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Philippe Besson : « ceux qui meurent à la fin prendront le train »
©GUILLAUME SOUVANT / AFP

ATLANTICO LITTERATI

Avec son vingtième livre « Paris-Briançon » ( Julliard), Philippe Besson s’impose parmi les meilleures ventes de cette « rentrée d’hiver » tout en bénéficiant d’un bon accueil critique. Vendre beaucoup et toucher les « litterati »serait donc possible ? Oui, à condition d’utiliser la bonne recette et des ingrédients dans l’air du temps. Nos angoisses existentielles, l’absurdité d’à peu près tout, sans oublier le hasard précipitant les aléas de la destinée: « le mauvais endroit au mauvais moment ». Dans le genre, parfait.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Repères

Philippe Besson est écrivain et scénariste pour le cinéma et la télévision : il a publié une vingtaine de livres et travaillé  -entre autres- avec Josée Dayan,Patrice Chéreau, Téchiné. Prix Emmanuel Roblès pour son premier roman «  En l’absence des hommes »(Julliard/ « 10/18/ »2001)-  l’un des personnages n’est autre que Marcel Proust-, Philippe Besson  se voit ensuite 

distingué par le «  Grand Prix RTL/Lire pour « L’Arrière-Saison »(Julliard/ « 10/18 »2002),  fiction dans laquelle l’auteur  affirme ses goûts pour le  huis- clos (cf. unité de lieu et de temps), la solitude de protagonistes, et  le hasard  : « L’arrière-saison » est un  roman né de sa contemplation du chef-d’œuvre d’Edward Hopper  ( 1882-1967)  : « Nighthawks  »(«  Les noctambules » ou « Les oiseaux de nuit »). 

«  Lorsque le visiteur du « Whitney »(musée new-yorkais fondé en 1931 par Gertrude Vanderbilt -Whitney -1875-1942- artiste  et mécène) descend un étage pour admirer les deux Hopper des collections permanentes, il comprend ce qui lui manquait jusqu’alors : uneémotion sous-jacente, due à cette profonde familiarité qui métamorphose un paysage et ses habitants en un vocabulaire, un ensemble de symboles silencieux que l’on partage sans effort », note John Updike ( 1932-2009)  dans « Un simple regard » ( éditions Horay) au sujet d’Edward Hopper. Philippe Besson fait de cette peinture de l’incommunicabilité une dramaturgie . Comme  dans la plupart des romans qui suivront, la  passion ( « straight »ou gay )  est  impossible, ou contrariée. Les vies sont fragiles, précaires : chahutées ; seul compte l’instant présent . Certaines notations donnent au personnage sa vérité  :« Si la beautépeutpasser ou lasser, si ellepeut s'estomper ou finir par ennuyer, le charme, en revanche, ça ne partjamais, c'est là, pourtoujours, ça resteintact. » (Philippe Besson,« L’arrière-saison »/ Julliard/10/18/ 2002) 

Par ailleurs, voici ce que disait Claire Julliard dansl’ « Obs » d’ « «Arrête avec tes mensonges » ( Philippe Besson/2017/Julliard) :« Ce livre poignant, déroutant, sans doute son meilleur, pourrait être considéré comme la matrice de son œuvre. Il en contient les principaux thèmes: le manque, l'absence, les élans inaboutis, les amours malheureuses. Mais aussi le caractère imprévisible de l'existence, les événements inattendus qui en modifient le cours. »

On jurerait un résumé de « Paris-Briançon ».Ou le train comme transport des imaginaires… 

