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Non, le président américain n'est pas seul à pouvoir déclencher une guerre atomique
©AFP

THE DAILY BEAST

Le commandant en chef des armées n'est pas le seul à devoir garder son sang-froid quand l'apocalypse menace. Le cas du président Kennedy contre le Général LeMay est un avertissement glaçant.

Clive Irving

Clive Irving

Clive Irving est journaliste pour The Daily Beast.

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Copyright The Daily Beast - Clive Irving

La perspective de voir Donald Trump en possession des codes nucléaires est assez effrayante. Le chef des armées doit avoir une tête plus que froide et une personnalité stable. Ce n'est pas suffisant : en cas de crise, il doit également être capable de contrôler les exaltés qui l'entourent. De nos jours, échaudés par le coût en vies humaines et les bilans des récentes guerres, les généraux du Pentagone semblent plutôt modérés. Cependant, en cas d'Armageddon imminent, le président des Etats-Unis ne devrait surtout pas écouter un général, même aguerri et doté d'un grand courage personnel.

L'exemple le plus révélateur est celui du chef d'état-major des forces aériennes et du commandement aérien stratégique, le général Curtis LeMay, lors de la crise des missiles de Cuba en 1962.

En installant secrètement des bases de missiles à Cuba, Nikita Khrouchtchev venait de placer le président John F. Kennedy et son frère, le procureur général Robert Kennedy, dans une situation explosive et imprévisible. La crise s'aggravait, et les Kennedy faisaient partie d'une minorité convaincue qu'une solution diplomatique éviterait une confrontation militaire pouvant facilement dégénérer en une guerre nucléaire.

Les chefs d'état-major, plusieurs généraux et d'anciens hommes d'État réclamaient, eux, des frappes aériennes contre les bases russes à Cuba, suivies d'une invasion avant que les missiles ne soient opérationnels. John Kennedy craignait que la riposte soviétique ne soit, a minima, l'attaque de Berlin-Ouest.

Curtis LeMay était le partisan le plus agressif d'une riposte militaire immédiate. Dans les archives audio de la Maison Blanche, sa défiance envers l'autorité du président Kennedy est flagrante.

"En ce qui concerne la situation militaire, contrairement à vous, je ne pense pas que si nous faisons tomber Cuba, ils feront tomber Berlin", dit le général LeMay. "Le problème de Berlin se posera à nous de toutes les façons. Si nous ne réagissons pas pour Cuba, alors ils pousseront leurs pions sur Berlin et iront vraiment loin parce que nous serons en train de cavaler pendant ce temps-là. Si nous prenons une décision militaire contre Cuba, alors je pense que le...".

"Quelles seront leurs représailles d'après vous ?", demande JFK dans l'enregistrement.

"Je ne pense pas qu'il y en aura si nous leur disons que la situation de Berlin est ce qu'elle a toujours été. S'ils bougent, nous nous battrons. Je ne vois pas d'autre solution que militaire pour le moment. Ce blocus naval est presque aussi mauvais que les accords de Munich", répond Curtis LeMay.

La référence aux accords de Munich pris par la Grande-Bretagne et la France avec Hitler était très mal choisie pour convaincre les frères Kennedy. Leur père, Joseph Kennedy, en avait été un fervent défenseur. Pour lui, à l'époque, l'Amérique n'avait pas à s'engager dans une guerre européenne. Les Kennedy s'en sont tenus à leur conviction que le blocus naval de Cuba qu'ils avaient instauré forcerait Khrouchtchev à reculer. Ce qu'il fit, en dernier ressort, et dans des circonstances déroutantes.

A cette époque, je couvrais la crise depuis New York, où les journaux publiaient des articles sur "Où aller si la guerre nucléaire éclate ?".

"Alors qu'il était difficile d'obtenir des informations sur les mouvements militaires", j'ai écrit plus tard, "des journalistes de Washington furent tirés au sort pour couvrir une mission navale, sans plus de précisions. La rumeur se répandit comme un incendie que John Kennedy avait ordonné le bombardement ciblé des bases".

Aucun des deux côtés américains — ni les frères Kennedy, ni les généraux — ne savait qu'à Cuba les officiers soviétiques qui étaient en possession de 20 missiles nucléaires à moyenne portée avaient l'autorisation exceptionnelle de riposter à une attaque américaine sans consulter Moscou. Les missiles étaient capables d'atteindre de grandes villes américaines, dont Washington.

