dans l’île depuis l’indépendance, acquise contre l’Espagne en 1898, après une brève période d’administration par les États-Unis, qui dura jusqu’en 1902. Le castrisme faisait table rase du passé, qui n’avait pas toujours été si terrible que ça. Surtout, il pénétrait la vie et l’âme des Cubains dans ce qu’ils avaient de plus intime, les obligeant à adhérer à son idéologie, faute de quoi ils pouvaient être condamnés à la prison, à la mort ou à l’exil. Cela, aucun pouvoir antérieur ne l’avait fait. 

     Sous les gouvernements républicains et du temps de Batista, les Cubains pouvaient lutter. Ils pouvaient exprimer publiquement leur opposition, par voie de presse, de radio et de télévision, même s’ils recouraient à la lutte armée. Par la suite, après de constantes tentatives de révolte et d’invasion, de dissidence intellectuelle et pacifique, ils furent condamnés au silence ou à la répétition ad infinitum de la parole gouvernementale. Par millions, ils n’eurent d’autre solution que fuir, au péril de leur vie, ou continuer à risquer leur liberté en affirmant leur droit à la libre expression. La révolution castriste n’a pas instauré une dictature de plus, mais un système répressif qui s’exerce sur l’ensemble de la population, fait d’endoctrinement permanent, de slogans récurrents et absurdes, de débrouillardise pour échapper à la misère, de délation généralisée, parfois au sein même du foyer familial. Elle a aussi déformé l’histoire de Cuba, la réduisant à un affrontement entre le bien communiste et le mal impérialiste, à l’espoir d’un bonheur à venir qui n’arrive jamais et à la condamnation sans nuances de tout ce qui lui était antérieur. C’est un peu de ce passé que j’entends reconstituer ici, ainsi que les événements qui y ont mis fin, au-delà des clichés qui ont transformé la tragédie cubaine en épopée libertaire, sanguinaire en réalité, pour tenter de rétablir une part de vérité. 

Extrait de Cuba de Batista à Castro, Jacobo Machover, Buchet Chastel, 2018.

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