« Les ténèbres rôdent partout », nous avertit Franz-Olivier Giesbert dans son éditorial du Point. A la violence symbolique du « wokisme » répond notre sentiment d’impuissance face à ce cancer intellectuel menaçant de détruire notre civilisation. Alors que la France doit quitter le Mali « sans délai »(sic) et que Biden nous informe chaque soir de l’imminence d’un carnage en Ukraine, nous rêvons à des jours meilleurs, tout bâillonnés que nous soyons.  Que pouvons- nous dire et  surtout faire pour que la vie dans ce qui fut notre «  douce France »- redevienne vivable ? Pour que  cesse l’inquiétude -voire l’angoisse- nous saisissant parfois dans  ces jungles urbaines, au cœur desquelles chacun peut mourir en entrant Gare du Nord, par exemple, poignardé par un fou ? Sans oublier cette punition que sont devenues nos campagnes plantées d’éoliennes et de champs de maïs étendant leur hideur à perte de vue, hideur  illustrant notre défaite de citoyens au bord de la crise de nerfs ? Contraints à l’acceptation de tout, assommés par cette violence  que nous oppose l’époque, une mêlée dans laquelle nous ne nous retrouvons pas, nous n’avons aucun pouvoir sur rien. D’où la colère. 

Comme tout un chacun, nous voudrions sortir  du tableau. Nous pourrions fuir au  loin par le train ? « Le départ de l’Intercités de nuit no 5789 est prévu à 20 h 52. Il dessert les gares de Valence, Crest, Die, Luc-en-Diois, Veynes, Gap, Chorges, Embrun, Mont- Dauphin-Guillestre, L’Argentière-les-Écrins et Briançon, son terminus, qu’il atteindra à 8 h 18 »,   confirme Philippe Besson devant son « Paris-Briançon »;  la nuit, c’est beau, un train ; on imagine plus que l’on ne voit :  tout ce qu’il nous faut.« L’Intercités no 5789 traverse le parc du Morvan et personne ou presque ne s’en rend compte. Parce que la nuit recouvre la petite montagne bourguignonne et parce que le sommeil a déjà̀ gagné une grande partie des voyageurs. » poursuit l’auteur ; Nous rêvons d’une oasis dans ce désert où faute d’être respecté, tout le monde est à cran : la France d’ici et maintenant. « Pour le moment, les passagers montent à bord, joyeux, épuisés, préoccupés ou rien de tout cela. Parmi eux, certains seront morts au lever du jour », dit l’auteur -très en forme-.  au début de ce roman choral .

Ce « Parmi eux, certains seront morts au lever du jour » nous fait  un effet bœuf. Nous poursuivons la lecture du nouveau Philippe Besson,  sous le choc.  Nous songeons à Agatha Christie et à son Orient-Express. Mais Briançon, ce n’est pas Cerkezköy dans la région de Marmara, en Turquie.« Pourquoi Briançon ? Parce qu’ils n’ont pas l’habitude de la montagne, d’ordinaire pour les vacances ils vont plutôt au bord de la mer, en Bretagne ou en Vendée, ils louent un mobile home dans un camping. Cette fois, ils ont eu envie de changer. Et les Alpes, ça les tentait davantage que les Pyrénées » Nous pensons à cet autre « Train » changeant les destins pendant la guerre,  et a cette passion parmi les carnages que vit le personnage central, un certainFéron, à bord du « Train » de Georges Simenon (1961).Nous  voulions changer d’horizon. Notre guide du « Paris- Briançon » a concocté un échantillon de la population française  voyageant avec nous- lecteurs, de sorte que tout le monde s’y retrouve, ou presque.  Des jeunes ( en groupe), un couple de retraités, des divorcées avec enfants, des médecins expérimentant un coup de foudre, un fils venant de perdre sa mère et se découvrant gay : toutes nos vies en somme. Dans la nuit,  pourtant, le danger de mort commence de poindre. Certains voyageurs en seront pour leurs frais. Et nous lecteurs oublierons les éoliennes, la Gare du Nord, cette hideur de Paris croupissant dans la saleté, le risque de guerre en Ukraine, le Mali et les gars héroïques pour rien, car le « Paris- Briançon » nous a  « embarqués »  au point que nous avons oublié le reste. Le romancier a manigancé son intrigue ferroviaire pour que nous nous endormions avec ses personnages afin de nous réveiller juste avant la catastrophe annoncée. Tel couple qui vient de se former vivra l’enfer. Tel retraité, marié depuis toujours, va se retrouver seul ; les enfants ne seront pas toujours préservés. Philippe Besson n’est pas scénariste pour rien : il a le sens du rythme et  tient son intrigue ; ses personnages, profitant  du huis-clos, se confient à nous et nous en sommes touchés. Certains  d’entre eux nous ressemblent : c’est pourquoi « Paris- Briançon » se vend si bien. Mais pas seulement. « Ils n’ont pas vraiment de passé, ou l’ont déjà oublié. Ils s’en souviendront plus tard, quand ils seront ses adultes, le regretteront peut -être, en parleront comme d’un temps béni, ou seront bien contents de s’en être dépêtrés, mais là, tout de suite, il n’existe pas. Si bien qu’échappant à la nostalgie, ils échappent aussi à la mélancolie »Les meilleurs moments du livre ne sont pas les plus efficaces : l’auteur le pressent, et se doit de cultiver ce territoire.

