Nouveau record à la baisse du chômage aux États-Unis et pourtant les Américains n’ont pas confiance dans la politique de Joe Biden. Que se passe-t-il ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président des Etats-Unis, Joe Biden, Photo AFP
Le président des Etats-Unis, Joe Biden, Photo AFP
©JOSEPH PREZIOSO / AFP

Déficit de confiance

Les statistiques publiques sur l’état de l’économie passent-elles à coté d’une partie du réel ou les citoyens occidentaux sont-ils de plus en plus myopes ?

Alexis Karklins-Marchay

Alexis Karklins-Marchay

Alexis Karklins-Marchay est chargé d'enseignement en finance à l'ESCP et à l'université de Caroline du Nord (États-Unis). Franco-américain, Alexis Karklins-Marchay est diplômé de Paris-Dauphine. Il est l'auteur de plus d'une centaine d'articles de finance, d'histoire et d'économie ainsi que d'ouvrages de théorie économique et de littérature.

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Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton est actuellement professeur à l'Université catholique de Lille. Il est également auteur de notes et rapports pour le think-tank GénérationLibre.

 

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Atlantico : Le taux de chômage a atteint aux États-Unis son niveau le plus bas depuis mai 1969. Or selon l’institut de sondages Gallop, seulement 35% des Américains ont confiance en Joe Biden. Comment expliquer cette dichotomie ?

Alexis Karklins Marchay : Le fameux sondage en question a été contesté tant sur le plan méthodologique que sur la pertinence de son timing puisque nous sommes à plus de 500 jours de la présidentielle et que la campagne n’a pas encore vraiment commencé, mais le vrai sujet n’est pas là.

Il est certain qu’il y a une forme de défiance d’une partie des citoyens américains vis-à-vis de la présidence. Trois facteurs peuvent l’expliquer : premièrement, les Etats-Unis sont un pays incroyablement polarisé, avec une détestation par principe du camp adverse. Il y a de moins en moins d’élus capables de travailler dans une logique transpartisane. Nous sommes au contraire dans une logique radicale, d’opposition systématique et très violente. Le sens de la « decency » américaine, à savoir d’être capable de reconnaître que le camp d’en face ne fait pas tout mal, n’est clairement plus d’actualité. Deuxièmement, derrière les chiffres du chômage, il y a une question de souveraineté et de puissance qui taraude l’électeur. Les images de l’armée américaine quittant l’Afghanistan ont fait mal. La question de la dette fédérale inquiète également. Le débat sur l’augmentation de son plafond vient de débuter et promet d’être rude. La Chambre des représentants, à majorité républicaine, dit être prête à accepter une nouvelle hausse mais en échange de baisses drastiques des dépenses publiques, mesures que rejettent évidemment le Sénat et la Maison Blanche. Plus généralement, pour une partie des Américains, la souveraineté militaire, diplomatique et financière s’affaiblit et le pays serait sur le déclin. Sur ces questions, Joe Biden leur apparaît comme un président faible. Dernier facteur : l’âge même de Joe Biden, qui aura presque 82 ans l’année prochaine et qui renvoie souvent l’image d’un homme fatigué. Un certain nombre de ses compatriotes s'interrogent sur la capacité de leur président à avoir l’énergie suffisante pour affronter tous les défis de l’Amérique. Quant à la vice-présidente, Kamala Harris, elle n’a pas vraiment « imprimé ». Elle est assez effacée. Si jamais Joe Biden devait être en incapacité d’assumer ses fonctions, les Américains ne voient pas Kamala Harris à la hauteur pour prendre la tête du pays.

En résumé, nous sommes sortis de la logique où l’économie dominait tout, le fameux « it’s economy stupid ! » de James Carville, le conseiller de Bill Clinton en 1992. Le pays est en proie aux doutes, ne se sent pas très bien. L’espérance de vie baisse. La crise des opioïdes est une honte nationale. Le sujet de l’immigration est ultrasensible. La puissance chinoise interroge. En parallèle, les deux camps ne se parlent plus.

Quel est l’état réel de la situation économique américaine ? Derrière les bons chiffres du chômage, y a-t-il une réalité plus contrastée ?

