Paris, une plongée dans le tourbillon culturel et créatif pour les écrivains américains de la Génération perdue<!-- --> | Atlantico.fr
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L'écrivain américain Henry Miller en vacances à Paris le 4 mai 1959, avec sa femme et ses enfants Catherine et Tony.
L'écrivain américain Henry Miller en vacances à Paris le 4 mai 1959, avec sa femme et ses enfants Catherine et Tony.
©UPI / AFP

Bonnes feuilles

Ralph Schor a publié « Le Paris des écrivains américains, 1919-1939 » aux éditions Perrin. Paris dans les années 1930 : « le nombril du monde », tout comme « la toile de fond naturelle pour l'art et la littérature du XXe siècle ». Pourquoi tant d'écrivains américains, parmi les meilleurs de leur génération, affluèrent-ils à Paris dans l'entre-deux-guerres ? Extrait 2/2.

Ralph Schor

Ralph Schor

Professeur émérite à l’université de Nice Sophia-Antipolis, Ralph Schor a publié de nombreux livres, dont L’Antisémitisme en France pendant les années 1930, Histoire de la société française au XXe siècle et, chez Perrin, Le Dernier Siècle français, 1914-2014. Destin ou déclin ?

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Paris offrait l’image d’une ville au passé prestigieux qui servait en même temps de point d’ancrage à la création contemporaine, une ville où la liberté et l’intensité des échanges favorisaient la diversité des recherches artistiques, une ville où la littérature pouvait s’épanouir grâce à d’exceptionnelles possibilités de publication. Aussi, pour les Américains, n’existait-il pas de lieu réunissant autant de conditions favorables à l’élaboration d’un nouvel art d’écrire. Dadaïsme, surréalisme, cubisme, entre autres, proposaient autant de sources d’inspiration, discutées, acceptées ou contestées. Dans ce vaste débat intellectuel, les artistes prenaient davantage conscience d’eux-mêmes, de leur identité, de leurs aspirations, de leurs rapports avec la culture française vue comme un modèle plus ou moins revendiqué.

Le levain parisien

Les écrivains américains de Paris estimaient qu’ils vivaient dans un lieu de création unique au monde, autant conservatoire de tous les arts que laboratoire où naissait une culture nouvelle. Ainsi Gertrude Stein pouvait-elle assurer que Paris et la France constituaient la «toile de fond naturelle pour l’art et la littérature du vingtième siècle ». Pour la célèbre collectionneuse d’art moderne, la capitale offrait tellement de conditions stimulantes que les nombreux étrangers venus pour y écrire, peindre, sculpter, composer n’auraient pu mener leur œuvre à son terme dans leur pays d’origine: «Chez eux, ils pouvaient être dentistes !» Les artistes ne caracolaient certes pas tous sur les ailes du génie et beaucoup demeuraient dans l’obscurité, mais tous pouvaient tenter leur chance: Paris, disait Ezra Pound, était le «paradis des artistes quel que soit leur mérite ».

Si Paris tolérait toutes les audaces artistiques, c’était parce que, dans cette ville ancienne et prestigieuse, le passé solidement enraciné et étroitement mêlé au présent donnait à la culture une assise indestructible. Les Américains pensaient en effet qu’un peuple comme celui de la capitale, fidèle au legs du passé, à ses valeurs, à son art de vivre, possédait une vigueur telle qu’il ne pouvait redouter les innovations. Le môle de vie et de résistance constitué par l’histoire garantissait à chaque créateur une liberté sans égale et autorisait toutes les expériences. Abbott Liebling remarquait que les scènes new-yorkaises ne programmaient jamais les œuvres du passé, car seules les créations contemporaines leur semblaient offrir quelque intérêt. En revanche, à Paris, Liebling, qui témoignait de goûts éclectiques, applaudissait au music-hall le comique troupier Polin, dont le répertoire datait de 1890, et les contemporains Mistinguett et Maurice Chevalier. Il appréciait les pièces de Racine et de Molière à la Comédie Française, puis le théâtre moderne de Jules Romains et de Jean Giraudoux au Théâtre des Champs-Élysées. À Mogador ou à la Gaîté-Lyrique, il était charmé par l’opérette Les Cloches de Corneville, de Robert Planquette, créée en 1877, tout comme il aimait la comédie musicale No no Nanette de Vincent Youmans, donnée pour la première fois à Paris en 1927. Il fréquentait successivement le Grand-Guignol de l’impasse Chaptal, où étaient jouées de vieilles pièces d’épouvante, souvent considérées comme démodées, et les salles spécialisées dans l’avant-garde. De même, l’Afro-Américain Countee Cullen était ému par les œuvres de Beethoven et de Berlioz entendues dans les salles de concert et se réjouissait au music-hall où se produisaient de jeunes artistes.

