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Plaidoyer pour un partenariat franco-allemand raisonnable
©Odd ANDERSEN / AFP

Bonne entente

Si le maintien et le développement d’une bonne entente entre Paris et Berlin sont au prix de l’abandon de l’euro devons-nous hésiter un seul instant ?

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Une passion allemande qui a tourné court

Mardi 11 décembre, lendemain du discours d’Emmanuel Macron, j’ai tapé en allemand sur mon moteur de recherche “Emmanuel Macron gibt nach”, c’est-à-dire “Emmanuel Macron cède” pour voir le résultat de la recherche. Il ne s’agit pas du tout de faire un procès d’intention à nos amis allemands mais j’avais l’intuition que le discours du président français serait très mal reçu outre-Rhin, en tout cas chez les faiseurs d’opinion. Or, ce n’est pas seulement qu’il a été mal reçu: mon moteur de recherche m’a donné la plupart des titres de la presse allemande, unanime à critiquer le président français. Le choix va des formules polies de la Süddeutsche Zeitung ou de la Frankfurter Zeitung, où l’on parle d’un “tournant macronien” à la tonalité beaucoup plus directe de Die Welt, où l’on lit que “le président français fait de la France une nouvelle Italie”. Je ne parcourrai pas la litanie des reproches faits à l’hôte de l’Elysée dans le détail. D’abord parce qu’elle est fastidieuse: le constat est fait que le président a lâché 10 milliards au moins, suite à la pression de la rue; du coup la France fera repasser son déficit au-dessus des 3%; par conséquent, Emmanuel Macron aura tenu aux Allemands de grands discours mais, nous dit-on, il vient de détruire toute possibilité de coopération européenne sérieuse. 

Constat d’échec. Etonnant dénouement de la passion allemande d’un président français, sans réciprocité et qui aura tourné court beaucoup plus vite que prévu. Le Président n’a cessé, depuis son élection, de proposer un marché aux Allemands: il entreprenait des réformes pour flexibiliser l’économie française - en échange l’Allemagne acceptait, sinon des transferts financiers au sein de la zone euro, du moins l’amorce d’un budget européen, des investissements d’avenir et une forme de soutien financier aux pays jouant le jeu desdites réformes. Durant dix-huit mois, aucune véritable réponse n’est venue de Berlin (les conclusions du sommet de Meseberg de juin 2018 sont ridiculement timides). Il n’est plus temps de formuler des regrets: j’ai eu bien des fois l’occasion d’écrire ici-même que le président français devrait négocier plus durement, inaugurer un rapport de force, constituer une coalition pour le soutenir au sein de l’UE,  mettre les Allemands devant leurs responsabilités de nation prépondérante dans la zone euro, donc obligée d’assumer un leadership. Il n’est pas question, non plus, d’adresser des reproches à nos premiers partenaires européens. On pourra toujours se demander dans quelle mesure une réponse positive aux propositions d’Emmanuel Macron aurait entraîné un cercle vertueux. En réalité, le président français demandait bien peu et il souhaitait sans doute trop tard que l’on évoluât vers la substitution d’une monnaie complète à l’actuel système de banques centrales nationales. Et puis la Chancelière allemande était politiquement au bout du rouleau depuis la fin de l’année 2016, incapable de surmonter les conséquences électorales de sa politique d’immigration massive. Quand bien même elle l’aurait voulu, elle aurait eu le plus grand mal à faire bouger l’opinion allemande vers une fédéralisation définitive de la zone euro. 

Le dénouement d’une tragédie

Les Anciens distinguaient trois moments dans une tragédie. Au premier acte, le héros lutte avec le destin et finit vaincu par des forces qui le dépassent; c’est la phase dite dramatique; au deuxième acte, le héros exalte sa plainte devant l’injustice du sort. Il avoue son impuissance. Enfin, au dénouement, on découvre qu’il était coupable de démesure et a été vaincu par la justice divine ramenant l’ordre du monde. Il y a quelque chose d’une tragédie antique dans le destin présidentiel d’Emmanuel Macron. Pendant plus d’un an, ce chef inattendu, qui répétait depuis des années que le système de l’euro était condamné si on ne faisait rien, a lutté pour vaincre les forces de la désunion européenne qui montaient inexorablement: les dragons qu’il entendait pourfendre s’appelaient Fainéantise, Résistance au Changement, Nationalisme. Au beau milieu de la lutte qu’il avait entamée, le héros a été soudainement terrassé, selon un retournement inattendu et terrible; nous ne l’avons pas entendu exhaler de plainte, encore. mais qui n’aura remarqué les traits tirés du Président depuis plusieurs semaines? Qui n’aura vu combien cet homme qui exaltait naguère le mouvement était hiératique lors de son discours de lundi 10 décembre? 