Alexis Karklins Marchay : La situation économique est effectivement complexe à analyser. Le taux de chômage est très bas et l’inflation commence à ralentir sensiblement. Mais la dette fédérale inquiète, avec un niveau historiquement élevé. Le pouvoir d’achat a largement été attaqué en raison de l’inflation. Quant à la remontée des taux, même si elle est a priori stoppée par la banque centrale pour quelques temps, elle a été très intense et rapide. Enfin, les turbulences bancaires récentes ont inquiété les marchés financiers comme les épargnants. Jérôme Powell, le président de la Federal Reserve Bank, a encore récemment souligné qu’une récession n’était pas à exclure dans les prochains mois, même si ce n’est pas le scénario principal.

Comment expliquer la myopie des citoyens face à la réalité de la situation économique ?

Alexis Karklins Marchay :  C’est l’un des effets de ce que j’appelle la théâtrocratie, stade d’évolution de la démocratie où chacun croit détenir la vérité sur tous les sujets, insulte ses opposants et ne respecte plus les institutions. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, chaque camp politique s’affronte, parfois de façon violente, et se montre incapable, voire refuse de trouver un compromis. Le climat actuel est profondément négatif. Tout citoyen se construit son propre éventail d’informations, souvent à partir de réseaux sociaux et de communautés qui ne s‘ouvrent plus aux autres. Il suffit de sélectionner les informations qui vous arrangent ou qui légitiment votre propre diagnostic. Quand vous êtes un soutien du Parti républicain par exemple, vous critiquez systématiquement la politique économique des démocrates en axant votre discours sur la dette, l’inflation ou la menace chinoise pour convaincre vos électeurs que la situation n’est pas bonne.

La défiance constatée aux Etats-Unis existe-t-elle également en France ?

Raul Magni-Berton : Le phénomène que vous décrivez existe également en France. Nous observons, dans l’Hexagone, une baisse régulière de la confiance accordée par les citoyens aux figures politiques et ce depuis le début des années 1990. Ce déficit de confiance frappe tout particulièrement les partis et s’avère indépendant de la situation économique. D’aucuns pourraient penser que, lorsque l’économie prospère, le dirigeant en place en récupère les fruits et inversement quand la situation semble grippée. Bien sûr, cela peut jouer sur le taux de confiance ou de validation accordé par les citoyens au chef de l’Etat. Mais pour cela, encore faut-il pouvoir relier l’activité de ce dernier avec les événements constatés, l’expérience vécue.

Le lien entre un citoyen et son représentant politique, le parti auquel il ou elle adhère (ou pourrait théoriquement adhérer) est donc essentiel. Il faut pouvoir dire en raison de qui la situation s’améliore ou se dégrade.

En France, comme dans le reste de l’Europe, ce lien est relativement coupé. Et pour cause ! Les partis politiques sont de plus en plus indépendants, tant sur les plans financier que électoral. Ils ne dépendent plus autant de leurs sympathisants, leurs militants et même leurs électeurs : l’accès des nouveaux partis à la concurrence électorale est particulièrement complexe, ce qui permet aux mouvements plus anciens de protéger leur pré-carré. C’est là, me semble-t-il, l’une des causes de l’abstention.

C’est aussi cet état de fait qui sert de base à l’argumentaire avancé par celles et ceux estimant que l’on vit désormais en oligarchie.

Comment expliquer une telle défiance de la population à l’encontre des statistiques publiques ? Faut-il penser que les Français ne savent plus lire l’économie, comment s’informer… où le problème vient-il des institutions et des acteurs politiques en eux-mêmes ?

Raul Magni-Berton : La perte de confiance en la statistique publique est une question à part entière, qui diffère pour partie de celle concernant la défiance exprimée à l’encontre des figures politiques. A ma connaissance, elle apparaît moins apparente qu’elle n’a pu l’être par le passé. 

Ceci étant dit, la situation que vous évoquez peut s’expliquer de plusieurs façons : il ne faut pas oublier, en effet, la différence entre les statistiques et l’expérience personnelle que tout un chacun peut faire d’une réalité économique. Les conditions de vie, à certains égards, se sont effectivement dégradées… notamment du côté de l’emploi. Depuis le début de la mondialisation et l’arrivée de nouvelles technologies sur le marché du travail, on observe la réduction du nombre d’emplois dit intermédiaires : la situation se polarise donc beaucoup ; avec un grand nombre d’emplois très qualifiés et pas moins d’emplois très peu qualifiés. 

