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Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu après une conférence de presse à Ankara, le 8 juin 2022.
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu après une conférence de presse à Ankara, le 8 juin 2022.
©Adem ALTAN / AFP

Diplomatie

Les ministres des affaires étrangères, Lavrov pour la Russie et Çavuşoğlu pour la Turquie, se sont rencontrés à Ankara le 8 juin pour lancer un projet d’établissement d’un corridor humanitaire d’approvisionnement en grains depuis le port d’Odessa. Cela avait pour objectif d’enrayer la crise mondiale d’approvisionnement en matières premières alimentaires qui se profile en raison des suites de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Des millions de tonnes de grains sont actuellement bloquées dans les silos du port d’Odessa car la route maritime est coupée par la marine russe qui a établi le blocus de la côte ukrainienne.

Ce projet devrait être mis en œuvre par l’ONU une fois que Kiev aura donné son accord. Ankara joue actuellement le rôle de « coordinateur » dans cette affaire.

La Russie est « prête » à garantir la sécurité des navires céréaliers quittant les ports ukrainiens, avec la coopération de la Turquie, a assuré mercredi son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov à Ankara. 

Dans un premier temps, il conviendra de déminer les abords du port d’Odessa (des mines auraient été mouillées par les Ukrainiens pour empêcher un débarquement) puis de garantir une navigation sécurisée à travers la mer Noire jusqu’au détroit du Bosphore.

La Marine turque devrait jouer un rôle central dans cette affaire étant chargée avec son homologue ukrainienne du déminage d’un chenal à partir du port d’Odessa puis d’escorter les cargos à travers la mer Noire.

La Marine russe effectuerait un contrôle à l’entrée du détroit.

Le ministre de la défense turc, Hulusi Akar, s’est entretenu téléphoniquement avec son homologue ukrainien, Oleksiy Reznikov, en début de semaine à ce sujet. Pour l’instant, Ankara est relativement bien vu à Kiev pour avoir fermé les Détroits aux navires militaires russes qui n'ont pu venir en renfort de la Flotte de la Mer Noire. Concernant cette mesure handicapante pour la stratégie de Moscou, la Russie n'a pas parlé d'« interdiction formelle » pour ne pas envenimer les choses.

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Il se démarque des Occidentaux en général et de l’OTAN dont la Turquie est un pays membre.

Un exemple parlant, le ministre Lavrov n’avait pas pu se rendre à Belgrade le 6 juin parce que le survol des pays entourant la Serbie ( la Bulgarie, la Macédoine du Nord et le Monténégro) a été interdit à son appareil. Il n’a rencontré aucune difficulté pour se rendre en déplacement officiel à Ankara… 

Moins visibles mais beaucoup plus vitaux, les échanges commerciaux entre les deux pays se poursuivent sous le regard courroucé de Washington.

Ankara a condamné à l’ONU l’invasion russe de l’Ukraine  mais ne s’est pas associé au vote suivant établissant des sanctions.

La Turquie a des besoins énergétiques énormes pour satisfaire son industrie et sa population de 84 millions d’âmes (un peu plus que l’Allemagne). Ces derniers sont déjà alimentés à 50% par la Russie.

En 2023, Ankara devrait réceptionner à l’occasion du centenaire de la République turque, le premier réacteur nucléaire de 1.200 mégawats de la centrale d’Akkuyu construite par Rosatom, l’entreprise nationale russe spécialisée dans le nucléaire. À terme, quatre réacteurs devraient être opérationnels et contribueraient à fournir 10% de l’électricité turque. Ce fabuleux contrat rencontre aujourd’hui des problèmes de financements en raison des sanctions internationales sur les mouvements de capitaux depuis la Russie.

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Enfin, la crise économique que la Turquie traverse et qui est au moins pour partie causée par une mauvaise politique monétaire et une inflation énorme (près de 70 % en avril) ne permet pas à Ankara à couper les ponts économiques avec la Russie qui lui fournit également d’importantes quantités de céréales. Cela risquerait de conduire à la famine pour une partie défavorisée de sa population. Le pouvoir voit là une menace directe pour la stabilité du régime en place depuis 2002. Sur le sujet vital de la nourriture, le peuple turc s’emporte facilement et des manifestations se transforment vite en émeutes qui peuvent conduire à l’insurrection. 

