Paris, la ville de la liberté pour les écrivains américains de la Génération Perdue <!-- --> | Atlantico.fr
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L'écrivain américain Ernest Hemingway avec sa femme à bord du "Constitution" traversant l'océan Atlantique vers l'Europe.
L'écrivain américain Ernest Hemingway avec sa femme à bord du "Constitution" traversant l'océan Atlantique vers l'Europe.
©AFP

Bonnes feuilles

Ralph Schor a publié « Le Paris des écrivains américains, 1919-1939 » aux éditions Perrin. Paris dans les années 1930 : « le nombril du monde », tout comme « la toile de fond naturelle pour l'art et la littérature du XXe siècle ». Pourquoi tant d'écrivains américains, parmi les meilleurs de leur génération, affluèrent-ils à Paris dans l'entre-deux-guerres ? Extrait 1/2.

Ralph Schor

Ralph Schor

Professeur émérite à l’université de Nice Sophia-Antipolis, Ralph Schor a publié de nombreux livres, dont L’Antisémitisme en France pendant les années 1930, Histoire de la société française au XXe siècle et, chez Perrin, Le Dernier Siècle français, 1914-2014. Destin ou déclin ?

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Les écrivains américains de la Génération perdue, qui s’étaient sentis corsetés par le conformisme et le moralisme régnant aux États-Unis, éprouvaient le plus souvent une véritable griserie en découvrant la liberté offerte par le milieu parisien. Ce qui était transgression dans leur pays d’origine – l’alcool, la drogue, certains comportements sexuels – devenait généralement banalité à Paris. Aussi la majorité s’empressait-elle de jouir des licences permises par la culture française. La seule retenue s’appliquait au domaine politique : les Américains préféraient le plus souvent la neutralité aux engagements idéologiques visibles.

Un climat de tolérance

« Paris m’a toujours semblé être la seule ville où l’on peut vivre et s’exprimer à sa guise.» Natalie Barney résuma en ces termes l’opinion de la majorité de ses compatriotes. Grâce à ce climat de liberté, elle pouvait conclure son volume de pensées par ce bilan: «J’ai dépensé l’existence largement, outre mesure.»

Les Américains rappelaient souvent que les Français obéissaient à leur devise «Liberté, Égalité, Fraternité » et répudiaient ainsi tous les conformismes, à commencer par le poids de la religion. Hemingway, dans une lettre de 1923, confiait à une amie : «Bon Dieu, ce que ça m’emmerde de quitter Paris pour Toronto, la ville des églises.» Les écrivains convoquaient souvent leurs souvenirs pour remarquer qu’aux États-Unis chacun évitait de se singulariser, lisait les livres à la mode et les journaux qui reflétaient le mieux l’opinion dominante. Scott Fitzgerald observait la grisaille dans laquelle se réfugiaient les étudiants de Princeton où il avait étudié: «Adopter une position ferme à propos de quelque chose, c’était frimer. Bref, avoir une personnalité remarquable n’était pas toléré.» Des années plus tard, Fitzgerald se remémora, notamment dans son nostalgique Retour à Babylone (1931), l’insouciante dissipation dans laquelle il s’était jeté à Paris, les extravagances auxquelles il n’avait pas craint de se livrer, les plaisanteries douteuses qu’il s’était autorisées dans la Ville lumière. Henry Miller mit en scène son ami Richard Osborn, nommé Fillmore dans Tropique du Cancer, entiché de la France où il croyait que tous les excès étaient possibles: «Quand il disait France, ça voulait dire le vin, les femmes, de l’argent facile ; ça voulait dire faire le mauvais garçon, être en vacances.»