Et puis, ne sommes-nous pas tentés, tel le choeur de la tragédie antique, de nous lamenter nous-mêmes ? Oui, le héros a chuté. Mais n’était-il pas notre chef, n’est-ce pas notre pays qui est atteint par son affaiblissement? N’avons pas envie d’entonner une complainte des temps anciens devant les souffrances de notre vieux pays, atteint par un chômage de longue durée apparemment insurmontable, en particulier dans la jeune génération ?  

Pourtant, à un moment que nous ne connaissons pas encore, viendra le dénouement de la tragédie. Il deviendra clair pour tous que le héros terrassé paie pour avoir repris à son compte trente ans d’arrogance des dirigeants français successifs, qui au fond n’ont eu que faire des souffrances sociales d’un peuple qu’ils ont négligé de protéger. Nous constaterons que la grande faute d’Emmanuel Macron est de n’avoir pas compris ce que signifiait l’élimination des socialistes et des Républicains du second tour de l’élection présidentielle: loin d’en tirer une leçon d’humilité, il a décidé de persévérer dans l’erreur monétariste de ses prédécesseurs; et là où eux se taisaient, par décence, il s’est lui, vanté sur le fait qu’il ferait basculer la France dans une modernité à laquelle elle se serait dérobée jusque-là, qu’il en ferait une nation conforme au “modèle allemand”. 

On peut parler d’une tragédie à bien des titres, au-delà du seul destin présdentiel d’Emmanuel Macron. Il y a tragédie parce que la France est, après plus de trente ans de politique monétaire et budgétaire contraire à ses intérêts, affaiblie, divisée, au bord d’une crise politique qui pourrait durer des mois et ajouter la confusion à la confusion. Il y a tragédie quand on regarde le destin sacrifié de tant de nos compatriotes, qui n’auront jamais été protégés des vents violents de l’économie mondialisée. En 1992, j’avais voté non à Maastricht car je jugeais le tissu social déjà suffisamment déchiré pour qu’on n’y ajoutât pas la rigidité d’une politique monétaire qui nous empêcherait de devenir compétitif dans une économie de plus en plus ouverte - et donc de dégager la croissance nécessaire au financement de la protection sociale; je ne comprenais pas pourquoi la France, depuis la fin des années 1970, avait préféré une politique de changes fixes à l’allemande à une politique de changes flexibles à l’anglo-saxonne. En 2018, en pleine crise des Gilets Jaunes, j’ai du mal à contenir mon indignation lorsque je vois tant de nos dirigeants et de nos intellectuels refuser, toujours et encore, de voir la réalité, exposée sous nos yeux, des souffrances causées par l’inadaptation de notre appareil de formation (tout au long de la vie), la désindustrialisation du pays, le démantèlement des services publics, la combinaison létale d’abandon de la souveraineté nationale et d’absence de construction d’une souveraineté européenne effective.  

Vers une relation franco-allemande raisonnable

Je n’ai pas de raison d’éprouver la même indignation vis-à-vis de nos amis allemands. Les plus éclairés d’entre eux, en 1991, à savoir les responsables de la Bundesbank, avaient conseillé à nos dirigeants de ne pas s’obstiner à vouloir l’euro en pleine réunification (monétaire) de l’Allemagne. Loin de les écouter, François Mitterrand a signé Maastricht et l’économie française s’est pris de plein fouet la hausse des taux d’intérêt allemands destinée à combattre les dangers d’inflation liés à la réunification monétaire allemande. Et ce que Mitterrand a signé aussi, c’était le ralliement de la France (à peine soutenu par le peuple vu les 30% d’abstention au référendum sur la monnaie unique) à un modèle économique et monétaire allemand: la stabilité de la monnaie devant s’accompagner, immanquablement, de l’équilibre budgétaire et de la déflation salariale. Que l’Allemagne ait été la meilleure aux règles qui étaient les siennes, quoi d’étonnant? Pourquoi lui en voudrions-nous? Qu’elle ait au fond profité, pendant toute la première décennie du siècle, du fait que nous étions plus dépensiers et plus consuméristes qu’elle pour acheter les produits de son industrie, qui le lui reprochera? Que depuis dix ans, en situation de crise, l’Allemagne ne cesse de rabâcher les fondamentaux de l’austérité à laquelle s’est habituée ce pays au taux de fécondité parmi les plus bas du monde, en quoi est-ce étonnant? Ce sont nos dirigeants qui ont voulu l’euro plus que l’Allemagne; ils ont accepté les règles allemandes de gestion monétaire car ils savaient que sans cela il n’y aurait pas d’euro. Si tout cela nous explose à la figure, nos dirigeants n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Et c’est au peuple français qu’Emmanuel Macron, qui paie pour ses prédécesseurs, doit rendre des comptes. 

