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L'ancien Premier ministre français Bernard Cazeneuve, Jean-Pierre Sueur, l'ancien premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadelis, Jean-Marc Ayrault et l'ancien président français François Hollande à Paris, le 17 juillet 2019.
L'ancien Premier ministre français Bernard Cazeneuve, Jean-Pierre Sueur, l'ancien premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadelis, Jean-Marc Ayrault et l'ancien président français François Hollande à Paris, le 17 juillet 2019.
©Thomas SAMSON / AFP

Angle mort

L’homme qui incarne les espoirs d’une gauche républicaine refusant les outrances et insultes des insoumis semble avoir plus de facilité à exprimer ce que la gauche n’est pas que ce qu’elle pourrait être…

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Pour Bernard Cazeneuve, « La gauche ça n’est pas La France insoumise ». Si l’homme qui incarne les espoirs d’une gauche républicaine énonce clairement ce que n’est pas la gauche. Y-a-t-il, dans la gauche non-NUPES, une vraie proposition de ce que serait  la gauche ?

Jean Petaux : Toute la difficulté, non seulement pour la « gauche non-NUPES » comme vous dites, mais aussi pour les observateurs, tient dans la réponse à la question que vous posez. Bernard Cazeneuve est un esprit suffisamment délié et subtil pour bien savoir qu’on ne définit qu’imparfaitement un mot ou un concept en disant ce qu’il n’est pas. Pour tout dire, on ne le définit pas du tout d’ailleurs en procédant ainsi. Il en va de même en matière de proposition. Dire que telle ou telle proposition n’est pas portée par le mouvement ou la sensibilité politique que l’on défend ne remplace pas la nécessité de formuler les siennes propres, après les avoir pensées et construites.

La gauche, en France, a toujours été partagée entre des courants parfois très opposés. Limitons-nous au XXème siècle : partisans de Guesde face à ceux de Jaures jusqu’à la création de la SFIO qui réunit les deux partis en 1905 ; grande fracture du congrès de Tours en décembre 1920 où la majorité de la SFIO se rallie à la Troisième internationale du Komintern de Lénine et fonde la SFIC, quand la minorité, derrière Léon Blum reste à garder « la vieille maison » socialiste et demeure attachée à la Deuxième internationale, la « socialiste ». Au moment du Front Populaire la gauche ne se réunit qu’à moitié si l’on peut dire puisque le PCF de Thorez soutient le gouvernement socialiste er radical-socialiste sans y participer. L’affrontement repart de plus belle après 1947 puisque c’est un socialiste, Ramadier, qui « dégage » les ministres communistes de son gouvernement : la Guerre froide va durablement isoler le PCF et rendre encore plus atlantiste la SFIO qui résiste, au sein de la gauche, à la surpuissance du PCF jusqu’au milieu des années 60. Même si François Mitterrand est le candidat unique de toutes les forces de gauche à la première présidentielle au suffrage universel de novembre-décembre 1965 (communistes compris), il doit ce soutien de la totalité des formations politiques de la gauche française, essentiellement au fait qu’il n’est ni socialiste, ni communiste, ni radical… Il est « lui-même » : un « conventionnel » comme il aime à se présenter, à la tête d’une toute petite formation politique : la Convention des Institutions Républicaines. Nom improbable qui ne « dit » rien parce que son numéro 1 a déjà fait sienne la formule du cardinal de Retz : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens ».

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Finalement il faudra attendre l’année 1972 pour que soit signé le premier Programme Commun d’Union de la Gauche jamais établi entre trois formations politiques situées à gauche : le PCF de Georges Marchais, le PS de François Mitterrand et le Mouvement des Radicaux de Gauche (dont Bernard Cazeneuve a été délégué départemental des jeunes « MRG » en Gironde entre 1983 et 1986) de Robert Fabre. Cette dernière formation politique est alors issue d’une rupture avec la « majorité » du plus vieux parti de France, le Parti radical et radical-socialiste, majorité que les journalistes vont désigner désormais sous le nom de « Parti Radical valoisien » car il a conservé les locaux du siège historique du parti, rue de Valois à Paris. Ce que l’on oublie souvent de préciser à propos du Programme Commun d’Union de la Gauche c’est qu’il a toujours été discuté et enjeu de nombreuses questions quant à son éventuelle application, car sur plus d’un point les positions n’étaient pas du tout clarifiées entre les signataires. Au point que lorsqu’il s’est agit « d’actualiser » ce programme de gouvernement, dans la perspective des élections législatives de mars 1978 que l’Union de la Gauche, compte tenu de ses résultats électoraux aux cantonales de 1976 et surtout aux municipales de mars 1977, pouvait espérer gagner, tout a volé en éclat et les trois partenaires de gauche se sont déchirés en public devant les caméras de l’époque… Ce qui fut, sans doute, la première grande séquence en directe d’une vie politique qui allait se jouer désormais sur scène, en « live » devant des Français plutôt médusés par un tel spectacle.