L'ancien Secrétaire d'Etat Dean Acheson, qui avait été rappelé pour conseiller Kennedy et était en faveur d'une frappe préventive, a plus tard admis que ce fut "par pure chance" qu'une guerre nucléaire fut évitée entre les deux puissances.

Dans l'enregistrement, le comportement et le ton du général LeMay semblent étonnamment familiers. George C. Scott l'a brillamment interprété en 1964 dans le film Docteur Folamour, dans le rôle du général Buck Turgidson, un fanatique de l'armée de l'air mâchant son cigare. Comme Curtis LeMay, il préconisait une riposte nucléaire immédiate à une attaque soviétique : "M. le Président, je ne dis pas que cela ne nous ébouriffera pas les cheveux. Mais je dis qu'il n'y aura pas plus de 10 millions de morts, 20 au maximum".


Le général LeMay était, bien sûr, un rêve pour les caricaturistes. Mais le risque est de n'en voir que le côté caricatural, un général voyou complètement dingue et rien d'autre. En fait, il était le résultat de sa carrière militaire et de la façon dont les époques font parfois d'un homme un acteur incontournable.

L'attachement de Curtis LeMay à l'aviation s'explique : il avait vu à quel point elle était totalement négligée et sous-estimée quand il rejoignit les forces aériennes américaines au début des années 1930. La plupart de ses équipements étaient antiques. Les avions commerciaux étaient plus performants que les avions militaires.

Le général LeMay a réussi sa carrière de pilote après un gigantesque fiasco politique. En 1934, le président Roosevelt, sous l'impulsion de ses conseillers, décida de briser ce qu'ils considéraient comme un monopole des compagnies aériennes sur la livraison du courrier postal. Il ordonna que l'armée de l'air récupère ce service, mais elle n'avait ni les appareils ni les pilotes pour accomplir cette tâche. Le projet s'arrêta au bout de 90 jours après de nombreux accidents, et la mort de 12 pilotes.

Avant que le projet ne soit interrompu, un petit groupe avait été formé pour piloter le premier bombardier moderne de l'armée, le Martin B-10. Ils traversèrent le pays de nuit, de Dayton à Indianapolis et Chicago, aller et retour, inaugurant la nouvelle technologie du "vol en aveugle", c'est-à dire le vol aux instruments durant la totalité du vol, décollages et atterrissages compris.

25 pilotes obtinrent leur accréditation sur le nouveau bombardier. C'étaient les plus habiles en navigation aux instruments dans le monde. Curtis LeMay en faisait partie. Ensuite, lors de ses fréquentes missions, iil se montra exceptionnellement doué, capable de trouver sa cible dans les pires conditions météorologiques.

En 1943, Curtis LeMay était à la tête d'une escadrille de bombardiers basée en Grande-Bretagne avec pour mission de prouver l'efficacité des opérations stratégiques longue distance. Il dirigea 143 bombardiers B17, les "Forteresses volantes", lors d'un raid jusqu'au cœur de l'Allemagne avec pour cible une usine d'avions à Regensburg. Après avoir largué leurs bombes, les B17 ne sont pas retournés à leur base britannique mais ont continué vers l'Afrique du Nord. Le raid a enregistré des pertes minimes.

Le raid sur Regensburg fut une réussite. Une autre flotte de 230 bombardiers envoyée en même temps pour détruire une usine de roulements à billes à Schweinfurt et retourner en Grande-Bretagne fut sévèrement malmenée par l'ennemi et ses tirs antiaériens. Les combats durèrent six heures et 60 avions avec 600 membres d'équipage disparurent.

L'importance des pertes humaines n'avait pas affaibli la confiance de Curtis LeMay dans le bombardement stratégique. Il se trouvait toujours lui-même dans l'avion de tête lors des missions, insistant sur des bombardement rigoureux et précis. Tout en étant de plus en plus sceptiques quant à la doctrine des bombardements de précision car selon lui, attaquer des objectifs prévisibles et défendus en force en Allemagne avait produit un taux de déperdition d'effectifs que les résultats ne justifiaient pas.

Son idée était différente. Les Allemands et les Italiens avaient mis au point le bombardement systématique des villes à l'aveugle, ou tapis de bombes, durant la guerre civile espagnole à la fin des années 1930, qui se faisait avec un nombre relativement réduit de bombardiers relativement primitifs. Les forces aériennes de l'armée américaine étaient sur le point de recevoir un nouveau bombardier Boeing, le B-29, capable de transporter plus de bombes beaucoup plus loin et de voler beaucoup plus haut, au-dessus de la hauteur où la plupart des défenses anti-aériennes peuvent être efficaces.