Ces derniers peuvent observer l’amélioration de la situation, qu’évoquent par ailleurs les statistiques, mais ils ne la vivent pas eux-mêmes.

Une moyenne, qu’elle concerne les revenus ou le taux d’emploi, tend à égaliser les valeurs. Elle est donc forcément très générique, ce qui la rend potentiellement peu représentative. Si l’on décidait de mettre en avant des statistiques moins globales, elles colleraient peut-être davantage à ces réalités que vivent les citoyens.

Nous l’avons évoqué, mais peut-être faut-il y revenir : la mondialisation a engendré un gain financier à échelle mondiale, compensé par une perte de pouvoir. Les grands gagnants de cette situation sont évidemment les pays qui étaient alors en voie de développement. En France, les uns et les autres ont perdu davantage de pouvoir qu’ils n’ont gagné de l’argent. La promesse n’est donc pas nécessairement tenue. 

Peut-on encore, en l’état, reconstruire la confiance en la parole publique ? Dans la mesure où celle-ci a pu être malmenée par la mondialisation, qu’est-ce que cela pourrait impliquer exactement ?

Raul Magni-Berton : La méfiance qu’éprouvent - et expriment ! - les citoyens ne vient pas de rien. Elle vient de l’absence de pouvoir, de prise qu’ils ont sur le système actuel. Dès lors, il apparaît possible de regagner la confiance citoyenne grâce à la mise en place d’un modèle sur lequel ils pèseraient davantage. C’est notamment le cas, me semble-t-il, en Suisse ou au Danemark. Ces pays ont réussi à mettre en place un système où les citoyens disposent d’un certain poids : ils peuvent intervenir sur la législation, accordent une importante place à la politique locale…

Il faudrait donc revoir les institutions, de sorte à permettre aux Françaises et aux Français d’avoir une prise sur les décisions qui pèseront ensuite sur eux.

A quel point les mensonges (et prévisions qui s'avèrent fausses) des dirigeants, sur la mondialisation, sur l'économie, etc. Ont fini par dénaturer le lien de confiance ?

Raul Magni-Berton : Cette question-là ne date pas d’hier : déjà à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale de telles critiques ont pu être soulevées. On reprochait alors à certains politiciens de promettre la Lune, comme on peut encore le faire aujourd’hui. Force est de constater, cependant, que la confiance accordée aux hommes et aux femmes politiques n’était guère très élevée à l’époque aussi. 

Les discours que ces derniers tiennent, cependant, ont tendance à s’assagir ; à s’uniformiser. C’est assez évident sur les questions économiques, lesquelles sont généralement peu abordées puisque nos dirigeants savent le peu de manoeuvre dont ils disposent. Pour ne pas décevoir, mieux vaut se taire, ou parler peu… et se tourner du côté des questions sociétales ; comme cela a pu être le cas avec le mariage pour tous ou la criminalité. Il y a quarante ans, l’économie avait pignon sur rue.

A mon sens, c’est donc moins la question des discours qui explique cette défiance, mais bien celle de la structure partisane et de ses récentes évolutions. N’oublions pas que le nombre de militants de partis politiques est historiquement bas. Quelques générations auparavant, tout le monde connaissait quelqu’un membre d’un parti.

Les fausses prévisions - où, à tout le moins, les précisions erronées - n’ont guère plus d’impact, me semble-t-il… Bien sûr, les citoyens peuvent douter face à l’échec (comme ils l’ont fait aux débuts de la météorologie), mais cela ne les a pas empêchés de respecter des politiques intégralement basées sur la prédiction pendant la crise covid. Les premiers pays touchés n’ont pas nécessairement eu l’occasion d’observer les effets les plus forts de la pandémie avant de se plier aux exigences politiques basées sur un modèle prédictif. Je crois que l’on peut dire qu’une majorité des citoyens ont fait confiance à ces prévisions.

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