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Si l’on fait l’effort de préciser ce que pourrait être une « gauche non-NUPES » en 2023, on peut avancer quelques « grands items » : respect des institutions de la Cinquième république (donc pas de convention pour proposer les termes d’une Sixième république, à l’inverse de LFI, principale composante de la NUPES) ; respect des engagements et traités européens ; respect de l’adhésion à l’OTAN et maintien de la France dans le commandement militaire intégré, comme elle le fait depuis son retour dans cette instance en 2008, car il est important de rappeler que la France n’a jamais quitté l’OTAN en 1966 ; volonté de modifier la fiscalité pour réduire l’échelle de l’écart des revenus en France ; valoriser l’économie sociale de marché ; développer pleinement l’économie sociale et solidaire ; assurer une transition écologique qui soit socialement soutenable ; engager une véritable politique de décentralisation comparable aux lois adoptées sur le sujet en 1981-1982 ; retrouver les voies d’une politique éducative républicaine largement perdues de vue ; lancer une réelle politique du « grand âge » ; refonder totalement le système sanitaire français surtout en matière d’accès aux soins ; soutenir une vraie politique culturelle qui doit être comprise comme un « bien essentiel » ; inventer des formes nouvelles de délibération publique ; retisser les liens du dialogue social et redonner toute leur place aux partenaires sociaux en s’appuyant sur les syndicats ; renforcer la démocratie représentative en reconnaissant la valeur du travail et de l’engagement des élus…  Voilà quelques marqueurs traditionnels de la gauche social-démocrate. Il y en a certainement de nombreux autres. Mais une fois ces thématiques (ou ces « têtes de chapitre) posées tout reste à concevoir dans le « mécano législatif ». En 1981 la situation était bien plus simple pour François Mitterrand élu à l’Elysée. Vainqueur, le 10 mai 1981, d’une élection présidentielle qui a pris des allures de « grande alternance », conforté par une « vague rose » législative qui lui a assuré une « paix royale » (c’est le cas de le dire) pendant cinq années, l’ancien contempteur des institutions de la Cinquième république en est devenu le principal bénéficiaire et zélote. Le « chemin de roses » n’aura duré que deux années, jusqu’aux municipales de 1983, mais la « gauche » va marquer quand même de son empreinte cette période. Le plus amusant d’ailleurs fut la réaction du patronat français qui, après avoir cru que les chars de l’Armée rouge allaient stationner place de la Concorde, a reconnu assez rapidement qu’ils ne pouvaient que dire « Merci Mit’rand » comme le rapporte Christophe Labarde dans son excellent ouvrage « Les Grands Fauves » (Plon, 2021). Quand la gauche, authentique, a été aussi considérée par le patronat de droite, comme « bénéfique » (à défaut d’être « bénéficiaire »). Certains diront alors que cette gauche-là n’était peut-être plus vraiment de gauche, si elle était appréciée par le patronat. On leur répondra qu’il suffit de se rappeler comment la droite néo-libérale chiraco-balladurienne s’est comportée entre 1986 et 1988 pour comprendre ce que sont vraiment la gauche et la droite…

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C’est sans doute cela que, dans un secret espoir, Bernard Cazeneuve rêve de retrouver.  Cette période de 1981-1982 est celle de ses premiers pas dans l’âge adulte, le début de ses années étudiantes bordelaises. Elle a certainement chez lui un parfum de nostalgie, mais l’homme, rigoureux et réaliste, n’est pas du genre à se bercer de rêves ou d’emphase. Il n’est pas Mélenchon, enivré de ses propres mots et de ses outrances narcissiques. Il sait, comme l’estimait Napoléon que l’on peut faire des plans de bataille avec les rêves de ses soldats endormis, mais à condition de les sortir, ensuite de leur sommeil, pour qu’ils montent à l’assaut et l’emportent. La gauche social-démocrate française, celle qui ne se reconnait pas dans la NUPES, ne demande sans doute qu’à se réveiller. Reste à le faire…

Alors que la gauche n’a rien remporté depuis bientôt 10 ans, l’espoir de la gauche républicaine s’incarne dans le dernier Premier ministre de François Hollande. Mais le bilan du dernier président socialiste peut-il définir ce qu’est et doit être la gauche ?