Plus anecdotique mais bien réel, les oligarques qui veulent mettre leurs luxueux yachts à l’abri des saisies occidentales viennent les mouiller le long des côtes turques. Et les Russes capables d’investir de 250.000 à 500.000 dollars dans le pays peuvent obtenir un passeport turc (dit « golden passport ») après des démarches de quelques mois. Enfin, des citoyens russes se laissent de plus en plus tenter par des acquisitions immobilières qui sont d’un excellent rapport qualité/prix. 

Enfin, sur le plan politico-militaire, la Turquie est engagée avec la Russie au nord de la Syrie et les relations sur place sont pour le moins délicates… Dans ce même domaine, la Turquie est fort mécontente de l’attitude des États-Unis qui « soutiennent les terroristes  » kurdes à l’est de l’Euphrate en Syrie et dans le Nord de l’Irak.

Cela ne veut pas dire qu’il y a une alliance objective puisqu’Ankara s’oppose à Moscou en Libye (via des sociétés militaires privées de par et d’autre) et considère que le concept de « lac russe » pour la Mer Noire est totalement inacceptable. Dans le conflit arméno-azéri qui couve, Ankara se tient fermement aux côté de Bakou et les Russes dans les deux camps à la fois (avec un soutien plus marqué à l’Arménie). 

Que pensent les Américains ?

Les Américains sont littéralement furieux. Mais ils  ne peuvent rien faire tant la position stratégique majeure de la Turquie leur est indispensable.

La base aérienne turco-américaine d’Inçirlik (sans parler des stations de détection - dont celle d’alerte avancée de l’OTAN de Kurecik - et d’écoutes encore actives) est jugée comme vitale pour leurs actions au Proche-Orient. Si lors de la première guerre du Golfe en 1990, les Américains avaient pu l’utiliser, ce n’avait pas été le cas en 2003 quand ils ont envahi l’Irak dans son intégralité car Ankara avait mis son véto(1).

Il convient de se souvenir que des militaires américains sont toujours physiquement présents dans le nord de la Syrie et en Irak et que le point de passage obligé pour garder le contact logistique avec ces forces passe par la Turquie ! 

Contre la Russie, Inçirlik et le port d’Adana voisin leur sont indispensables pour surveiller (pour le moment) les mouvements de la marine et de l’aviation russes basées respectivement à Tartous et à Hmeimim en Syrie. Enfin, depuis la Turquie, ils peuvent suivre l’évolution au niveau des deux provinces séparatistes pro-russes de Géorgie (Abkhazie, Ossétie du Sud).

Enfin, la présence de l’état-major terre de l’OTAN à Izmir (Land Component Command -LANDCOM-) peut aussi servir de moyen de pression à Ankara en cas du déclenchement d’une crise grave entre alliés. 

Traditionnellement, la Turquie a toujours joué de sa position géographique située « entre l’Orient et l’Occident ». En clair, elle s’est toujours livré à un jeu qui pourrait être assimilé à une forme de chantage. Elle favorise les uns au détriment des autres puis l’inverse en fonction de ses intérêts du moment. Elle applique à la lettre la maxime du général de Gaulle : « les États n’ont pas d’amis, que des intérêts ». Un exemple a été l’achat de systèmes de défense anti-aériens russes S-400 - ce qui a eu pour conséquence d’annuler sa participation dans le programme du chasseur américain F-35. Cela ne l’a pas empêché de réclamer ensuite des F-16 modernisés en échange du non-déploiement opérationnel des S-400.

Dans le conflit ukrainien, la Turquie se fait une place d’interlocuteur incontournable pour toutes les parties. Si le Bosphore est interdit aux navires militaires russes, il ne l’est pas pour ses cargos et l’espace aérien turc est ouvert aux vols russes ce qui permet aux plus fortunés de rejoindre les stations balnéaires des Émirats arabes unis, du Qatar ou de l’Égypte.

Sur le plan touristique, les Russes considèrent que la Crimée est devenue trop risquée. La saison estivale qui débute laissera voir si les plages turques sont fréquentées par des touristes russes. Elles ne sont pas interdites aux Russes (la Turquie en attendait sept millions cette année) mais ce sont les moyens de paiement qui font défaut en raison des sanctions. 

1.     La Turquie a menacé à plusieurs reprises de fermer Inçirlik à l’accès américain. Cette base est turque et toutes les installations qui s’y trouvent lui appartiennent. Question : quid des dépôts des bombes nucléaires tactiques B-61 qui y seraient encore stationnées (c’est loin d’être certain).

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