La liberté à Paris se confondait souvent avec des scènes simples et naturelles, comme le fait de voir des amoureux s’embrasser sans gêne en public. Mais, parfois, la liberté tournait à la provocation délibérée que le climat parisien facilitait. Ainsi, Anaïs Nin et l’épouse d’Henry Miller, venue à Paris, June, pour laquelle Anaïs éprouvait une trouble attirance, osèrent danser ensemble dans un cabaret huppé, malgré la réprobation silencieuse des riches clients: «Les hommes en chemise et plastron empesés se raidissent encore plus sur leurs chaises. Les femmes pincent les lèvres […]. Le spectacle fait l’effet d’une gifle sur les clients pompeux.»

Le non-conformisme portait particulièrement sur le vêtement. Les Américains assuraient que leurs compatriotes tremblaient à l’idée de se faire remarquer dans la rue. Or, arrivés à Paris, ils constataient que les Français n’hésitaient pas à afficher leur différence vestimentaire. Aussi certains des nouveaux venus, éprouvant une sorte de griserie de liberté, se singularisaient-ils sans retenue. Ezra Pound était de ceux-là : ses amis le décrivaient accoutré comme un artiste des années 1830, portant une blouse de peintre ou une veste de velours à boutons de nacre surmontée d’une lavallière, coiffé d’un large béret et maniant une canne à pommeau d’ivoire. Wyndham Lewis s’habillait dans le même style et se faisait remarquer par son grand chapeau noir à large bord. Le frère de la danseuse Isadora Duncan, Raymond, lui-même danseur, philosophe, écrivain, qui prêchait le retour à une vie naturelle inspirée de la Grèce antique, arborait une tenue censée refléter ses idées, tenue qui inspira un jugement ironique à John Glassco: «Raymond était une aberration ambulante qui allait vêtu d’une toge grecque tissée à la main et coiffait ses cheveux en longues tresses tombant jusqu’à la taille.» Les femmes s’affranchissaient également de certaines règles vestimentaires. Quelques-unes ne mettaient plus de bas, ce qui paraissait alors audacieux. Mina Loy confectionnait elle-même, sur le même modèle, les abat-jour qu’elle vendait et les chapeaux qu’elle portait. Certaines femmes s’arrogeaient le droit de fumer en public, ce qui, aux États-Unis, suscitait la réprobation, du moins dans les milieux traditionalistes.

Le climat de tolérance qui régnait à Paris séduisait particulièrement les Noirs. Tous soulignaient la jouissance qu’ils éprouvaient à être eux-mêmes, loin des préjugés, des entraves, de la ségrégation qu’ils subissaient aux États-Unis. James Weldon Johnson remarqua qu’en France il se sentait «libre, libre de la sensation d’un malaise imminent, d’une insécurité et d’un danger […] libre d’être simplement un homme ». Langston Hughes, dans une de ses chroniques du Washington Post, évoqua un Noir proclamant qu’à Paris, «pour la première fois de sa vie, il s’était senti un homme […]. Ce qu’il y a de merveilleux en Europe, c’est qu’un Noir peut se faire couper les cheveux n’importe où ».

Outre la liberté de mouvement dans les lieux publics parisiens, les écrivains de couleur appréciaient d’être reconnus d’abord comme des artistes, et non comme des Noirs. Après la guerre, Eddy Harris développa longuement cette réalité : «À Paris, je suis ce que je ne suis pas dans le pays qui aurait dû être le mien. À Paris, je suis Américain – Noir, mais Américain. À Paris, je suis écrivain – Noir, mais écrivain. À Paris, je suis, tout simplement. Aux États-Unis, je reste avant et pour toujours un Noir.»

Countee Cullen se sentait si bien en France qu’il y revenait chaque été pour partager la vie et les valeurs d’un peuple qu’il jugeait libéral et accueillant. Il rêvait de finir ses jours sur cette terre où résonnaient les doux accents d’une langue synonyme de liberté : «Puissé-je vivre là mes derniers jours / Tandis que sonneraient à mes oreilles ces riches accents / Qui, plus que tout autre, m’ont fait éprouver… la liberté.»

Extrait du livre de Ralph Schor, "Le Paris des écrivains américains, 1919-1939", publié aux éditions Perrin

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