Je n’emploie pas le terme de « gauche républicaine » car je ne pense pas que la NUPES soit anti-républicaine. Poser le débat en ces termes, tout comme par exemple Nicolas Sarkozy a cru subtil de transformer l’UMP en « Les Républicains », comme si un parti politique français, quel qu’il soit, pouvait ainsi s’approprier la République, est assez ridicule et prétentieux en fait. Même s’il fut marqué à gauche, le bilan de François Hollande n’est certainement pas suffisant pour définir ce que doit être la gauche. Je ne prendrai que deux exemples : d’une part le soutien à la politique industrielle, autrement dit la réindustrialisation de la France, n’a pas été suffisant et, d’autre part,  ce qui aurait pu être un grand dessein dans la décentralisation territoriale s’est mué en petit dessin sur la carte et les territoires (sans paraphraser Houellebecq). Sur la question industrielle, il est manifeste que, tout à la fois  prisonnier d’un accord qu’il n’avait pas négocié avec les Verts et plombé par une partie du groupe socialiste à l’Assemblée qu’il n’avait pas choisie (les tristement célèbres et lamentables « frondeurs »), François Hollande n’a pas suffisamment pris en compte la nécessité de moderniser et renforcer l’industrie nucléaire en France quand un parti comme le PCF était bien plus clairvoyant sur la question, dûment documenté et informé par les cadres de la CGT d’EDF. Quant à la décentralisation, la gauche, sous Hollande, n’est pas allée au bout de son ambition. Elle a tergiversé pour accoucher d’une réforme en 2015 (lois MAPTAM, NOTRe ou encore nouvelles régions) qui n’a fait que rajouter du trouble au flou et des turbulences aux doublonnages des compétences… C’est sans doute là une maladie bien française, dont la gauche semble régulièrement atteinte : de grands discours à prétention téléologique et des « réformes cathédrales » comme dit la politologue Chloé Morin dans son dernier livre (« On aura tout essayé », Fayard), destinés à faire de la France le paradis du bonheur. La droite n’est guère plus inspirée, c’est au monde entier qu’elle prétend apporter ce qui lui manque, au nom d’une espèce de grandeur qui la fait rayonner partout sur Terre. Un peu de modestie, de réalisme et de sens de la relativité des choses ne nuiraient pas à nos politiques, de gauche comme de droite d’ailleurs. Ce cocktail serait encore plus utile et indispensable à l’actuel locataire de l’Elysée. En tous les cas ce sont trois qualités dont Bernard Cazeneuve n’ait pas du tout dépourvu. Loin de l’hubris. Laquelle n’est pas seulement synonyme d’outrance, chez les Grecs anciens, mais dont il n’est pas inutile de rappeler qu’elle correspond à un trait comportemental des humains que les dieux n’apprécient pas du tout et qu’ils châtient fortement. En termes plus contemporains et directs : les propriétaires de l’Olympe n’apprécient pas du tout que les locataires du dessous, les hommes sur la Terre, pètent plus haut que leur cul. Ils les sanctionnent en conséquence. Tout dirigeant français pourrait s’en inspirer. De « gauche et/ou de droite », voire « ni de gauche ni de droite », d’ailleurs.

Pourquoi la gauche républicaine est-elle dans l’incapacité de faire une vraie proposition alternative à la gauche NUPES ?

Parce qu’elle n’a pas travaillé, réfléchi, confronté, construit tout simplement. Un programme politique ne tombe pas du ciel comme les Tables de la Loi gravées par Dieu qui atterrissent aux pieds de Moïse sur le mont Sinaï. Cela passe par de nombreux travaux préparatoires, par des échanges et des débats avec de nombreux interlocuteurs. Tout cela reste à faire manifestement. Il reste quatre années…

Outre les figures à l’image de Carole Delga ou Bernard Cazeneuve, y a-t-il les forces pour reconstruire la gauche ?

Les forces, en politique, fonctionnent comme de la limaille de fer attirée par un aimant. Plus celui-ci est fort et plus il peut agréger ces petits filaments ou grains qui sont éparpillés. En d’autres termes c’est par la construction d’un projet qu’un projet se renforce en expertises, en propositions et en forces vives à même de le présenter et de le défendre. Dans les années 1960 François Mitterrand disait qu’à 200 on peut « prendre la France ». Emmanuel Macron a montré, entre 2016 et mai 2017 que cette proposition n’a pas perdu totalement sa pertinence, loin de là. Les formes nouvelles de militantisme et de pratique de la politique tendent sans doute à renforcer la réflexion mitterrandienne. Reste à vraiment montrer que l’envie de gagner est là. Que la conquête du trophée suprême est une obsession permanente pour celui qui doit agréger à lui les forces politiques indispensables. La gauche a connu ainsi des figures authentiques, social-démocrates, certainement plus « aimables » qu’un certain tribun actuel de gauche fasciné par on ne sait quelle utopie latino-américaine. Ces figures s’appelaient Pierre Mendes-France, Michel Rocard, Jacques Delors. Aucun des trois ne s’est donné les moyens de gagner, privilégiant la morale à la politique. La question qui se pose au sujet de Bernard Cazeneuve est celle-ci : veut-il vraiment accéder à la magistrature suprême ? Gardera-t-il la posture morale qu’il incarne ou choisira-t-il de lancer sa carrure d’homme d’Etat qu’il est, incontestablement, entièrement dans la bagarre politique, celle qui se caractérise, aussi, par ses coups bas, ses petitesses et ses saloperies. Cette réponse à cette question conditionne, pour une large part, la reconstruction d’une gauche de gouvernement en France.

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