En attendant, ce train 5789 est une métaphore de l’époque et de l’existence. Vivons,  recommande Philippe Besson. Il a raison. Annick GEILLE

Extrait

C’est trop tard

20 h 50. Une voix masculine, dotée d’un fort accent du Sud-Ouest – signe irréfutable que les contrôleurs viennent de partout et parfois vont partout –, annonce que le départ est imminent et qu’il faut prendre garde à la fermeture des portes, avant d’égrener les noms des gares qui seront desservies. La plupart sont inconnus ; c’est qu’à la fin, on s’enfoncera dans la montagne, là où l’air et les populations se raréfient. Puis la voix souhaite machinalement un bon voyage et on entend un larsen suivi du clac d’un téléphone trop vite raccroché. 

Alors le convoi s’ébranle dans la lenteur, comme s’il accomplissait un effort gigantesque pour s’arracher à ses amarres, les pylônes de béton défilent, et c’est le dehors, mais un dehors entre chien et loup, le jour est tombé, la nuit pas encore tout à̀ fait arrivée. Le train laisse derrière lui la verrière métallique, gagne de la vitesse, croise un RER amenant son lot de banlieusards venus s’encanailler un vendredi soir et d’actifs qui auront quitté́ tard leurs bureaux. Surgissent les HLM parce qu’on franchit le boulevard périphérique, là où sont entassés tous ceux qui n’ont pas droit au cœur de la ville. Surgissent les façades taguées, les barrières d’isolation phonique, tandis que le ciel sombre est strié d’un entrelacs de caténaires. Après les entrepôts, c’est Ivry-sur-Seine. À quelques encablures mais pas assez près, le bois de Vincennes : les passagers n’en verront rien, ils devront se contenter d’imaginer sa présence. Vitry, Choisy, puis la forêt de Sénart, tapie dans l’obscurité qui gagne. Et ça y est, c’est la plaine, avec ici ou là des villages, on les devine aux loupiotes qui tremblent dans le lointain. Allez, c’est parti pour de bon, il n’y aura pas de retour en arrière. C’est trop tard. 

Pourtant, personne ne pense encore à Briançon, en tout cas pas comme à quelque chose de concret, certains peut- être y pensent comme à une promesse. Mais personne n’a en tête les fortifications, ni la Durance, ni le grand glacier descendant du col du Lautaret, ni la ville haute ou la ville basse. À la limite, d’aucuns forment des images : la télécabine du Prorel, la fontaine des Soupirs, les cadrans solaires sur les bâtiments publics, le parc municipal, mais ce sont des images presque involontaires, fugaces et sentimentales. Non, pour le moment, on songe sans doute encore à la ville qu’on a laissée derrière soi, à la maison, a-t-on bien fermé la porte, à ce qu’on a glissé dans les valises, se peut-il qu’on ait oublié quelque chose, c’est idiot de se poser ce genre de questions maintenant mais on ne peut pas s’en empêcher. 

