Passoire fiscale : pourquoi le chiffre des recettes qui échappent à l'Etat est vraisemblablement plus élevé que l'estime la Commission européenne<!-- --> | Atlantico.fr
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La France laisserait partir chaque année dans la nature quasiment un quart des recettes de la TVA.
La France laisserait partir chaque année dans la nature quasiment un quart des recettes de la TVA.
©Chichi des rois

Ça fuit !

Le journal Le Monde a révélé mercredi sur son site le contenu d'un rapport chiffrant le manque à gagner de la TVA à plus de 32 milliards d'euros par an.

Jean-Yves Archer

Jean-Yves Archer

Jean-Yves ARCHER est économiste, membre de la SEP (Société d’Économie Politique), profession libérale depuis 34 ans et ancien de l’ENA

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Atlantico : Selon la Commission européenne, la France perdrait chaque année 32 milliards d'euros sous forme de TVA à cause notamment de failles dans les prélèvements et l'optimisation fiscale des grands groupes. Comment expliquer de telles pertes ?

Jean-Yves Archer : A l'heure où sont réceptionnés les avis d'imposition (impôt sur le revenu et taxes locales), nul doute que l'étude de la Commission européenne qui annonce avoir détecté 32 milliards d'euros de manque à gagner pour la seule collecte de la TVA va avoir un effet désastreux sur les contribuables. 2013 est une année rude en matière fiscale mais apparemment des progrès de collecte semblent possibles et urgents. Les Français apprécieront.

Ce manque à gagner n'est pas réductible à un facteur. En fait, il ressort des éléments connus qu'une série de six facteurs explique principalement ce qui se nomme une " freinte fiscale " .

Lors d'une opération économique soumise à la TVA, certains agents économiques fraudent en retenant un taux minoré. Le calcul est juste mais la perception de la taxe singulièrement abaissée (de 19,6% à 7%). Réponse usuelle de ce type de fraudeur : erreur informatique, mauvais bordereau d'expédition, etc. Parallèlement, il existe la fraude dite carrousel qui consiste à obtenir un crédit de TVA (sur biens et services ou sur immobilisations) à partir de livraisons intracommunautaires fictives.

De même, le système de la TVA intracommunautaire permet aussi d'agencer des circuits qui aboutissent à faire payer la TVA dans le pays où le taux est le plus accommodant (prix de transfert). Il y a manque à gagner pour la France mais il y a surtout à souligner l'incroyable lenteur du chantier de la convergence européenne des taux de TVA et d'impôt sur les sociétés (voir le célèbre cas de l'Irlande). Dans la droite ligne de ce mécanisme regrettable, se trouvent les schémas d'optimisation fiscale des grands groupes. Il est d'usage de citer Amazon qui a logé ses bases d'imposition finales au Luxembourg mais il y a bien d'autre cas.

Ensuite, il y a les manques à gagner par liquidation judiciaire de l'entité redevable de la TVA. Si certains cas sont clairement et loyalement dus à la crise, d'autres sont fort bien orchestrés et visent un but : l'escroquerie pure et simple aux préjudices des créanciers publics et privés.

Enfin, il ne faut pas négliger les erreurs ou omissions qui nuisent à la collecte. Il s'agit donc d'imperfections dans les mécanismes de collecte que la généralisation de la télétransmission devrait permettre de réduire ou, en tous cas, de contenir.

Dernier point souvent méconnu, de nombreuses activités sont exemptes de TVA. Ainsi, une Société civile immobilière de personnes relevant de l'impôt sur le revenu n'est pas dans l'obligation de se placer sous le régime de la TVA ce qui masque parfois des opérations immobilières commerciales (normalement incompatibles avec l'objet social stricto sensu de la société) qui, elles, sont soumises à TVA. De même, certaines prestations d'enseignement sont hors-TVA ce qui, là aussi, masquent des abus.

L'expatriation fiscale (vers la Belgique pour les détenteurs de capitaux et vers Londres pour les jeunes entrepreneurs) est, année après année, une hémorragie de TVA puisque ces personnes ne consomment plus en France.

