Nobel de la Paix au quartet du dialogue tunisien : la force et les limites d'un prix très occidental<!-- --> | Atlantico.fr
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Wided Bouchamaoui, presidente de l'UTICA, une des organisations du quartet.
Wided Bouchamaoui, presidente de l'UTICA, une des organisations du quartet.
©REUTERS/ Zoubeir Souissi

Manipuler avec précaution

Vendredi 9 octobre, le comité Nobel norvégien a choisi de récompenser le quartet tunisien qui s’est distingué pour "sa contribution décisive dans la construction d’une démocratie pluraliste en Tunisie après la “révolution du jasmin” de 2011".

Jean-François Coustillière

Jean-François Coustillière

Jean-François Coustillière est le fondateur du cabinet de conseil en relation internationale JFC, dédié plus particulièrement aux questions méditerranéennes. Il préside également l'association Euromed-IHEDN.

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Atlantico : Le prix Nobel de la paix 2015 a été décerné à quatre organisations civiles tunisiennes pour leur travail lors de la transition politique. Dans quelle mesure ce quartet tunisien a-t-il contribué à modifier le paysage politique du pays ?

Jean-François Coustillère : A l’été 2013, deux ans après le déclenchement de la Révolte arabe en Tunisie, autrement si mal nommé « Révolte du jasmin », la situation politique et sociale dans le pays est catastrophique : assassinats politiques, accroissement de la corruption, des partis politiques déchirés, insécurité grandissante, défiance à l’égard des institutions, chômage non contrôlé, coût de la vie prohibitif, terrorisme, mouvements sociaux permanents, etc. Les islamistes d’Ennadha sont au pouvoir et ne parviennent pas à juguler la course vers la guerre civile.  L'opposition laïque tente de profiter de la situation, mais elle est désunie et ne représente pas une force d'alternance. Les manifestations devant le parlement se multiplient à Tunis. L’espoir d’une révolution démocratique tunisienne est en panne.

Un quartet composé du syndicat UGTT, de l'organisation patronale Utica, de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH) et de l'Ordre des avocats lance, en octobre 2013,  le fameux "dialogue national". Il s’agit d'organiser des élections législatives permettant de dénouer la crise institutionnelle. Les partis reviennent à la table des négociations. Une feuille de route est adoptée. Ennadha accepte de quitter le pouvoir. Un Premier ministre technocrate est désigné. La loi constitutionnelle, sur laquelle les islamistes  et les séculiers représentés au parlement ne parvenaient pas à s'entendre, est votée. Un système constitutionnel de gouvernement garantissant les droits fondamentaux pour l'ensemble de la population, sans condition de sexe, de convictions politiques (et) de croyances religieuses est mis en place. Des élections législatives sont conduites le 26 octobre 2014.  L'Assemblée des représentants du peuple remplace l'Assemblée constituante. L'élection présidentielle qui suit accorde la victoire au chef de file de Nidaa Tounes, l'actuel président tunisien Béji Caïd Essebsi. La crise est désamorcée.

La Tunisie a ainsi été sortie de la spirale dramatique qui la conduisait inexorablement à la guerre civile grâce à l’initiative  du quartet précité, contribuant à la paix non seulement dans ce pays mais aussi dans la région. Aujourd’hui l’attribution du prix Nobel de la paix à ce quartet récompense cette initiative qui a établi "un processus politique alternatif, pacifique, à un moment où le pays était au bord de la guerre civile"

L’action du quartet a démontré que la société civile pouvait peser sur le déroulement des événements et faire valoir ses priorités. Elle a su désamorcer un conflit –entre partis  islamistes et anti-islamistes– qui menaçait de faire basculer le pays dans le chaos, pour rendre la parole au peuple. Les Tunisiens peuvent s’en féliciter. Pour autant, le paysage politique n’a probablement pas changé et les rapports de force demeurent, tandis que la désunion des composantes laïques est toujours d’actualité. Ces caractéristiques ne sont pas très favorables à un vrai débat démocratique.

Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, a évoqué l'"espoir" porté par cette récompense. Quant à la porte-parole du comité Nobel, elle a justifié le choix du lauréat cette année par sa volonté d’inspirer et de faire perdurer les espoirs et les velléités démocratiques du peuple tunisien. Quelle est l'influence de ce qui s'apparente à une forme de soft-power au sein des pays du Proche ou Moyen-Orient ? Y a-t-il des risques de rejets en Tunisie ?

En décernant ce prix, le comité Nobel a manifestement cherché à soutenir le processus démocratique tunisien, évidemment le plus avancé du monde arabe mais qu’il convient encore de conforter. Il s’adresse aussi sans doute  aux mouvements politiques dans les autres pays arabes en leur affirmant que la société civile peut et doit se prendre en main pour affirmer ses priorités et que cela passe inévitablement par la prise en considération de toutes les composantes de la société. Enfin, il dément la propagande qui consiste à attribuer le Printemps arabe à un complot de l’Occident contre les musulmans et ce faisant sous-entend que les autres conflits dont  souffrent certains pays arabes relèvent au premier chef de responsabilités arabes.

Si la Tunisie a été capable de trouver en elle-même les ressources pour échapper au chaos en faisant appel à sa société civile (des syndicalistes, des juristes, des patrons et des militants politiques), pourquoi Syriens, Egyptiens, Libyens, etc. n’en feraient ils pas de même plutôt que d’attendre des solutions imposées de l’extérieur ?

Les actions de soft power conduites au Proche ou Moyen-Orient par des puissances extérieures me paraissent le plus souvent dangereuses et crisogènes. Elles sont le plus souvent, et très naturellement, motivées par les intérêts de ces puissances. Elles ont peu de chances de viser à l’intérêt des diverses composantes d’un peuple mais plutôt à s’appuyer sur l’une des composantes pour faire valoir les intérêts propres de la puissance concernée aggravant ainsi les tensions intérieures. Les nations n’agissent que très rarement par altruisme... 

En revanche, l’attribution du Nobel de la paix ne relève pas, selon moi,  du soft power car elle est indépendante d’un objectif national. Elle est le fait d’une organisation internationale à vocation universelle qui s’efforce de récompenser des personnes "ayant apporté le plus grand bénéfice à l'humanité". Elle n’est donc pas suspecte de poursuivre la défense d’intérêts propres.

Il n’en reste pas moins que les choix de cette organisation d’inspiration occidentale peuvent être appréciés de diverses manières. Il est évident que pour les Occidentaux, ainsi que pour les non-Occidentaux proches de leurs valeurs, l’attribution de cette distinction est un témoignage de considération et de respect visant à encourager et à promouvoir l’initiative considérée. Cette dernière est cependant dérangeante pour tous ceux qui ambitionnent de développer un autre type de société peu portée sur la démocratie, l’Etat de droit, l’égalité et les droits de l’Homme. 

Jusqu’à aujourd’hui les réactions à cet événement sont unanimement positives tant dans la presse que sur Internet même si certaines se contentent d’un communiqué plus que succinct. On peut redouter que dans les jours à venir des communications soient moins élogieuses et dénoncent l’ingérence, l’instrumentalisation occidentale et la récompense de la soumission au modèle préconisé par les Occidentaux sans égard pour les autres modèles …

Il est à souhaiter que ce risque ait été bien évalué pour que cette fête ne se transforme pas en  un dénigrement collectif qui pourrait raviver les tensions en Tunisie et détruire une partie du splendide travail effectué par le quartet. Il pourrait aussi, en Egypte, Syrie, Libye etc. contribuer à nourrir  les forces du mal qui auraient intérêt à contrebattre l’émergence d’initiatives de la société civile s’inspirant de l’exemple tunisien. La démarche aurait alors été bien contre-productive. En attendant, ne boudons pas notre plaisir ! 

Les intrusions du monde occidental au Proche et Moyen-Orient ont-elles étaient parfois salutaires ?

La question s’adresserait plus utilement à un historien, ce que je ne suis pas. Néanmoins je ne parviens pas à identifier, tout au long des XX et XXIème siècles, une intrusion du monde occidental qui ait été porteuse de paix et de prospérité tant au Proche qu’au Moyen-Orient. 

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