Les Américains se laissaient emporter par la fièvre artistique qui caractérisait le Paris de l’entre-deux-guerres. Ils commençaient par visiter les musées et assistaient aux spectacles classiques. Puis ils découvraient que, chaque jour, la capitale leur offrait un vernissage, la première d’une pièce de théâtre, la création d’une œuvre musicale du groupe des Six, d’un ballet dansé par une troupe russe ou suédoise, d’une nouvelle revue de music-hall, ou encore une manifestation dadaïste, un spectacle de cirque, un film surréaliste. Les plus riches étaient invités aux fastueuses soirées qu’organisait le généreux mécène Étienne de Beaumont avec la collaboration artistique de ses amis, Picasso, Cocteau, Milhaud, Satie. Henry Miller n’avait ni les moyens ni le goût d’assister aux grandes premières mondaines, mais il se montrait sensible à l’intense travail de création qu’il observait à Paris: «Le sculpteur d’en face taille une statue dans son jardin […]. Chaque maison renferme un écrivain, un peintre, un musicien, un sculpteur, un danseur ou un acteur. Voilà comme c’est dans ma rue, mais il y a des centaines de rues semblables à Paris. Il y a une constante armée d’artistes au travail, la plus grande de n’importe quelle ville du monde. C’est ce qui fait Paris, cette grande masse d’hommes et de femmes qui se consacrent aux choses de l’esprit. C’est ce qui anime la ville, ce qui en fait l’aimant du monde culturel.»

Les artistes qui, de leur vivant, étaient déjà considérés comme des maîtres recevaient de nombreux hommages. Les musiciens américains se bousculaient pour suivre les cours des grands professeurs français, tels Nadia Boulanger qui avait pour élèves Aaron Copland et Virgil Thomson, Vincent d’Indy qui donnait des cours à Cole Porter, Erik Satie qui accueillait George Antheil. Il en allait de même dans le domaine des arts plastiques: David Bourne, le jeune écrivain à succès, héros du roman Le Jardin d’Éden d’Hemingway, cherchait un illustrateur pour son nouveau livre et avait l’embarras du choix entre plusieurs maîtres, Picasso, Dufy, Derain, Pascin ou Marie Laurencin. Anaïs Nin, sur la recommandation impérative de son amie française Hélène Boussinescq, se précipitait au théâtre pour admirer les mises en scène de Jouvet, Dullin et Pitoëff. Beaucoup d’écrivains se montraient impressionnés de savoir que Joyce résidait à Paris, car, selon l’expression de Sylvia Beach, l’Irlandais était considéré comme un «dieu» par la jeune génération.

Paris offrait un immense éventail de ressources pour les jeunes qui voulaient étancher leur soif de culture. Le parcours d’Ezra Pound fournit un bon exemple des curiosités qui pouvaient être satisfaites dans la Ville lumière. À son arrivée en 1920, le poète se passionna pour l’unanimisme qui, théorisé par Jules Romains, recommandait aux écrivains d’étudier l’individu à travers ses rapports sociaux, et donc de s’orienter vers une peinture de la vie collective. Pound fut aussi très intéressé par le dadaïsme, son pouvoir de subversion, son mélange des formes artistiques, sa dimension internationale. Il défendit ardemment Joyce, prit plaisir à disserter avec Gertrude Stein et Hemingway, s’exalta devant les photographies surréalistes de Man Ray, composa un opéra avec George Antheil, s’essaya à la sculpture… Dos Passos, pour sa part, fut particulièrement séduit par la musique qu’il pouvait entendre dans la capitale : il disait éprouver un « attachement maladif » pour Debussy et Pelléas et Mélisande dont il se récitait le livret; il appréciait Milhaud, Poulenc et Honegger du groupe des Six, ainsi que Satie ; il s’enthousiasma pour les Ballets russes qui lui paraissaient représenter ce que la tragédie avait incarné pour les Grecs: « Le Sacre du printemps me semblait être l’apogée de l’art théâtral […]. La musique de Stravinski était dans notre sang.» En revanche, Dos Passos, esprit très critique, resta réservé à l’égard de Joyce qu’il rencontra chez Sylvia Beach: «J’eus l’occasion d’échanger une molle poignée de main avec un homme pâle et indifférent qui se serrait près du poêle.» Quant à Ulysse, l’Américain trouvait que le livre présentait des pages magnifiques et d’autres bien ennuyeuses. Enfin, Dos Passos fut consterné par les dadaïstes, leurs manifestations et leur petit hymne qu’il jugeait puéril: « Dada, Dada ». Il ajoutait: «C’était une fameuse troupe de dingues.»

A lire aussi : Paris, la ville de la liberté pour les écrivains américains de la Génération Perdue

Extrait du livre de Ralph Schor, "Le Paris des écrivains américains, 1919-1939", publié aux éditions Perrin

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