Alors que la guerre en Europe tirait à sa fin, Curtis LeMay devint commandant dans le Pacifique du "Bomber Command XXI", le commandement des bombardiers, équipé de bombardiers B-29. En mars 1945, il demanda et obtint l'autorisation de bombarder des villes japonaises. Il écrivit dans une lettre : "La destruction des ressources permettant au Japon de se lancer dans la guerre réside dans la compétence de ce commandement". Il ajouta que le bombardement de précision rendait ses équipages vulnérables aux attaques des chasseurs, même si les Japonais ne disposaient que de 500 avions en mauvais état et n'avaient aucun radar efficace pour les opérations de nuit.

Les bombardiers de Curtis LeMay portèrent le plus grand nombre de bombes durant la guerre vers les grands centres industriels japonais. 75 % des bombes étaient incendiaires. Sur les 153 000 tonnes de bombes larguées sur le Japon, 98 000 étaient des bombes incendiaires. Entre mai et août, ces bombes détruisirent 58 villes, faisant des centaines de milliers de victimes.

Deux de ces attaques conventionnelles infligèrent autant de dégâts que chacune des bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki, mais aussi terribles furent-elles, elles ne provoquèrent pas le traumatisme psychologique de la nouvelle arme atomique et n'avaient pas les conséquences à long terme des radiations.

Curtis LeMay acheva la guerre convaincu de la justesse de ses choix.

"Il n'existe pas de civils innocents", disait-il. "Il s'agit de leur gouvernement et vous combattez un peuple, vous ne tentez plus de combattre une armée. Donc, cela ne me dérange pas outre-mesure de tuer les soi-disant passants innocents".

Lorsqu'enfin les Forces aériennes de l'Armée de terre des États-Unis furent libérées de la tutelle de l'armée pour devenir la Force aérienne des États-Unis, la philosophie de la puissance aérienne de Curtis LeMay imprima sa marque la plus durable : la création à la fin des années 1940 et 50 du Strategic Air Command. Ce fut entièrement sa vision personnelle et son fief.

En théorie, le SAC fut la sentinelle qui durant la Guerre froide tint l'Amérique à l'abri de toute attaque nucléaire. Encore une fois avec un Boeing révolutionnaire, le premier bombardier à réaction, le B-47, Curtis LeMay était à la tête d'une flotte de 2 000 bombardiers, transportant des bombes atomiques et de 800 avions-citernes. Ces avions-citernes, également fabriqués par Boeing, servaient au ravitaillement en vol. Ainsi les bombardiers du SAC pouvaient voler en permanence, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, et être instantanément envoyés vers une cible sans perdre du temps à décoller de leurs bases.

Derrière la façade officielle d'une force de dissuasion, à savoir la conviction que la promptitude du SAC dissuaderait toute frappe soviétique, Curtis LeMay pensait que l'Amérique avait fait une erreur fondamentale en ne détruisant pas les Russes par une énorme frappe ("tuer une nation") quand ils étaient faibles. Il déplora, quelques années plus tard, publiquement : "Quand les Russes eurent acquis la bombe atomique (par la connivence et la trahison d'Occidentaux à l'esprit retors) mais sans arsenal, nous aurions pu détruire la Russie complètement sans même nous écorcher un coude".

Voilà le Général LeMay que les frères Kennedy devaient contrôler en 1962. Un commandant dont le point de vue n'avait pas changé depuis qu'il avait bombardé le Japon. Et, malgré son comportement à l'époque, il n'avait pas été congédié.

Mieux : durant la guerre du Vietnam, il a exprimé une opinion qui a refait surface chez certains Républicains cette année : "Ma solution serait de dire aux Vietnamiens du Nord qu'ils devraient redoubler de prudence et cesser leurs agressions ou alors nous allons les renvoyer à l'âge de pierre". On entend Ted Cruz, et non pas Donald Trump, qui promettait un tapis de bombes à Daech et "d'illuminer le désert dans la nuit". Le général Curtis LeMay aurait sans doute approuvé et aurait approuvé cette épitaphe finale : "Je vais vous dire ce qu'est la guerre. Vous devez tuer des gens, et quand vous en aurez tué assez, ils cesseront de se battre".

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