Le chiffrage annoncé par la Commission est-il fiable ? Pourrait-il en réalité être supérieur ?

Pour d'évidentes raisons, le gouvernement conteste l'étude mais nul ne sait s'il donnera accès à des chercheurs indépendants pour vérifier certains des points remis en cause. Il est toujours aisé de crier au loup mais de rester muré derrière son enclos. Ici, la Commission européenne évoque plus de 30 milliards de pertes en ligne. Imaginons même qu'elle soit dans l'erreur de 10 milliards, cela ferait encore 20 milliards d'évaporation, de freinte à notre détriment collectif. Bien plus que les 14 milliards promis de baisse de la dépense publique d'Etat par le ministre Cazeneuve...

Je ne dispose pas des moyens techniques pour confirmer le chiffre de Bruxelles mais, avec un peu de mémoire, je signale au lectorat que le 24 Juillet 2012 une commission du Sénat avait chiffré à plus de 50 milliards le montant de l'évasion fiscale ( qui inclut les jeux d'optimisation précédemment décrits, voir ici - contenu abonnés du Monde).

A ce stade, il faut par conséquent avancer avec minutie, il y a un versant qui est la fraude et l'évasion fiscale et un autre versant qui est l'efficacité de la collecte : efficacité technique intrinsèque et efficacité juridique face aux risques de cessations de paiements. Un chiffrage de 50 à 60 milliards sur le premier versant est partagé par nombre d'analystes. Quant au deuxième versant, on peut hélas tabler sur 8 à 11 milliards dont au moins 3 mds pour les seuls paramètres techniques.

Avons-nous une idée du montant perdu toutes taxes et/ou impôts confondus ?

Par cohérence avec l'étude de Bruxelles qui table sur une freinte de 30 milliards pour la seule TVA, il faut garder en mémoire que la TVA représente environ trois fois le montant des recettes de l'impôt sur le revenu. En arrondissant, la TVA représente 200 milliards de rentrées fiscales. On peut estimer qu'environ 57 milliards d'IR seront collectés en 2013. Si le manque à gagner global (mécanique et frauduleux) est du même ordre de pourcentage que pour la TVA, cela revient à devoir conclure que l’État est face à une brèche additionnelle de près de 9 milliards. A cela s'ajoute l'aspect patrimonial où il est bien évident que depuis l'instauration de l'IGF devenu ISF, des milliards ont quitté le territoire. Les chiffres les plus absurdes circulent sur ce sujet mais une chose est acquise : en cumul, cela doit représenter une manne significative (supérieure à 3 milliards par an).

Quelles réformes adopter pour éviter que la France reste ainsi une telle "passoire fiscale" sur la TVA ?

Au regard des enjeux, les solutions paraissent simplistes et limitées. Nous dépendons d'abord d'une vraie harmonisation fiscale européenne qui n'est pas en bonne voie. Puis, grâce aux recoupements informatiques et autres moyens modernes de traitement de l'information, on peut espérer des progrès mais parallèlement la fraude va bénéficier du vaste mouvement de dématérialisation des factures qui est certes un progrès de gestion (vers le zéro-papier et le tout-numérique) mais tout autant un moyen additionnel de fraude potentielle. Tous les commissaires aux comptes le savent. Pour conclure, la France est un pays où des axes de progrès sont possibles ce qui devrait nous rendre optimistes même si cette étude de Bruxelles est "agaçante" et fera sortir certains de leurs gonds. Souvenons-nous de la guérilla entre Jacques Médecin (ancien maire de Nice) et le ministre du Budget Michel Charasse : celui-ci avait utilisé tous les moyens de droit pour recouvrer les sommes dues au Trésor public y compris en parvenant à faire saisir la superbe propriété immobilière de l'élu. Autrement dit, que l’État ne stigmatise pas trop vite l'étude de Bruxelles alors que certains arrangements fiscaux décidés sur ordre laissent songeurs.

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