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Panne de l’ascenseur social depuis 1980 : les ravages insoupçonnés du déclassement générationnel
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Bonnes feuilles

Chômage, dépenses de santé, financement des retraites, formation : l'approche générationnelle permet de penser différemment les blocages de notre société, et de bâtir de nouvelles formes de cohésion. Extrait de "France, le désarroi d'une jeunesse - 4 propositions pour un nouveau contrat entre générations", de Jean-Hervé Lorenzi, Alain Villemeur et Hélène Xuan

Hélène Xuan

Hélène Xuan

Hélène Xuan est la Directrice scientifique de la Chaire Transitions Démographiques, Transitions Économiques. Elle est titulaire d’un doctorat en sciences Économiques qui a porté sur le vieillissement démographique et la croissance.

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Alain Villemeur

Alain Villemeur

Alain Villemeur est docteur en économie, directeur scientifique de la chaire Transitions démographiques, transitions économiques, essayiste.

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Jean-Hervé Lorenzi

Jean-Hervé Lorenzi

Jean-Hervé Lorenzi est professeur d'économie à l'université Paris-Dauphine et président du Cercle des économistes.

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Dès le milieu des années 1970, l’emploi des jeunes se dégrade de manière continue avec la montée du chômage de masse dont ils sont les premières victimes. Le taux de chômage des jeunes adultes atteint ainsi des sommets durant les décennies suivantes, avec une nouvelle aggravation suite à la grande récession de 2009. Dans le même temps, leur niveau d’éducation s’élève de manière soutenue, le niveau du baccalauréat étant atteint par la majorité d’entre eux qui entreprennent ainsi des études supé- rieures. Or, leurs attentes d’être les nouveaux bénéficiaires de l’ascenseur social, promesse de l’école républicaine, et leurs espoirs de connaître des conditions de vie meilleures que celles de leurs parents, se heurtent à la dure réalité du marché de l’emploi qui ne leur propose guère d’opportunités.

En publiant, dès 1979, « Les fils de cadres qui deviennent ouvriers», ClaudeThélot tire la sonnette d’alarme. Au tournant des années 1980, le progrès générationnel semble suspendu, amenant les sociologues à se pencher sur ce phénomène inédit, inattendu, et à multiplier les études pour le cerner. Car s’élever au-dessus de la condition de ses parents s’inscrit dans une attente bien ancrée dans les pays développés, en particulier depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Ce déclassement générationnel, pendant longtemps ignoré, voire tabou, éclate au grand jour sous l’expression grand public de la « panne de l’ascenseur social». En analysant l’évolution des flux de mobilité ascendante et descendante, en comparant ainsi la profession des individus à celle de leur père pour en déduire le sens de la trajectoire entre les générations, les sociologues relèvent une dégradation indiscutable dans le temps. Les baby-boomers ont connu la mobilité sociale la plus favorable, tirée comme on l’a vu par la période bénie des Trente Glorieuses, une mobilité qui ne cesse de se dégrader pour les générations suivantes.

L’indicateur retenu par certains sociologues comme Camille Peugny repose sur le rapport entre la part des individus connaissant une mobilité ascendante et celle des individus connaissant l’inverse. Si les enfants du baby-boom sont 2,2 fois plus nombreux à s’élever qu’à descendre dans la hiérarchie sociale, le rapport est de 1,8 pour ceux qui atteignent aujourd’hui 60 ans, et de 1,4 pour ceux qui ont aujourd’hui autour de 50 ans. Et ce « déclassement » progressif atteint aussi bien les hommes que les femmes…

Au cours des années 2000, si l’on considère les individus âgés de 35 à 39 ans, 40 % atteignent le niveau social de leur père, 35 % sont au-dessus et 25 % au-dessous. Or, cette part des déclassés ne cesse de croître, ce qui n’est pas sans susciter bien des inquiétudes. Ce phénomène touche en particulier les enfants de cadres et de professions intellectuelles supérieures, 25 % d’entre eux étant à 40 ans devenus des ouvriers ou des employés.

Cependant, le diplôme demeure un véritable rempart contre le déclassement : les enfants sont d’autant plus protégés que leur père, ou leur mère, sont diplômés de l’enseignement supé- rieur. Ainsi, les deux tiers des enfants des pères cadres supérieurs deviennent cadres à leur tour lorsque la mère est diplômée du supérieur, contre seulement un tiers pour ceux dont la mère est sans diplôme. La transmission du capital culturel des parents vers les enfants joue ainsi un rôle essentiel dans la dynamique du progrès générationnel. Quelles en sont les conséquences ? Le sociologue Camille Peugny, sortant du vocabulaire mesuré de la sociologie, en dénonce les impacts majeurs : «Au niveau individuel, le déclassement se traduit par une perte de confiance, par une perte de contrôle et par un sentiment de désorientation sociale […]. Mais, au-delà des conséquences identitaires, le déclassement social imprime sa marque sur l’ensemble des interactions au sein de la sphère familiale. En ce domaine, la perte de l’emploi provoquerait des ravages dans la nature des relations entre époux ainsi que dans les rapports entretenus avec les enfants, qui, habitués à être élevés dans les valeurs et l’aisance caractéristiques des classes moyennes ou supérieures, doivent soudain faire face à une réalité très différente.»

Certains sociologues sont allés jusqu’à décrire les « pathologies » du déclassement : divorce, dépression, alcoolisme et tentatives de suicide. Il est vrai que le déclassement peut être vécu sur le mode d’une frustration dont l’importance peut se traduire par une remise en cause de l’ordre établi. Il est, au regard de ses victimes, le signe d’une injustice insupportable les conduisant à dénoncer avec virulence le système scolaire comme l’organisation de la société tout entière. Pour l’anthropologue américaine Katherine Newman, le déclassement serait à l’origine d’une forme d’intolérance d’ordre politique, notamment vis-à-vis des minorités et des immigrants. La famille, dès lors, devient une valeur refuge, joue un rôle d’amortisseur. Si paradoxe il y a, c’est bien ce renforcement des liens familiaux, au plus loin du scénario d’émancipation individualiste, comme le constatent Christian Baudelot et Roger Establet : « Les rapports entre classes d’âge sont au contraire empreints d’affection et de solidarité à l’échelle des familles.» Certains de leurs confrères vont jusqu’à évoquer le « nouvel esprit de famille » qui caractériserait la France d’aujourd’hui.

Extrait de "France, le désarroi d'une jeunesse - 4 propositions pour un nouveau contrat entre générations", de Jean-Hervé Lorenzi, Alain Villemeur et Hélène Xuan, publié aux éditions Eyrolles, mars 2016. 

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