Je constate comme vous que l’Allemagne n’a pas fait grand effort pour répondre aux propositions d’approfondissement de la zone euro formulées par Emmanuel Macron. Et je suppose comme vous qu’ils ne feront plus aucun effort maintenant que le Président et son gouvernement “cèdent aux Gilets Jaunes” - « à la populace jaune », comme dit un auteur du journal Die Welt qui visiblement, comme Goethe en son temps « préfère une injustice à un désordre ». En quoi est-ce étonnant? Cela vous inquiète-t-il parce que vous pensez, comme Emmanuel Macron avant d’être élu, que sans approfondissement de la zone euro ce dernier est condamné? Effectivement, la question de la pérennité de l’euro est à présent posée. 

Cela doit-il nous détourner d’avoir de bonnes relations avec l’Allemagne? Non, au contraire ! D’abord parce qu’il va falloir imaginer rapidement ensemble les moyens de faire atterrir l’avion sans qu’il s’écrase. Ensuite, parce que nous devons constater que l’euro a été le contraire de ce qu’on nous promettait: loin de renforcer les relations avec l’Allemagne, il les a détériorées. Par une sorte de prophétie auto-réalisante (nous devons partager le mark car la puissance allemande est irrésistible nous expliquait-on avec un manque de sang-froid caractéristisque entre 1989 et 1992) il a installé l’Allemagne en position dominante en Europe, un rôle qu’au fond elle n’a jamais eu envie d’assumer, brûlures héritées de l’histoire oblige. Au fond, l’Allemagne ne voulait pas de l’euro; mais puisque c’est la condition que nous mettions à la réunification, elle l’a accepté, à condition que nous adoptions les règles de sa gestion monétaire. Nous n’y pouvons rien si, en 1900, la France était monétariste et l’Allemagne désireuse de casser le carcan monétaire des changes fixes (à l’époque l’étalon-or); et si en 2018, c’est exactement le contraire. Ainsi vont les destins particuliers des nations. Sachons assumer nos différences de conception et de rythmes historiques.

Et surtout, nous n’avons pas besoin de l’euro pour coopérer avec nos amis allemands en matière de recherche, pour nous coordonner dans la lutte anti-terroriste, pour concevoir un investissement massif dans l’intelligence artificielle ou adopter une politique commerciale commune vis-à-vis de la Chine. Rien ne nous interdit, avec ou sans l’euro, d’oeuvrer ensemble à la création en Europe du réseau le plus moderne et le plus équilibré de villes du futur, de territoires durables et de transports économes en énergie. On peut même penser que cela sera plus facile si nous libérons l’essentiel de notre énergie de la question lancinante des déficits publics en retrouvant, grâce à des politiques économiques adaptées à chacune de nos spécificités nationales, le chemin d’une croissance forte. 

Tandis que la France doit réparer son tissu social déchiré, reconstruire une industrie, intégrer les enfants des banlieues à la nation, l’Allemagne, elle, doit assumer les choix erronés d’Angela Merkel (sortie du nucléaire, accueil non maîtrisé en quelques semaines à la fin 2015, d’un million de réfugiés et d’immigrants d’opportunité). Que nos deux nations aient tendance, dans les années qui viennent, à se replier sur leurs problèmes internes, quoi de plus prévisible? Cela ne doit pas nous empêcher de réinventer une relation franco-allemande raisonnable, utile à l’Europe et tournée vers le reste du monde - au lieu du tête-à-tête destructeur né des reproches mutuels. 

Après tout, l’absence de nuances de la réaction allemande au discours d’Emmanuel Macron ce 10 décembre 2018 a pour avantage de dissiper les dernières illusions que pouvaient entretenir des dirigeants français vivant largement dans l’illusion du “couple franco-allemand”. Nous ne pleurerons pas sur l’effondrement du bâtiment mal conçu par François Mitterrand, ce mauvais génie de la politique française. Nous ne regretterons pas de ne plus entendre Jacques Attali ou Alain Minc puisque, de toute façon, cela fait bien longtemps que nous ne prêtons plus aucune attention à ce qu’ils recommandent. Non, nous nous préoccuperons plutôt d’éviter que les errements de nos dirigeants depuis trente ans rejaillissent sur la relation franco-allemande au point de l’endommager.  Ne nous trompons pas de combat dans les mois et les années qui viennent. Nous portons une double responsabilité: mettre fin à trente ans de la politique économique la plus absurde de l’histoire de notre pays, la plus destructrice pour notre cohésion sociale; et retrouver entre Européens l’envie de politiques coordonnées au service de l’équilibre du monde. 

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