Désormais, le train avance à plus vive allure, dépasse facilement des phares de voitures sur des chemins en contrebas, tout en produisant un fracas auquel on n’est plus habitué depuis qu’on emprunte le TGV. Du reste, on prête attention, presque malgré soi, aux bruits bizarres, annonciateurs d’éventuelles avaries. Mais pas d’avaries, au moins pour le moment, la machinerie taille la route, au long de ces lignes d’acier parallèles dont même les conducteurs croient ne jamais apercevoir la fin, quelquefois. Derrière les vitres en Securit, la lune est claire et un ennui diffus pourrait rapidement gagner. Au point qu’on en vient à se demander, pour le tromper, cet ennui qui menace, si, en plus des voyageurs, le convoi transporte du courrier, des colis, des babioles que les gens attendent dans des endroits reculés. Et voilà qu’on se laisse gagner par la régularité des secousses, bercer par le roulis. 

Mais il est trop tôt pour se coucher, beaucoup trop tôt, même pour rester étendu. Alors on se redresse et on rejoint le couloir, là où il pourrait y avoir un peu de vie, le contraire de cette claustration à laquelle on ne s’est pas encore accoutumé. 

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C’est Alexis qui en premier vient s’arrimer à la barre de maintien. La nuit est tombée et il ne distingue que la silhouette répétitive et fuyante d’arbres, pas tous sortis de l’hiver, une route ponctuée de lampadaires, à peine éclairée par leur lumière jaune, puis des champs à perte de vue qui pourraient donner l’illusion que le train est un bateau progressant sur une mer calme. 

Le médecin est tiré de sa rêverie quand il surprend une conversation entre sa voisine de compartiment – la porte est demeurée ouverte – et celui qu’il pense être son fils. Le petit se plaint d’être fiévreux et sa mère ne peut que constater qu’en effet, il est « brûlant », c’est l’adjectif qu’elle emploie, mais les mères ne cèdent-elles pas, de temps à autre, à l’exagération ? Dans la foulée, elle se lamente à voix haute, pour elle-même et pour exposer son impuissance : « Et je n’ai même pas pris la trousse 

à pharmacie ! » Le gamin ne bronche pas, qu’est-ce que ça peut bien lui faire ? Alors elle insiste : « Mais t’as mal quelque part ? » Il gémit un petit « oui ». Elle s’agace légèrement : « D’accord, Gab, mais où ? » Alexis ne peut pas visualiser la scène de l’endroit où il se tient mais comprend sa réponse muette et souffreteuse. « OK, t’as mal à la gorge. Mais beaucoup ? » Là, Alexis suppose que l’enfant a dû répondre positivement d’un mouvement de la tête, car la mère laisse échapper un « Eh merde ! » qui exprime peut-être une lassitude venue de plus loin. C’est cette exclamation qui le pousse à intervenir. 

« Pardon, j’ai entendu votre discussion avec votre fils, vous ne parliez pas fort, mais j’étais juste là. Il se trouve que je suis médecin. Je n’ai pas ma mallette avec moi mais, si vous le souhaitez, je peux l’examiner. » Julia a d’abord un geste de recul, une circonspection qui, elle aussi, vient de loin. Qui est ce type qui débarque sans prévenir dans l’embrasure de son compartiment, alors qu’autour, tout n’est qu’obscurité et silence ? Est-ce qu’elle peut lui faire confiance ? Mais, très vite, elle se détend. Il n’a pas l’air méchant, ressemble même à quelqu’un qui veut aider, sincèrement et, de toute façon, il y a du monde dans ce wagon, que pourrait-il arriver ? » 

Copyright/ Philippe Besson/ »Paris-Briançon » (Julliard) /19 euros

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